Il n'y vivait pas seul, nanti d'une femme blonde et amorphe répondant au patronyme bizarre de Jehanne d'Allemagne et de ses quatre enfants aussi sauvages que des coyotes.

Au bout de deux ans, les habitants de la rue de la Closerie étaient prêts à signer une pétition et à payer de leurs escarcelles pour faire lever son « excommunication » et qu'on lui rendît son « congé », afin qu'il retourne aux bois et qu'on en soit débarrassé.

Mais le géant d'une quarantaine d'années, grossier, taciturne et ivrogne, entendait se venger de la ville et savait fort bien que la meilleure manière d'y parvenir était de refuser de vendre ses lots et de demeurer dans sa hutte à peine digne d'un charbonnier et que tous les bourgeois de la Haute-Ville rêvaient de jeter bas. Là, planté comme un chancre sur les rebords de ce délicieux plateau aux pentes alanguies des territoires Sainte-Anne, Saint-Jean et Saint-Cyrille, il poursuivait une vengeance hargneuse. Sa cour était représentée par une excavation encombrée de détritus et d'ustensiles, une charrette, une cognée sur un billot, un chaudron sur trois pierres et, à l'extrémité, se dressait un bel arbre, un chêne rouge imposant, ses branches noueuses déployées en candélabre, au tronc duquel était enchaîné un chien maigre. Ville d'Avray présenta les choses de cette façon, c'est-à-dire la plus sinistre.

C'était la seule ombre à un tableau qui eût pu être idyllique, la seule disgrâce d'un site qu'il avait choisi parmi les plus beaux de Québec, sinon du monde, c'était l'inconvénient d'habiter une ville, on n'y est pas son maître. On dépend des VOISINS !...

Angélique dit que jusqu'alors ce voisinage ne l'avait pas trop importunée, excepté en deux ou trois occasions l'irruption bruyante des enfants qui attelaient, à un caisson de bois qui servait de chariot, leur chien misérable et le lançait à dévaler la rue dans un fracas d'enfer. Honorine indignée hurlait de colère.

– De vrais coyotes, je vous l'avais dit, soupira Ville d'Avray. Cela ne fait que commencer.

– Vous auriez pu avoir pour voisine Madame de Maudribourg ! Avez-vous remarqué, au Grand Conseil, de quelle sorte étaient les « amis » de la duchesse de Maudribourg qui l'attendaient à Québec ?... Ce comte de Varange dont ils ont parlé et qui est venu roder du côté de Tadoussac.

Le marquis de Ville d'Avray baissa la voix et jeta un regard méfiant autour de lui comme si sa minuscule maison canadienne eût pu receler des recoins pour espions.

– C'est un membre très influent de la Compagnie du Saint-Sacrement, mais on n'en conte pas moins qu'il a été envoyé au Canada à la suite d'une affaire de mœurs.

Ville d'Avray affectait toujours un air compassé pour parler des scandales, comme s'il n'avait pas eu quelques petites choses du même genre à se reprocher. C'était un réflexe d'éducation. Et aussi la conséquence de sa nature simple et joyeuse. Quoi qu'il fît il avait la conscience pure en tout. Mais l'habitude du monde le poussait à adopter la mimique consacrée, paupières baissées et sourire entendu, pour transmettre les informations croustillantes ou scabreuses.

– On m'a raconté que ce dévot ranci était le tuteur d'un jeune garçon, héritier d'une immense fortune. On dit qu'il abusa de lui, se fit signer la remise de toutes les possessions dé l'innocent, l'étrangla, jeta le corps dans un puits... À Paris, il a été l'amant de la duchesse. Vous imaginez ce déchet fripé avec cette beauté fine comme une statuette de Tanagra ? Elle aimait les vieillards concupiscents, notre Démone !

Ils regagnèrent la grande salle et s'assirent sur le canapé.

Au-dehors le froid aigre et bleu arrivait en tapinois et s'installerait dès que le soleil aurait achevé de descendre dans un ciel de nacre, parmi un cortège de nuages martelés de cuivre et d'or. Ville d'Avray lança une grande bourrée de genêts dans le feu qui crépita.

– Ah comme c'est bon ! s'exclama Angélique en se laissant aller sur le canapé. Je ne me rassasie pas de ces flambées. Il faisait froid sur les navires.

Le marquis poussa vers elle la petite armoire à liqueurs.

Ils étaient seuls dans la maison.

– Au fait, vous ne m'avez jamais raconté ce qui vous a entraîné à venir vivre en Nouvelle-France ? s'enquit-elle. Vous, un homme de Cour, s'il en fut. Entouré d'amis influents et connaissant tous les grands de ce monde... J'y réfléchis... Cela ne vous va guère. Même si vous m'affirmez le contraire, je continuerai à penser que votre charge de gouverneur de l'Acadie ne fut que prétexte. Compensation, à la rigueur, et même consolation. Mais il y a autre chose. Qu'avez-vous donc fait ?

– Comme tout le monde, avoua Ville d'Avray, J'AI DÉPLU. Et quand c'est à Sa Très Chrétienne Majesté le Roi de France que l'on se permet de déplaire, apprenez, belle ignorante, qui n'avez jamais vécu à la Cour, que cela peut mener loin... très loin... jusqu'au Canada par exemple.

Il rapprocha le cabinet de liqueurs du canapé, servit à Angélique un petit verre de malaga dans un cristal taillé de Bohême, et s'assit près d'elle, fort près.

Il lui raconta qu'il avait été longtemps le pourvoyeur de Monsieur, frère du Roi, pour les objets d'art, en son palais de Saint-Cloud.

– J'avais choisi des porcelaines de Chine pour Monsieur, afin d'orner sa résidence. Il faut connaître Monsieur, il aime le faste au moins autant que son royal frère.

Ville d'Avray soupira, huma son verre de rossoli et passa un bras autour de la taille d'Angélique.

– Le Roi n'a jamais refusé à son frère les moyens de mener un train étourdissant, continuait ce dernier. Mais c'est là une générosité qui cachait des traquenards. Entraîné à des dépenses considérables, Monsieur est devenu de plus en plus dépendant du Roi. De surcroît, et de cela j'ai averti à plusieurs reprises Son Altesse, le Roi était anxieux que la Cour de Monsieur ne dépassât pas la sienne en goût et en élégance et qu'on ne s'y amusât pas plus qu'à Versailles. La découverte que je fis de porcelaines de Chine rarissimes, rapportées d'Orient par un marchand vénitien, fit déborder la jalousie du Roi. Il me fit venir à Versailles, me félicita de mes habiletés, me fit don d'une terre et d'une abbaye, ce qui m'enchanta car les revenus en sont fort beaux, puis m'octroya la charge de gouverneur d'Acadie en Nouvelle-France avec mission de m'y rendre sans tarder. Je ne savais même pas où c'était. Mais je m'inclinai fort bas. J'avais compris. Tel est notre souverain, ma chère.

Elle avait avalé son verre de malaga sans y prendre garde. Ces évocations des cours princières lui tournaient dans la tête. La lumière vibrante de l'été de Saint-Cloud, aux jardins anglais désordonnés et ravissants, lui revint et parut entrer dans la pièce avec le dernier éclat de ce soleil bas du Grand Nord, s'abîmant derrière un horizon désert, et traversant comme un pieu d'or les vitres de la fenêtre derrière elle. Tout à coup elle poussa un cri se croyant la proie d'un vertige, ou victime d'un tremblement de terre. Elle basculait en arrière et se retrouvait les pieds battant l'air, avec au-dessus d'elle, l'enlaçant, Ville d'Avray qui riait comme un fou.

– C'est le secret de mon canapé, s'écria-t-il enchanté de sa plaisanterie. Je vous avais dit que je vous en montrerais les petites astuces. Au moment choisi, on manœuvre un levier dissimulé dans les accoudoirs et le dossier se rabat pour former une couche des plus opportunes.

Angélique était dans une situation difficile pour se défendre efficacement. Si elle voulait se redresser, il lui fallait s'agripper au cou du marquis, ce qui la livrait encore plus à ses privautés.

– Ne vous fâchez pas, dit-il, et je vous livrerai le nom de ce gentilhomme qui vous adresse de grands saluts et raconte, quand il est ivre, qu'il vous connaît et que vous avez eu des bontés pour lui.

Du coup Angélique cessa de se débattre, tenaillée par la curiosité.

– Qui est-ce donc ?

Ville d'Avray, du coin de l'œil, regardait Angélique renversée parmi ses cheveux en nappe sur fond de tapisseries mythologiques, avec la satisfaction d'un chat qui vient de capturer une souris.

– Vous ne vous fâcherez pas contre moi ?

– Non, mais dites.

– C'est un gentilhomme de l'entourage du Roi.

– Je m'en doute... Mais encore ?

– Il est ici sous un faux nom... Il veut faire croire qu'il est ici pour une mission qui nécessite son incognito, mais je gagerais que provisoirement compromis par quelque fredaine il s'est donné une raison pour se tenir loin des intrigues et ne pas être mêlé à leur dénouement. Cependant je l'ai reconnu.

– Qui est-ce ?

Ville d'Avray prit prétexte de l'énormité de la confidence pour se rapprocher plus près de son oreille et lui souffler entre deux petits baisers :

– C'est le frère de la favorite.

– Quelle favorite ?

– Mais il n'y en a qu'une, sursauta le marquis, agacé. Malgré les caprices du Roi, c'est toujours la même, notre ennemie à tous, celle qui a envoyé Lauzun en prison et m'a jeté sur les chemins du Canada. Elle, Athénaïs, la marquise de Montespan...

Un volet d'images défila à toute allure dans la tête d'Angélique, comme feuilleté par une main fébrile.

– Le frère d'Athénaïs... le duc de Vivonne...

Les visions se précisèrent, éventail ouvert et refermé avec un air de plaisanterie galante, claquant rapidement, laissant entrevoir des alcôves, une mer bleue, l'abri d'un tabernacle de soie rouge à l'avant d'une galère et sur des coussins de soie les ébats sans équivoque d'un couple étroitement enlacé. Ce n'était pas Versailles. C'était Marseille ! La Méditerranée ! Et le séduisant amiral des galères du Roi, frère de la favorite, la tenant dans ses bras.

« Seigneur ! Mais... j'ai couché avec lui », pensa-t-elle.

Elle s'aperçut que Ville d'Avray, profitant de sa distraction, s'était emparé de ses lèvres et les pressait avec art. C'est vrai qu'il embrassait bien, ce sybarite !

– Cess... cessez, intima-t-elle en se débattant, cette fois avec énergie, je vous interdis.

– Mais vous m'avez paru soudain si accessible, si consentante...

– Ce n'est pas cela..., protesta Angélique en essayant de s'extraire du canapé-piège. Vous m'avez tellement stupéfaite avec vos révélations sur ce « Monsieur de La Ferté », que je pensais à autre chose.

– Que les femmes sont donc décevantes ! se plaignit le marquis. Et vous êtes la plus décevante de toutes, Angélique ! Je ne m'attendais pas à cela de vous.

– Je ne vous avais rien promis.

– N'êtes-vous pas venue à Québec pour...

– Pour... manger des pommes au caramel, avec vous, devant l'âtre... rien de plus.

– Je vous encombre ?

– Quelquefois, admit-elle.

Elle se redressa et s'assit, lissa le col de sa robe, et s'efforça de redonner un pli sage à sa chevelure. Le duc de Vivonne... Elle était surtout contrariée de se retrouver si proche de quelqu'un qui savait beaucoup de choses sur son passé et sur sa situation à la Cour. Au fur et à mesure que les images défilaient, elle en voyait les répercussions. C'était lui sans doute qui avait jeté ces paroles, le jour de l'arrivée, au moment où Joffrey de Peyrac débouchait sur la place avec son étendard et ses bannières... « En Méditerranée, son écu d'argent était sur fond de gueules »...

« Quelle malchance ! Quelle catastrophe ! » se disait-elle atterrée... « Il nous a reconnus... Il peut nous nuire... » Puis elle réfléchit qu'il se cachait sous un faux nom et ne tenait peut-être pas à ce qu'on le sût en Canada. Mais il l'avait saluée d'une façon appuyée et cela lui fut désagréable.

– Vous me faites de la peine, gémissait Ville d'Avray.

– Ah ! Ne perdez pas la tête, vous aussi, dit-elle avec impatience.

Puis, le voyant fort marri et songeant qu'il lui avait donné la possibilité de vivre dans un endroit si agréable, elle déposa sur sa joue un baiser fraternel.

– ... Ne boudez pas, mon cher, vous savez que je vous aime, que vous êtes mon préféré. Mais ne faites plus le fou. L'hiver commence à peine. Si vous brûlez les étapes nous n'en atteindrons pas le bout. Enfin, marquis, un peu de bon sens !

Ville d'Avray protesta que, tout en l'adorant, il n'avait voulu lui causer aucun désagrément, qu'il n'était là que pour lui rendre la vie légère ce qui était l'unique but de ces petits baisers coquins et nécessaires pour guérir la maladie de « sérieux » qu'elle avait contractée à ne point le connaître assez tôt, lui, Ville d'Avray « mis sur la Terre pour le bonheur de son entourage » ; et que, de toute façon, elle pouvait s'abandonner à la quiétude de Québec, il ne lui arriverait que des joies de son fait, car la vie était belle et ne méritait pas qu'on la gaspille en tragédies. Tous ces marivaudages ne tiraient pas à conséquence, n'est-ce pas ? Elle l'admit. Ils rirent, s'embrassèrent en cousins et se promirent fidélité, aide et assistance comme au bon vieux temps sulfureux de la Démone.