Ce qui avait frappé Angélique au cours d'une matinée qui ne manquait pas d'intérêt, c'était l'autorité unique que chacun de ces messieurs prétendait exercer. Le gouverneur ? L'intendant ? L'évêque ? Basile, l'éminence grise ? Les jésuites, dans l'ombre ? Le procureur royal ? Le commis ?
– Qui règne ici ? demanda-t-elle à Joffrey.
– Ils règnent tous..., répondit-il.
Chapitre 27
Angélique retourna voir La Polak et lui raconta sa visite à l'évêque. Il lui fallait se choisir une dévotion.
– Choisis le Père éternel ! conseilla l'autre.
– Comme la Mère Marie de l'Incarnation des ursulines.
– Non ! comme tous les argotiers de Paris. As-tu oublié ?... La statue du Père éternel au coin de la rue de la Pierre-aux-Bœufs, dans le faubourg Saint-Denis. Qu'est-ce qu'on lui faisait comme prières à celui-là ! Ha ! Ha ! Ha ! Des blasphèmes et des malédictions...
Après s'être esclaffée bruyamment, elle se signa et redevint sérieuse.
– ... Faut pas rire de ces choses-là. Non, terminé ! Que Dieu me pardonne ! Le passé est effacé. Je me suis confessée assez souvent. Je ne veux pas griller en enfer, moi.
Angélique, par instants, était saisie de stupeur. Elle ne parvenait pas à croire qu'elle parlait à la Polak et qu'elle avait vécu avec elle tant de choses terribles.
Elle demanda quand elle pourrait connaître l'actif Gonfarel dont le renom lui revenait de tous côtés.
Elles en étaient là de leur conversation, lorsqu'une rumeur, sur le port, les attira au seuil de l'auberge.
Les gens se rassemblant peu à peu se montraient du doigt traversant le plan d'eau de Québec de grosses barges qui, par des filins, traînaient derrière elles un navire démâté qui donnait de la gîte et paraissait à chaque instant sur le point de s'engloutir sous les eaux.
– Mais c'est le Saint-Jean-Baptiste, s'écria Janine Gonfarel.
– On va le couler, dit quelqu'un.
Comme l'éclair, une pensée consternante traversa l'esprit d'Angélique : et l'ours, mister Willoagby, qui est à bord !
Dans l'entrepont du bateau échoué, l'ours savant d'Élie Kempton s'était endormi de son sommeil hivernal et voici qu'on emmenait au large, pour la couler, l'épave qui lui servait de refuge.
Ainsi que la Polak à ses côtés, mais pour une autre raison, elle demeura tout d'abord sans voix.
Puis la patrone du Navire de France se mit à invectiver les personnes alentour, les adjurant d'empêcher cela. De ses phrases sans suite d'indignation et de désespoir, il ressortit que son mari et elle étaient propriétaires, en partie, du Saint-Jean-Baptiste, que c'était une fortune qui allait disparaître, qu'ils seraient ruinés...
Janine Gonfarel arracha son bonnet à coques, courut vers la grève en faisant de vains signaux. Parmi les curieux assemblés, les uns ricanaient, les autres hochaient la tête, peu compatissaient.
– C'est un navire qui a la peste, disait-on.
– C'est un navire qui m'appartient, rétorquait Janine Gonfarel.
– On a décidé de le couler.
– Qui « on » ? Quel est l'enfant de putain qui m'a mijoté ce mauvais coup ? C'est le procureur, j'en suis sûre... Ou bien le major... Non, c'est Le Bachoys... Bien sa façon... Et le jésuite qui n'est pas là... Marquise, fais quelque chose, je t'en prie, dit-elle à mi-voix en se rapprochant de son amie. Je ne peux aller au gouverneur. Mais si ton « balafré » voulait intervenir ? Il les a tous déjà dans la main. On ne peut pas laisser faire ça.
– Oui, tu as raison. On ne peut pas laisser faire ça, répéta Angélique, franchement consternée.
Elle regardait autour d'elle cherchant quelqu'un pour l'aider. Par chance, elle aperçut une grosse chaloupe qui abordait au rivage de l'anse du Cul-de-Sac, montée par des hommes du Gouldsboro que commandait le quartier-maître Vanneau. Elle se hâta à leur rencontre. Ils venaient du Cap Rouge. Vanneau put lui dire que le comte de Peyrac devait se trouver en ville.
– Je vais essayer de le joindre, dit-elle à Vanneau, mais, en attendant, faites votre possible pour stopper le convoi qui emmène le Saint-Jean-Baptiste sur les grands fonds pour le couler.
Elle le supplia d'envoyer aussitôt une fusée et des signaux pour qu'ils mettent en panne. Puis de faire force rames jusqu'à eux, quitte à promettre des récompenses, pour les convaincre d'attendre le contrordre.
– Gagnez du temps ! Quels que soient ceux qui ont donné cet ordre, y compris le gouverneur lui-même, je prends la responsabilité de le suspendre, c'est un malentendu.
Elle allait courir jusqu'au manoir de Montigny qui lui parut désespérément loin, sans être certaine pour autant de trouver son mari.
Après avoir vu la chaloupe repartir sous l'impulsion de ses six rameurs et avoir jeté à la Polak quelques mots d'encouragement, elle s'élança à travers les rues et entama la Côte de la Montagne. Elle cherchait des yeux si elle n'apercevait pas Piksarett qui, avec ses longues jambes, lui aurait été fort précieux.
Un carrosse se hissant non sans peine arriva derrière elle, puis parvint à sa hauteur. La côte était si rude que les deux chevaux avançaient gagnant à chaque pas une distance infime. Il fallait prendre son temps quand on montait la côte de la Montagne. Le cocher dodelinait du chef. L'équipage tanguait au gré des cailloux rencontrés. C'était un fort bel équipage, avec un chiffre marqué sur la portière et des rideaux de satin à franges dorées.
Comme l'équipage la dépassait, le joli visage de Bérengère-Aimée Tardieu de La Vaudière s'encadra entre les franges des rideaux.
– Madame, que se passe-t-il ? Vous paraissez anxieuse.
– Je suis à la recherche de mon mari, lança Angélique qui se reprocha aussitôt de paraître anxieuse, ce qui la rendait ridicule.
Elle s'imagina, à tort ou à raison, qu'elle voyait une lueur d'amusement briller dans les yeux de la sémillante personne.
– Monsieur de Peyrac ? J'ai quelque idée du lieu où le trouver, fit-elle d'un air important. Montez donc...
Déjà le laquais avait sauté à terre et ouvrait la portière devant Angélique qui prit place. L'attelage repartit avec un gémissement de tous ses essieux. Les sabots des chevaux patinaient sur les cailloux.
Mme de La Vaudière regardait Angélique du coin de l'œil et ne dissimulait pas la satisfaction qu'elle éprouvait à la voir de plus près. De son côté, Angélique se félicitait de l'occasion qui lui était donnée de pouvoir jeter sur elle un regard critique. C'était décidément une charmante personne, plus jolie que belle, avec de l'entrain, un mouvement de tête un peu frondeur, qui laissait deviner que la vie ne l'intimidait point et qu'elle lui avait déjà lancé son défi.
Elle mettait une certaine affectation à réclamer qu'on lui donnât en entier son patronyme de Bérengère-Aimée. Elle avait un rire perlé qu'elle employait un peu à tort et à travers. C'était un genre mais qui décontenançait. L'on n'osait pas parler de sujets sérieux devant elle, de peur de les voir, d'un éclat de rire, tournés en badinage. Ce qui donnait certes de la légèreté aux réunions où elle se trouvait. En revanche, elle avait l'art de questionner. Le carrosse n'avait pas encore dépassé la palissade du petit cimetière qui se trouvait à mi-chemin de la Côte de la Montagne, qu'Angélique se retrouva lui ayant déjà expliqué pourquoi il lui fallait trouver d'urgence son mari, afin d'éviter que le Saint-Jean-Baptiste ne fût coulé. Mais pourquoi tenait-elle donc tant à ce qu'on ne le coulât pas ? s'étonna Bérengère. C'est que Janine Gonfarel en serait désespérée, étant propriétaire du navire. Mme de La Vaudière s'étonnait plus encore :
– Que trouvez-vous à cette femme ? Elle est d'un vulgaire !
Elle avait une façon d'arquer ses fins sourcils et d'arrondir ses yeux sombres et candides qui entraînait à lui fournir des explications plus complètes afin de ne point passer pour sotte, ou naïve, ou affligée d'un goût médiocre.
Angélique eut toutes les peines du monde à garder son secret et à dissimuler les affres que lui inspirait le sort de mister Willoagby. Elle réussit à demeurer évasive, se bornant à répéter qu'il fallait que M. de Peyrac fût mis instantanément au courant.
– Il le sera, ne craignez rien, rassura l'autre d'un ton protecteur. Mais il faut avouer que notre cher comte n'est pas de ces personnages qu'on peut être assuré de trouver au logis. Tant s'en faut. On l'accuserait plutôt d'avoir le don d'ubiquité. Pour le rencontrer, je ne cesse de tourner comme une girouette. On me dit : Il est là. J'y cours. Il est déjà ailleurs.
Angélique notait qu'en moins de trois jours, Joffrey était devenu pour ces dames « notre cher comte » et que – naïveté ou bravade – Madame le Procureur ne dissimulait pas qu'elle courait après lui.
– ... Votre époux est un homme d'une telle galanterie. Regardez la montre que j'ai reçue de lui.
Elle tenait à deux doigts le bijou qui était retenu à son cou par un ruban de velours noir et qui reposait à la naissance de ses seins, soutenus très haut par le buse de son corsage. Une mince écharpe de linon n'en laissait pas ignorer les rondeurs.
Tout en parlant, la jeune femme surveillait les passants qui allaient et venaient par le chemin escarpé. Elle poussa une exclamation.
– Ah ! Voici quelqu'un qui va nous renseigner à coup sûr.
À son appel surgit dans l'entrebâillement des rideaux, comme d'une boîte à ressorts, la face de l'Indien esclave de Mme de Mercouville sur la joue droite duquel la marque de la fleur de lys laissait une cicatrice noirâtre et boursouflée, tirant un coin de sa bouche et lui donnant toujours l'air de rire.
– Ce garçon sait tout sur chacun, glissa Mme de La Vaudière, mais il est très lunatique. Il faut savoir le prendre.
Elle dialogua avec lui. Angélique comprenait mal l'accent de l'Indien qui s'exprimait en français, la seule langue dont il pût user à Québec pour se faire entendre.
Après un échange de questions et de réponses inintelligibles, l'Indien grimpa à côté du cocher. Mme de La Vaudière prenait un air entendu et faisait signe à Angélique de ne pas se décourager.
Elle occupa le reste du trajet à l'instruire sur le statut des Panis qui étaient les seuls Indiens en Nouvelle-France à être esclaves. Ils venaient de régions inexplorées, au-delà des Mers Douces. Les Indiens qui les faisaient prisonniers les revendaient aux Blancs.
Angélique écoutait d'une oreille distraite et, songeant à mister Willoagby, retenait son impatience.
Par la rue de la Fabrique, le carrosse débouchait enfin sur la place de la Cathédrale.
L'Indien bondit à terre, courut, disparut et revint peu après, en sautillant d'un pas de danse guerrière. Il témoignait ainsi d'avoir trouvé celui que l'on cherchait. Mme de La Vaudière triompha.
– C'est bien ce que je pensais ! Monsieur de Peyrac est chez les jésuites.
– Chez les jésuites !
Mais déjà, très résolue, Bérangère-Aimée descendait de carrosse.
Pour atteindre les établissements des Pères jésuites, groupés en face de la cathédrale mais sur l'autre côté de la place, il fallait sauter un ruisseau.
On abordait alors sur l'autre rive comme en territoire étranger et c'était le domaine des jésuites. De grands arbres, sur une légère éminence, gardaient les entrées des beaux bâtiments de pierre de ces messieurs de la Compagnie de Jésus. Il y avait l'église, le collège, le couvent, une maison résidentielle pour des hôtes ou des retraitants, les fermes, étables et écuries. Les jésuites venaient d'achever leur nouvelle église attenante au collège. L'édifice, remarquable pour l'époque et le lieu, possédait une façade cantonnée de deux tours en plus du clocher qui surmontait la croisée du transept.
Depuis, l'évêque cherchait à faire agrandir sa cathédrale. Celle-ci, quoique vaste et belle, ne possédait qu'une tour et l'église des jésuites par-dessus les arbres et le ruisseau semblait lui jeter un défi, la regarder de ses vitraux en ogives, ouverts comme des yeux tranquilles. L'église des jésuites et le couvent possédaient chacun une entrée donnant sur la place.
Mais Bérangère, entraînant rapidement Angélique, préféra pénétrer par une petite porte latérale qui introduisait dans une cour intérieure.
– Nous cherchons Monsieur de Peyrac, jeta-t-elle à un frère convers qui venait des étables, deux seaux de lait en main, son long scapulaire noir battant ses sabots.
Ce « nous » agaça Angélique.
Mme de La Vaudière paraissait familière des lieux et n'en éprouver aucune crainte. Ce n'est pas elle qui se sentait impressionnée comme Angélique par le vestibule dallé, garni de quelques sièges, orné d'un seul grand crucifix au mur et d'un bénitier à droite de la porte.
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