Il examina leurs vêtements loqueteux dans lesquels ils grelottaient.

– Pour commencer, il faut acquérir des capots et des bottes sauvages. J'ai des réserves dans mon magasin de la Basse-Ville. Suivez-moi.

– Laissez-les au moins saluer l'évêque, s'interposa Mlle Bourgeoys.

– Pour quoi faire ? L'évêque n'a pas à s'occuper de mes censitaires. Il aura bien le temps de les voir quand il fera sa tournée épiscopale, pendant l'été.

Il sortit, poussant devant lui son petit troupeau. Mlle Bourgeoys hocha la tête d'un air réprobateur.

– Monsieur de La Porterie n'a pas le droit d'avoir un entrepôt de marchandises en ville. C'est interdit aux seigneurs possesseurs de fiefs de noblesse ou même de fiefs de roture. Mais tout le monde ici, sauf le clergé, fait du commerce. Il est vrai que pour un seigneur le revenu de ses terres lui rapporte à peine un poulet une fois l'an. La dîme des censitaires n'est rien comme vous avez pu l'entendre. Et le seigneur doit s'occuper de l'établissement de ceux qu'il fait venir. Il a de lourdes charges et peu d'aide du Roi pour aider au peuplement de la colonie. Il mourra impécunieux, mais sa seigneurie tout occupée et défrichée. Et il se peut que son fils ait, lui, de bons revenus.

Tout en l'écoutant, Angélique laissait errer son regard sur le décor de la pièce. Il y avait aux murs de belles tapisseries représentant des sujets de la Bible. Les plafonds étaient hauts, ornementés de caissons, et les planchers cirés comme un miroir.

Dans une encoignure, en face, s'érigeait une statue de l'Enfant-Jésus, couronné d'or et vêtu de velours rouge, tenant d'une main un globe surmonté d'une croix. Des tableaux au mur montraient des reproductions de l'Enfant-Jésus au maillot, adoré par les anges, et une autre, en camaïeu, de l'ange offrant Louis XIV nouveau-né à Notre-Dame-de-Lorette.

Une grande statue de saint Joseph portant lui aussi sur son bras le divin enfant se dressait près de la porte.

Mlle Bourgeoys informa Angélique que saint Joseph était le patron de la Nouvelle-France, tandis que l'Enfant-Jésus était plus particulièrement chargé de la protection du Séminaire.

Angélique aurait écouté Marguerite Bourgeoys pendant des heures. Comme à Tadoussac, elle s'apercevait que, lorsqu'elle était en sa compagnie, le temps filait comme le vent. La paix de l'âme de Marguerite était communicative. Elle avait beau faire le récit des « pires ennuis », elle gardait l'âme légère.

– Vous passerez avant nous chez l'évêque, déclara-t-elle tout à coup à Angélique. Certes, il est important que vous voyiez l'évêque, mais vous ne pouvez perdre trop de temps. Vos activités mondaines sont attachantes et vous avez beaucoup à faire. Nous autres, nous pouvons attendre.

Angélique se souvint qu'elle avait en effet rendez-vous avec Joffrey au château Saint-Louis pour y rencontrer le gouverneur, vers l'heure de midi. Elle remercia chaleureusement.

De nouveau, la porte du cabinet de l'évêque s'ouvrit, et, cette fois, ce fut le marquis de Ville d'Avray qui en surgit tel le diable d'une boîte. À demi tourné, il s'adressait au prélat, dont la haute stature, en camail violet, se profilait derrière lui.

– ... Ainsi, Monseigneur, vous voyez que vous n'avez nulle crainte à éprouver quant à la fidélité de nos catéchumènes d'Acadie. À preuve cette moisson de scalps d'Anglais hérétiques que j'ai apportée à Monsieur le Gouverneur et qui traduit l'attachement que ces pauvres sauvages gardent à Dieu et à l’Église que nous leur avons appris à connaître, attachement qu'ils manifestent selon leurs moyens et à leur manière, en allant semer la guerre chez nos ennemis de Nouvelle-Angleterre...

Il mit prestement un genou à terre pour baiser l'anneau de l'évêque, et s'éloigna traversant le parloir d'un talon assuré sans apercevoir Angélique.

Celle-ci se jeta sur ses pas et le héla du haut de l'escalier qu'il avait déjà descendu de moitié.

– Monsieur de Ville d'Avray !...

Il se retourna et, en l'apercevant, son visage s'illumina.

– Oh ! Très chère !...

Elle ne le laissa pas poursuivre son élan.

– Que racontiez-vous à l'évêque ? Des scalps d'Anglais ? Prendriez-vous à votre compte le coffre que le baron de Saint-Castine a fait envoyer à Québec afin de témoigner de son zèle auprès des autorités...

– Pourquoi pas ? dit-il, avec un sourire enjôleur.

– Que nenni ! Je ne vous laisserai pas accréditer ce bruit. Bien que cette marchandise me répugne, je me chargerai d'en faire connaître la provenance. Il ne manquerait plus que vous vous en adjugiez tout l'avantage alors que notre pauvre Saint-Castine va se faire blâmer, et peut-être déplacer, pour n'avoir pas soutenu la campagne guerrière du Père d'Orgeval10.

Voyant qu'elle ne plaisantait pas, le marquis se rebiffa.

– Toutes les têtes d'Acadie m'appartiennent, assura-t-il avec superbe.

– C'est ce que nous verrons. Je vais avertir les soutiers du Gouldsboro de vous refuser ce coffre si vous le demandez.

– Je l'ai déjà...

Après un échange de paroles assez vives, Ville d'Avray s'en alla fâché.

Retournant au parloir, Angélique s'aperçut que cette altercation lui avait fait perdre le tour généreusement cédé par Mlle Bourgeoys. Celle-ci et ses filles avaient été introduites près de l'évêque.

L'angélus annonçait midi. Les autres personnes attendant se dressèrent pour réciter en commun la prière de la salutation à la Vierge

L'Ange a annoncé à Marie


Et elle a conçu par


L'opération du Saint-Esprit...

Un clerc vint avertir Mme de Peyrac des regrets de Monseigneur de Laval, qui devait, après l'audience en cours, aller prendre une légère collation. Il attendrait Mme de Peyrac dès le début de l'après-midi.

Angélique se précipita dehors. Elle ne voulait pour rien au monde manquer son rendez-vous avec Jorfrey chez le gouverneur.

Sur la place elle hésita. Chaise à porteurs ? Carrosse ? Qu'est-ce qui valait le mieux ?

Prendre ses jambes à son cou. Lorsqu'on était pressé à Québec, cela réclamait moins de temps que de racoler valets et cochers.

Elle atteignit promptement le château Saint-Louis et, dès le vestibule, elle aperçut Joffrey en grande conversation avec une charmante brunette aux yeux noirs, Bérengère-Aimée de La Vaudière, l'épouse du procureur Noël Tardieu.

Celle-ci s'était fait remarquer le jour de son arrivée par sa grâce aimable. Sa famille, de haut lignage, était originaire de Tarbes. Les dames et gentilshommes s'apprêtaient à partager le repas du gouverneur. En l'attendant les conversations avaient pour sujet le ravissement dans lequel avaient été plongées ces dames qui la veille avaient reçu des mains du plénipotentiaire de M. de Peyrac qui un bijou, qui un objet de piété, une miniature ou un colifichet.

Bérengère de La Vaudière en avait les larmes aux yeux, ce qui les rendait plus brillants encore et plus noirs.

Toutes, dans l'ensemble, levaient sur Joffrey un regard extasié. Il se défendait, en souriant, de n'avoir eu que le geste naturel de remercier tant de charmantes personnes de leur aimable accueil.

Angélique qui arrivait les joues roses de la course répondit distraitement aux salutations et se jeta vers Joffrey. Il lui semblait qu'il y avait trop longtemps qu'elle ne l'avait vu.

– Mais, que devenez-vous ? lui demanda-t-elle, tourmentée de l'envie irrésistible de l'embrasser et de le serrer sur son cœur.

– Et vous-même, Madame ?

– J'ai rendu visite à l'évêque.

– Comment l'entrevue s'est-elle déroulée ?

Angélique reconnut qu'elle avait passé une matinée passionnante avec Marguerite Bourgeoys, mais qu'elle n'avait pas encore vu l'évêque.

M. de Frontenac arrivant baisa les deux mains d'Angélique, l'une après l'autre, et la fit asseoir à sa droite. Mme de Castel-Morgeat était à sa gauche. Elle avait le visage tuméfié et personne n'osait la regarder.

Après le repas, le gouverneur proposa une promenade en son jardin qui était situé un peu plus haut, sur le revers du Mont-Carmel.

Angélique abandonna la compagnie, elle voulait en terminer avec l'évêque.

*****

Monseigneur de Laval ressemblait à Bossuet. Le pasteur de la Nouvelle-France avait sa stature robuste, l'abord direct, l'intelligence prompte, alimentée par une culture que l'on sentait vaste et diverse.

Une fine moustache à peine esquissée, une virgule de poils entre lèvre et menton soulignaient la bouche belle et autoritaire. Le nez busqué, le front haut sous sa calotte épiscopale auraient pu lui donner un air de domination si les paupières un peu tombantes n'eussent atténué l'éclat des yeux, leur communiquant un regard songeur et bienveillant.

Comme le grand aumônier de la Cour, il montrait à la fois de la simplicité et de la grandeur. Cette ressemblance joua pour aider Angélique à se trouver de plain-pied avec son auguste interlocuteur.

Elle fut sur le point de parler la première, mais comme l'évêque au même moment se décidait elle se retint et il fit de même. Ils sourirent.

Angélique exprima alors l'admiration que lui avaient inspirée la cathédrale et la pompe des cérémonies. L'évêque ne cacha pas que ces propos lui étaient agréables. On avait toujours vu grand à Québec. Lorsqu'il était arrivé en son diocèse, Québec ne comptait que quatre-vingt familles, à peine six cents personnes. Mais déjà les jésuites avaient donné aux manifestations de la piété et du culte cette tournure élevée dont toute la mentalité du pays se trouvait imprégnée.

Gràce à leurs soins et à ceux des ursulines, la génération, grandie au pays, savait lire, écrire, chanter le latin. Cette base de choix assez inhabituelle l'avait encouragé à créer le grand et le petit Séminaire afin d'assurer la formation de jeunes clercs parmi les enfants du pays. Il fallait les détourner de la désastreuse vocation de courir les bois dès l'âge de quinze ans.

Il laissa entendre qu'il était bien nécessaire aux colons de la Nouvelle-France d'avoir un pasteur dans les formes ecclésiastiques connues d'épiscopat, car les jésuite étaient surtout des missionnaires s'intéressant aux Indiens et les premiers colons n'étaient pas vraiment tenus en main avec assez de rigueur. Les jésuites pensaient plus à la conquête des âmes des Indiens qu'à maintenir dans l'obéissance celles de leurs compatriotes... Ils enrôlaient tout le monde dans leurs expéditions alors qu'un humble chrétien doit rester à l'ombre de son clocher et sous la houlette de son pasteur afin de pouvoir jouir de l'aide des sacrements, sans lesquels il sombre dans toutes les tentations dont celle du paganisme le guettait sans relâche sous ces cieux.

Cette introduction parut à Angélique l'encourager à parler de la Mère Madeleine. Le visage de l'évêque devint plus grave. Mais Angélique avait compris qu'il s'était déclaré contre le Père d'Orgeval, ce qui l'obligeait à l'aider, elle.

– L'affaire est d'importance. Elle a soulevé tant de passions.

– Raison de plus pour en finir tout à fait en rassurant sur mon compte, par l'avis de la Mère Madeleine ceux qui auraient encore des doutes.

– Vous semblez bien assurée que celui-ci vous sera favorable ?

– Vous voulez dire : assurée qu'elle ne me prendra pas pour une démone ? Oui, je le suis, si cette religieuse est honnête... Et vous l'êtes aussi, Monseigneur. Sinon, vous ne m'auriez pas reçue.

L'évêque eut un petit sourire, mais se rembrunit aussitôt.

– Hélas ! soupira-t-il.

– Que voulez-vous dire ? interrogea Angélique alarmée.

– Il vous faudra attendre. À vrai dire, j'aurais aimé répondre sans tarder à votre supplique. Il se trouve que cette démarche de votre part me plaît. Mais un incident pénible, plus dramatique va vous obliger à y surseoir. Avant-hier, la nuit même de votre arrivée, on a dérobé, chez les dames ursulines, une boîte d'hosties.

Sur le moment Angélique ne vit pas en quoi cela empêcherait son entrevue et pourquoi il laissait tomber ces mots d'une voix si lugubre. Puis par intuition, se souvenant de la conversation qu'elle avait eue, la veille, avec le maître d'hôtel Tissot, elle comprit les raisons profondes du souci de l'évêque.

– Craindriez-vous, Monseigneur, que ces hosties n'aient été volées en vue d'être utilisées pour des opérations magiques ?

– C'est toujours en ce dessein que les hosties sont dérobées, fit tristement l'évêque.

– Mais à Québec, Monseigneur, est-ce possible ? C'est une terre neuve, dévote, austère... l'emprise de mœurs si corrompues ne peut s'y répandre.

– Hélas ! répéta l'évêque. Les temps ne sont plus les mêmes. Autrefois, dans ce pays, le vice était quasiment inconnu. On n'y vivait que de piété et de religion, d'accord et de charité. Mais les parjures et la fourberie des marchands l'ont emporté sur la droiture et la sincérité des missionnaires. On y reçoit aussi trop de brebis galeuses, de personnes scandaleuses...