Angélique reconnaissait volontiers que, sans Ville d'Avray, Québec pouvait l'effrayer avec ses mondes cachés et différents. Mais il savait tout et il lui était acquis.

On reprit pied en Canada avec l'irruption de voix et des rires d'enfants qui leur parvinrent. Honorine et Chérubin, leur escorte, traversaient la cour et regagnaient le logis. Angélique pria Ville d'Avray de redonner à ce canapé un aspect honnête.

– Montrez-moi donc comment fonctionne votre système diabolique ?

Mais il refusa de lui dévoiler les secrets de la mécanique qu'il avait mise au point.

– Pour que vous vous en serviez avec un autre que moi ! Jamais !

Chapitre 30


Je l'éviterai, se promit Angélique. Elle pensait au duc de Vivonne, le frère d'Athénaïs de Montespan, que la malchance avait amené à Québec alors qu'elle s'y trouvait.

Mais les derniers jours de cette première semaine amenèrent tant d'occupations et d'événements qu'elle dut remettre à plus tard de réfléchir à ce désagrément.

On aurait pu croire qu'elle avait toujours vécu à Québec tant elle s'y trouvait entraînée naturellement dans une forme de vie à laquelle elle avait toujours, au moins en rêve, donné ses préférences. Ainsi, rien de plus agréable que de commencer la journée en se rendant à la messe de bon matin, ce qui était à la fois l'occasion de voir se lever le soleil, du seuil de sa porte, puis de saluer les gens de son escorte ou les premiers badauds de la rue.

Dans son escorte habituelle, on trouvait toujours Piksarett, Adhémar, qu'elle avait sauvé du « cheval de bois », en allant demander son aide à M. de Castel-Morgeat et le pauvre soldat avait été réintégré dans l'armée à titre de sentinelle, délégué pour assurer la protection de Mme de Peyrac et monter la garde devant sa maison... ou à l'intérieur, quand il faisait froid.

Mlle d'Hourredanne, sa voisine d'en face, refusait encore de la voir. Lorsqu'elle avait été soulever le heurtoir de la porte, la servante anglaise, après l'avoir entrebâillée, la lui avait claquée au nez.

En revanche, les Indiens du petit campement venaient faire cercle autour d'elle dès qu'elle sortait et l'accompagnaient avec leurs chiens jusqu'à l'église. Elle avait aussi déjà ses pauvres et, parmi eux, un vieux bonhomme nommé Loubette qui habitait au bas de sa rue et que Ville d'Avray lui avait recommandé.

– Figurez-vous que le jour de votre arrivée, tout le monde l'avait oublié. Comme il est seul et impotent, sans moi, il serait mort. Mais, ayant eu l'idée de le visiter au matin, je l'ai secouru. C'est un vieil ours, fort irascible, mais intéressant. Il a un très beau calumet indien et un buffet de chêne admirable.

Mme de Mercouville lui proposait pour les gros travaux du ménage son esclave indien, de race panis, les seuls Indiens qui étaient considérés comme esclaves par leurs congénères. Puis elle se ravisa subitement.

– Non ! Depuis qu'il a été marqué à la fleur de lys, je ne peux plus en faire façon. Je craindrais qu'il ne vous déçoive...

Elle expliqua que cet excellent garçon ne lui avait donné que des satisfactions, qu'un « voyageur » l'avait ramené des Mers Douces et qu'elle l'avait acheté quinze livres tournois et fait baptiser.

Mais pour avoir volé une hache au cours d'un incendie – crime sévèrement puni – il avait été « flétri » sur la joue, au fer rouge, selon la loi française. Et ne voilà-t-il pas qu'il s'avisait d'en être glorieux, disant qu'il appartenait désormais au Roi de France et qu'il n'accepterait plus d'ordres de personne que du monarque lui-même, son maître.

– Ces Indiens ont des raisonnements qui nous dépassent ! Vous apprendrez à les connaître, ma chère.

Beaucoup de personnes parlaient à Angélique comme si elle venait de débarquer, venant de France.

Elle engagea une jeune femme canadienne pour venir aider Yolande dans la journée. Yolande ne rechignait pas à l'ouvrage mais, avec les enfants, il y avait à faire.

La jeune femme avait vingt-trois ans. Elle s'appelait Suzanne Legagne. Elle était grande, robuste et délurée, fille du pays, sûre d'elle. Elle s'était mariée à quatorze ans avec un soldat du régiment de Carignan. Sa mère, la campagne militaire achevée, était restée au Canada et avait reçu une concession. Elle avait déjà quatre enfants, des garçons, et elle habitait un peu hors de la ville, au flanc de la côte Sainte-Geneviève, dominant le couvent des récollets. Elle expliqua que, cette année, son mari, parti aux bois, vers les Grands Lacs, avait été blessé, et se trouvait obligé d'hiverner à Fort Frontenac, près du lac Ontario. Il lui avait fait dire que ce n'était pas grave mais, n'ayant pu amener ses peaux à Québec, il n'avait pas touché ses dividendes. Aussi, son épouse envisageait-elle avec plaisir de gagner quelques écus.

La ferme marchait bien. Il y avait du personnel. Un couple « d'engagés », homme et femme, faisait le gros du travail et la femme s'occupait des enfants plus petits.

Sa grand-mère, une ancienne du pays, paralysée mais autoritaire, dirigeait la maison de son fauteuil. Derrière toutes ses explications, Suzanne laissait entendre qu'elle aimait bien lorgner du côté de la ville et rien ne lui avait paru plus inspirant que de pénétrer dans l'intimité de ces nouveaux venus dont on parlait tant.

Elle apporterait, le matin, du lait de ses vaches, du beurre, des œufs. Elle s'entendit tout de suite avec Yolande, une Acadienne certes mais, comme elle, née sur le continent américain.

Le vendredi, le voisin déclara la guerre en déversant tout le fumier de son étable devant la porte de la maison du marquis, de sorte qu'on ne pouvait plus ouvrir la porte sur la rue.

Ville d'Avray fut d'autant plus furieux que, venu pour accompagner Angélique à la messe, il trouva, l'attendant de pied ferme, un sergent du greffe royal, portant son hoqueton, insigne de ses fonctions, et qui lui demanda dix sols d'amende pour « outrepassement numéro 9, amende promulguée par Monsieur le Grand-Voyer du Canada et entérinée par le procureur du Conseil souverain, le 6 mai 1640, sur la législation concernant les animaux d'étable et d'écurie, punissant de ladite somme toute personne qui aura rejeté et déposé la litière desdits animaux sur la voie publique et particulièrement sur la rue passante, devant sa maison particulière ».

– Mais ce n'est pas mon fumier ! s'écria Ville d'Avray. Je ne paierai pas.

Angélique, le voyant acharné à refuser ces dix sols au sergent du greffe, proposa d'aller trouver le Grand-Voyer lui-même, M. de Chambly-Montauban, qui habitait la Closerie à deux pas. Suivis déjà d'une foule nombreuse, ils gagnèrent la séduisante propriété de l'homme au dogue, habitation qui faisait l'envie de beaucoup. Car, masquée aux regards par son rideau d'arbres de feuillus légers tels que bouleaux, ormes, hêtres mêlés de quelques sapins noirs, c'était bien la demeure idéale pour y recevoir joyeuse et galante compagnie.

Pour lors, Angélique et le marquis eurent la surprise d'y trouver M. Nicolas de Bardagne et les officiers de sa suite, ainsi que son valet, les domestiques chargés du service de la table, son cuisinier, et les garçons d'écurie. M. de Chambly-Montauban, dont le train était moins fourni, était allé se loger en ville, heureux d'obliger l'envoyé du Roi, qui souffrait d'être à l'étroit dans un lointain logement du côté des plaines d'Abraham.

Nicolas de Bardagne baisa, avec un air de surprise charmée, la main d'Angélique.

– Ma chère ! Vous déjà !... Comme je suis heureux !... Me voici votre voisin.

– Vous êtes incorrigible, murmura Angélique.

– Ma belle amie, répliqua Nicolas de Bardagne aussi dans un murmure, était-ce la peine de m'être laissé piéger pour un hiver à Québec, si je dois me trouver aux antipodes de votre logis ? Monsieur de Chambly-Montauban s'est montré fort obligeant et je saurai reconnaître son amabilité.

Il voyait dans la démarche inattendue d'Angélique un signe de bon augure pour la suite de leurs relations amoureuses.

– En fait, nous cherchons Monsieur le Grand-Voyer, le détrompa-t-elle.

– Il n'est plus ici. Encore que je lui laisse volontiers un pied-à-terre dans sa propre maison. À Québec, on est partout chez soi. Angélique, ma chère voisine, désormais comme je vais être heureux de pouvoir vous contempler dès le matin sur votre seuil. Les tapissiers n'ont pas encore terminé de mettre en place ma garde-robe et mon mobilier. Je dois aider mon secrétaire à vider mes caisses de livres et à les placer dans la bibliothèque. Mais vous reviendrez, n'est-ce pas, me rendre visite dans cette ravissante demeure ? Maintenant que nous sommes proches.

Furieux, M. de Ville d'Avray entraîna Angélique. Il préféra payer les dix sols.

Au milieu de tout cela, la pensée du duc de Vivonne s'estompa. Était-ce lui ? Ville d'Avray s'était peut-être trompé ?

Elle alla quotidiennement visiter la Polak. À entendre celle-ci, Angélique était demeurée au centre de sa vie durant ces longues années.

– Je t'ai eue devant les yeux tous les jours de ma vie, affirmait-elle avec sans doute un brin d'exagération, car c'est toi qui m'as appris le plus de choses utiles, Marquise. Toi et le jésuite.

Angélique ne s'était guère attendue à se trouver réunie avec le Père d'Orgeval dans une même œuvre éducatrice.

À entendre parler de lui par bribes, çà et là, il lui fallut reconnaître que le redoutable jésuite était aussi aimé. D'où son pouvoir sur les gens simples.

Dans l'ensemble, on était soulagé de sa disparition. Mais l'inquiétude qu'inspirait son sort était sincère. Il semblait bien, en effet, que personne ne savait ce qu'il était advenu de lui. Et comme on ne pouvait concevoir qu'il se fût effacé de son plein gré, les bruits les plus fous couraient « sous le manteau ». On disait qu'il s'était élevé dans les airs lorsqu'il avait su l'approche des navires de Peyrac et avait disparu derrière les nuages, ou bien, qu'il avait été enlevé par les canots de la « chasse-galerie » comme Élie dans son char de feu. D'aucuns insinuaient qu'on l'avait assassiné. Qu'il avait été tué par magie et que c'était son ombre que certains avaient rencontrée, remontant le fleuve en canot, du côté de Trois-Rivières...

Angélique avait-elle réellement entendu le Père de Guérande lui murmurer : « Par votre faute, il va mourir ! »

N'était-il pas un fantôme lui-même. Non ! Elle l'aperçut un jour, à la cathédrale, dans les stalles du chœur avec les autres jésuites...

Elle croisa Mme de Mercouville qui se plaignit des Filles du Roy.

– Elles ne sont pas faciles.

Angélique s'inquiéta, craignant des bavardages qui en auraient trop appris de leur odyssée dans les parages de Gouldsboro. Mais renseignements pris, Mme de Mercouville leur reprochait surtout d'être prétentieuses.

– Elles se montrent à l'avance difficiles sur le choix de leurs futurs et font la moue devant les travaux que je leur propose. L'une d'elles est de sang-mêlé, une Mauresque, J'ai cru l'obliger en lui proposant de servir d'aide à Perrine, ma nourrice noire. Elle m'a répliqué qu'elle avait été élevée par les dames de Saint-Maur, que sa marraine était de haut lignage et qu'elle ne s'était pas rendue au Canada pour y être esclave mais pour épouser un officier. Je vous dis tout de suite que cela ne me paraît pas possible. La seule de ces jeunes femmes qui m'a paru digne d'intérêt est Delphine du Rosoy. Mais là, c'est autre chose. Elle ne veut pas se marier.

Angélique se rendit chez Mme de Mercouville dont la maison était toujours remplie d'enfants et de toutes sortes de gens.

Dès le vestibule, la petite Ermeline, l'enfant gourmande, se jeta dans ses bras. La nourrice martiniquaise lui dit que la minuscule demoiselle ne cessait de s'échapper pour essayer de la rejoindre. Elle avait été miraculée d'une façon excessive car, après avoir cru qu'elle ne marcherait jamais, on passait son temps à courir derrière elle.

Après avoir embrassé l'enfant, Angélique s'occupa des Filles du Roy et les tança un peu :

– Acceptez les emplois qu'on vous offre en attendant que le Grand Conseil ait statué sur votre cas. L'on s'occupe de reconstituer votre dot et votre trousseau mais il faut que vous fassiez preuve de vos talents, de votre bonne humeur et de votre bonne éducation si vous voulez qu'on encourage de jeunes habitants du pays à vous demander en mariage.

« Vers la Noël, beaucoup de ces garçons célibataires isolés dans leurs fermes viendront à Québec en traîneau pour ouïr les offices religieux.

« ... Nous allons profiter de ce temps de fêtes pour donner un grand bal de l’Épiphanie. Monsieur le Gouverneur ouvre ses salons du château Saint-Louis. Vous y viendrez et ce sera l'occasion d'y rencontrer vos futurs galants...