C'était sur ses indications que le comte de Peyrac avait décidé du choix de ses présents lorsqu'il en avait fait le tri sur la plage de Tidmagouche. Il fallait croire qu'il avait comblé les vœux de chacun et surtout de chacune car les rumeurs les plus enthousiastes circulaient à ce sujet. Seule, Mme de Castel-Morgeat n'avait pas reçu le délicieux bibelot d'or et d'émeraude prévu pour elle.

Où était-elle en ce moment, Sabine de Castel-Morgeat ? Elle devait se terrer là-haut dans son appartement du château Saint-Louis, tout en songeant que sa propre demeure bâillait à ciel ouvert et que ceux qu'elle avait voulu repousser à coups de canon siégeaient victorieux dans la salle du Conseil.

Avant d'ouvrir la séance, le gouverneur pria l'évêque de la bénir d'une courte prière. Lui-même requit de saint Joseph la bonté de les éclairer avec sagesse dans leurs délibérations. Lorsque l'on eut répondu trois fois : « Priez pour nous », à l'invocation : saint Joseph, patron de la Nouvelle-France, tout le monde se rassit.

Chapitre 25


L'on savait que l'objet de la réunion de ce Conseil extraordinaire était d'envisager tout ce qui concernait la présence de M. de Peyrac et de ses troupes dans la ville. Ce serait l'occasion de faire le point sur la façon dont avaient tourné les événements et d'en réexaminer différents aspects que l'on n'avait pu qu'effleurer lors de l'assemblée nocturne du premier soir. Chacun avait rédigé un exposé et supputait ses possibilités d'intervention, mais personne ne s'attendait à l'attaque du procureur Tardieu et à la nature de ses revendications, et l'on dut reconnaître que s'il avait voulu étonner son monde il y avait pleinement réussi.

Le jeune Tardieu de La Vaudière, sur le ton autoritaire qu'il affectionnait, s'éleva contre l'action frauduleuse qui consistait à introduire en Nouvelle-France des marchandises étrangères et de les mettre en circulation sans en avoir auparavant acquitté les taxes de douane.

– Quelles marchandises ? s'informa l'intendant.

– De toutes sortes.

– Mais encore ?

Noël Tardieu fit signe à son greffier de lui passer un long mémoire couvert d'écritures qu'il lut à toute allure, avec des gestes de la main qui signifiaient : ma foi, qu'il en passait... Il y en avait tant.

– ... Tableaux religieux de belle facture. Ornements d'église, objets du culte, objets d'or, d'argent, d'ivoire, de vermeil, pierres précieuses, étoffes, soieries, velours, tapisseries, émaux, nacres, objets de science où entraient ébène et palissandre, marbre de Carrare, etc. Il en passait : parfums, tabac de Virginie et du Maryland, vins et spiritueux de différentes provenances, etc... etc. Marchandises doublement taxées non seulement comme étrangères, mais aussi comme marchandises de luxe. En première approximation, il estimait qu'il y avait là une somme importante dont le manque à gagner, pour la colonie, ne pouvait être passé sous silence. Certains objets exigeraient d'être expertisés avec soin, telle la châsse de vermeil, par exemple, car pour estimer sa valeur il faudrait savoir si elle portait un poinçon d'origine ou non.

– Mais il s'agit de présents, s'écria Monseigneur de Laval, offusqué lui-même de telles prétentions.

– Pardon, de marchandises, ne craignit pas de rectifier le jeune procureur.

– Ne comptez-vous pas les munitions ? ironisa Ville d'Avray. Les deux boulets étrangers qui sont allés se ficher dans le mur de Monsieur de Castel-Morgeat ?

– Je ne compte pas les munitions, riposta l'autre... Mais, un navire, oui... ce qui n'est pas négligeable... Le vôtre, Monsieur de Ville d'Avray.

Et comme le marquis en perdait parole :

– ... Ne vous ai-je pas entendu dire que l'un des navires qui mouillaient dans la baie vous appartenait, un cadeau que vous aurait fait Monsieur de Peyrac ?

Ville d'Avray devint rouge d'indignation. Pendant quelques instants, Noël Tardieu de La Vaudière put pérorer à son aise et faire résonner les voûtes à caissons de la grande salle du château Saint-Louis de sa voix sonore et bien posée, son réquisitoire ayant eu la vertu de clore la bouche de toutes les personnes présentes.

L'évêque, déconcerté, se demandait s'il n'y avait pas atteinte à l’Église ou à sa personne par cette application par trop consciencieuse des lois temporelles.

Frontenac ne trouvait rien à dire. Depuis qu'il l'avait vu débarquer au Canada, ce jeune administrateur plein de promesses ne cessait de l'inquiéter autant que de le stupéfier.

Les marchands assombris méditaient sur les difficultés qu'ils avaient déjà connues et qu'ils ne manqueraient pas de connaître encore avec un procureur fiscal aussi retors que fanatique.

– Mais ce navire m'a été donné en échange de mon pauvre Asmodée coulé par les bandits, éclata enfin Ville d'Avray ayant retrouvé son souffle. Prenez garde ! Si vous me cherchez noise je réclamerai le dédommagement de ce que j'ai perdu au service du Roi. Et faites-moi confiance ! Cela dépassera de loin ce que vous essayez de m'arracher comme taxes, espèce de vautour...

– Voulez-vous insinuer qu'il s'agit d'une prise de guerre ? interrogea l'intraitable, avançant une lèvre dédaigneuse.

– Prise de guerre ! s'exclama Basile en tapant des deux mains sur la table.

Depuis le début de l'altercation, il était demeuré songeur, se caressant le menton et examinant Noël Tardieu de La Vaudière comme il l'aurait fait d'un animal inconnu, mais dont il faut absolument comprendre les mobiles afin de le rendre moins dangereux si possible et de le réduire au silence.

– Prise de guerre ! Voilà la solution mon garçon, reprit-il en posant la main sur le bras du procureur qui n'apprécia guère la familiarité, me tromperais-je en supposant que vous êtes moins préoccupé de percevoir ces taxes pour les engloutir dans les caisses de l'État, que de trouver une justification à l'entrée libre de ces marchandises sans qu'on puisse en haut lieu vous accuser de négligence, voire de collusion avec les fraudeurs ? Votre position n'est pas toujours facile et nous ne vous en voulons pas. Nous savons que vous êtes comme nous tous et que vous ne tenez pas tellement à prélever une taxe sur la ravissante montre d'or et d'émaux dont votre épouse se glorifie depuis hier, se rangeant ainsi parmi les coupables. Votre remarque à propos du navire de Monsieur de Ville d'Avray prouve que vous êtes sur le chemin d'un compromis satisfaisant pour tous. Les prises de guerre considérées comme butin ne payent pas de taxes...

Ville d'Avray, ayant compris l'intention de l'homme d'affaires, se lança dans un récit dramatique, tendant à démontrer avec feu combien son navire avait été conquis de haute lutte sur d'horribles pirates. Il parlait avec conviction. Les événements tragiques de l'été n'étaient pas si lointains. « Peu s'en est fallu que j'y laisse ma vie... » ce qui était vrai. En tout cas, il y avait perdu son navire l'Asmodée. Il commença de brosser un sombre tableau de la situation dans la Baie Française11 infestée d'Anglais et de pirates de toutes nations. Mais les affaires d'Acadie ennuyaient Frontenac...

– En ce qui concerne votre gouvernement d'Acadie, nous aurons une session spéciale, dit-il à Ville d'Avray. Aujourd'hui, notre propos est d'ouvrir les pourparlers avec Monsieur de Peyrac et nous nous perdons en billevesées. Monsieur de La Vaudière, statuez je vous prie, et je vous conseillerai de le faire dans le sens proposé par Monsieur Basile qui me semble concilier votre juste désir de vous dégager de toutes responsabilités et la courtoisie que vous nous devez et qui doit régner entre nous. Nous garderons nos cadeaux : prise de guerre.

– Alors ce bâtiment m'appartient sans contestation possible ? s'assura M. de Ville d'Avray.

– En toute propriété.

Dans le soulagement qui suivit, l'intendant Carlon eut une phrase malheureuse. À Ville d'Avray qui commençait l'énumération des travaux qu'il comptait entreprendre pour embellir sa « prise de guerre », il lança, pince-sans-rire :

– Commencez donc par l'exorciser, votre navire...

– Pourquoi l'exorciser ? s'informa Monseigneur de Laval surpris.

Jean Carlon se mordit la langue. Ramené par l'évocation du navire aux événements diaboliques dont il avait été, bien malgré lui le témoin, il avait parlé sans réfléchir. Il s'en tira avec un « je plaisantais » qui surprit plus encore car il passait pour un esprit austère et l'on n'avait pas l'habitude de le voir plaisanter. Le marquis le rattrapa, expliquant que le navire avait été monté par un équipage de forbans, certainement mécréants.

L'évêque s'empara du prétexte pour faire au Grand Conseil une communication qui lui tenait à cœur, depuis la veille. Il fit remarquer que de plus en plus, au cours des années, il arrivait en Nouvelle-France de la canaille de l'un et l'autre sexe et elle causait maints scandales : impuretés, viols, larcins, meurtres, actes de magie et de sorcellerie. Une forte armature religieuse était la meilleure défense contre ces dangers. Néanmoins, pour plus de sûreté, l'évêque avait décidé de procéder, cette année, à l'ordination d'un exorciste.

Les trois premiers conseillers, qui étaient gens dévots, approuvèrent. M. de Frontenac, mécontent, se disait que l'évêque aurait bien pu attendre d'être en chaire dimanche, pour faire son annonce. Mais, le prévenant, Monseigneur de Laval exposa qu'il avait jugé préférable d'avertir auparavant le Grand Conseil de son projet. Il tenait aussi à parler devant M. de Peyrac afin que celui-ci ne se crût point visé, lui et sa compagnie, devant une décision qui aurait dû être prise depuis longtemps par les autorités ecclésiastiques. Mais le mal était une lèpre qui se répandait insidieusement. On avait beau se montrer vigilants, il vous prenait parfois de vitesse. Sous des apparences honorables, des personnes, soumises aux modes nocives et dépravées du temps, débarquaient à Québec et en transformaient sournoisement l'esprit. Il fallait opposer aux influences délétères, les armes traditionnelles destinées à les combattre.

Il remercia Monseigneur de Laval de sa civilité. Il se portait garant que tous les hommes sous sa bannière respecteraient les lois civiles et religieuses. S'ils les outrepassaient, ils en seraient punis avec la même sévérité qu'à bord de leurs navires.

L'évêque conclut en avertissant que la cérémonie d'ordination de l'exorciste aurait lieu le samedi des quatre-temps de l'Avent, jour réservé à l'ordination des « minorés », c'est-à-dire des quatre ordres mineurs attachés au service de la cathédrale.

– Eh bien ! Parlons tout de suite de Madame de Maudribourg, décida Frontenac, sans deviner le trouble dans lequel son intervention abrupte jetait quelques-unes des personnes présentes, accélérant les battements de leur cœur.

Il avait parlé sans intention, l'enchaînement de sa pensée l'ayant conduit du bateau de Ville d'Avray à celui perdu corps et biens de Mme de Maudribourg qui s'était noyée en lui laissant tout un lot de filles à marier sur les bras.

Insensible à l'émotion qu'il avait involontairement provoquée par ce « coq-à-l'âne » il poursuivait :

– Que s'est-il passé ? Où... quand a eu lieu le naufrage de son bâtiment ? Le ?...

La Licorne, dit M. Gaubert de La Melloise.

– Vous êtes au courant ? demanda Frontenac.

– Je suis au courant dans la mesure où la venue de ce bateau frété par une dame bienfaitrice riche et pieuse, la duchesse de Maudribourg, m'avait été annoncée pour l'automne et recommandée par des personnes en vue de la Compagnie du Saint-Sacrement, qui nous priaient, Messieurs de Longchamp, de Varange et moi-même, de nous occuper de son établissement à Québec. Je ne sais rien de plus.

Ainsi Ambroisine avait prévu de se rendre à Québec, une fois accomplie sa mission dévastatrice en Acadie. Elle trouvait toujours des hommes prêts à mettre fortune et navires à ses pieds.

– Alors ? interrogeait le gouverneur avec un regard à la ronde.

L'intendant Carlon prit la parole avec sang-froid. Il dit comment, durant sa tournée d'inspection en Acadie, il avait rencontré le comte et la comtesse de Peyrac qui s'apprêtaient à mettre la voile pour Québec. Ils venaient de recueillir les seules rescapées du naufrage deLa Licorne perdu corps et biens.

– Je fus témoin du dénuement de ces malheureuses. Leur sort dépendait uniquement de la société constituée par leur bienfaitrice, Madame de Maudribourg. La disparition de celle-ci, du navire, des cassettes, chartes et pièces de contrats, les laissait dépourvues. Elles se disaient « Filles du Roy »...

– Il doit bien y avoir un moyen de savoir quels étaient les commanditaires et associés de Madame de Maudribourg en France...