L'on traversait donc ces bois et ces clairières comme on l'aurait fait d'un parc. Les chemins et sentiers, tracés par le passage des citadins, donnaient le soir quelques chances aux amoureux de s'égarer pour un baiser loin des regards intolérants.
Tout en marchant, Joffrey essayait de la réconforter à propos de ces incidents mesquins qui paraissaient la détourner d'un but important alors qu'elle s'apercevait peu à peu que tout comptait.
Il lui disait qu'elle avait oublié sans doute combien les activités dans une ville sont multiples et diversifiées.
– Mais, en fait, je n'ai jamais vraiment vécu dans une ville, fit remarquer Angélique. J'ai toujours été une errante. C'est la première fois de notre vie, Joffrey, que nous vivons ensemble dans une cité.
Et elle le contempla une fois de plus sans pouvoir croire au miracle, tandis qu'ils marchaient tous deux familièrement côte à côte. Ils débouchèrent du côté de la Grande Allée, au long de laquelle s'espaçaient encore quelques maisons et, après l'avoir traversée, ils s'engagèrent dans les grandes prairies qu'on appelait les plaines d'Abraham.
Les espaces naturellement déboisés étaient si rares en Canada que ces plaines demeuraient désertes. On y faisait manœuvrer les soldats et paître les troupeaux, l'été. Dans leurs vallonnements, des bouquets d'arbres abritaient quelques habitations domaniales. Dans l'une d'elles, M. de Bardagne avait été logé, et elle le comprenait un peu de s'être jugé par trop à l'écart et d'avoir préféré venir s'installer chez M. de Chambly-Montauban, d'où il ne serait qu'à deux pas de chez elle.
Angélique après avoir vu l'animation bruyante qui régnait au château de Montigny se félicitait qu'ils aient dissocié, elle et lui, leurs deux « postes de commandement ».
Jamais elle n'aurait pu se sentir chez elle dans ce grand bâtiment qui devrait recueillir la plupart des membres d'équipage de la flotte car il n'était guère confortable d'hiverner sur les navires. Elle n'aurait pu se préparer comme elle le souhaitait avant d'aborder cette nouvelle vie à Québec, puis passer à l'épreuve suivante qui était de rencontrer la Mère Madeleine et entendre son verdict. La neuvaine serait bientôt terminée.
Angélique et Joffrey se tenaient à l'extrémité des plaines d'Abraham, dominant une falaise abrupte. À leurs pieds le Saint-Laurent, ce jour-là couleur d'étain, poursuivait sa course vers Trois-Rivières et Montréal. Les oies sauvages passaient en longs vols déployés, des « voiliers », comme les appelaient les Canadiens, nombreux et de plus en plus rapprochés, entraînant les retardataires, escortés de ces cris d'appel qui emplissaient le ciel blafard : « Adieu ! Adieu ! Adieu ! »
Dans cette même direction, le sud, Joffrey étendit le bras.
– À une demi-lieue d'ici, sur la rive sud du fleuve, s'ouvre l'embouchure de la Chaudière. C'est en remontant cette rivière que l'on atteint le lac Migantic puis le Kennébec. C'est une des voies que les Canadiens empruntent pour gagner la Nouvelle-Angleterre.
– Et par où ils ont pu joindre Katarunk, Wapassou...
Il acquiesça. Il posa la main sur sa taille et l'entraîna plus près encore au bord de la falaise.
– Nous dominons le Cap Rouge. Au pied de la paroi, on trouve Sillery, une ancienne mission des jésuites qui a été abandonnée depuis que les Iroquois l'ont ravagée, il y a quelques années. Je suis en train de restaurer les habitations, de construire un fortin et j'y ferai hiverner une partie de mes hommes et trois navires.
Voulait-il lui faire comprendre qu'il installait un poste à Sillery parce qu'il se trouverait ainsi presque en vis-à-vis de l'embouchure de la Chaudière, chemin naturel pour conduire vers le sud et leurs possessions de Wapassou et de Gouldsboro ?
Impraticable l'hiver, difficile lorsque les eaux auraient repris leur cours, mais seule voie d'accès pour fuir si celle du fleuve vers le nord, par Gaspé et le Golfe Saint-Laurent, se révélait interdite. Le fond de la nasse avait donc quand même une échappatoire et, de Sillery, Joffrey de Peyrac en surveillait l'entrée.
Il ajouta, qu'en outre, pour occuper ses hommes, il les avait mis à construire des petits bastions de bois à l'entrée de la Saint-Charles, en avancée des paroisses de Charlesbourg, de Lorette et au Cap Rouge.
Elle l'écoutait tout en observant son visage énergique dans l'encadrement du haut col de fourrure noire de son caban.
Elle l'écoutait, elle écoutait sa voix qui ferait toujours passer un frisson d'émoi en elle et que le vent par instants emportait et, à travers les mots elle se sentait accéder en une faible partie à cette vie bouillonnante d'actions et de pensées qui ne cessaient de naître et de fuser en lui, sollicitées par ses dons particuliers d'intelligence et de passion ; le désir et le plaisir de vivre, d'inventer, de bâtir, qui caractérisaient le grand Joffrey de Peyrac et qui le poussaient à vouloir laisser sa trace sur la Terre, non par orgueil ou pour la seule avidité, mais parce qu'il possédait au plus haut point ce goût de création que la vie met en germe au cœur de tous les hommes.
– En somme, si j'ai bien compris, émit-elle lorsqu'il se tut, vous continuez à encercler la ville ?
Joffrey sourit mais ne nia pas.
– ... Pourquoi ?
Le comte jeta un regard derrière lui, en direction de cette ville dont les hauts clochers d'argent surgissaient au revers du plateau dans le crépuscule piqueté de lueurs roses.
– Parce qu'on ne sait jamais, répondit-il.
Puis il lui reprit le bras et ils revinrent, heureux et accordés à travers les plaines d'Abraham, dont la mince croûte de neige gelée craquait sous leurs pas.
Joffrey de Peyrac leva les yeux, étudiant le firmament d'une limpidité qui donnait le vertige.
– Tiens, la lune a mis son halo rouge, dit-il.
*****
Lorsque Angélique, ce matin-là, tira la porte sur son seuil, il lui parut que le paysage qu'elle contemplait chaque jour venait d'être frappé de mort sous l'effet d'un cataclysme.
Elle ne le reconnaissait plus. Il lui fallut quelques secondes avant de comprendre. Le Saint-Laurent avait disparu.
À la place de ses eaux glauques, noires, grises ou rousses, aux flots écumeux, aux courants rapides et luisants, une vaste vallée blanche, comme taillée dans l'albâtre, s'étendait à perte de vue.
On aurait dit l'oued géant d'un désert marmoréen, sinuant immobile, asséché entre les îles, baies et promontoires d'un blanc de craie. Toute vie, tout mouvement avait cessé.
Le Saint-Laurent était pris par les glaces.
Le froid pressait le visage d'Angélique comme un gantelet de fer. Son haleine se transmuait en mille paillettes de vermeil.
Elle comprit que maintenant ils étaient coupés du monde. Ou bien était-ce le reste du monde qui avait cessé d'exister et se retrouveraient-ils seuls survivants d'une terre glacée ?
Elle rentra à l'intérieur de la maison et il lui semblait que cette halte sur son seuil avait suffi pour coaguler son sang dans ses veines.
Dans la maison, tout le monde parlait du froid. Le froid était arrivé subitement comme un personnage réputé qu'on s'est lassé d'attendre. Personnage considérable, aux dents d'acier, aux yeux de cristal.
Et, pour la première fois, on vit le géant debout devant sa maison, penché sur un mortier de pierre et occupé à une besogne mystérieuse.
– Il fabrique du marc en faisant geler son cidre, expliqua Macollet qui le connaissait.
Toutes les hautes cheminées carrées de la ville crachaient leur fumée avec fureur. On aurait dit que la vapeur même gelait à la sortie du conduit. La fumée était épaisse et le vent qui était comme une sorte d'aspiration d'air glacial, la poussait tour à tour en écharpe grise et noire ou en gros bouillonnements blanchâtres. Cela finit par faire un tel nuage roulant et se renouvelant avec une activité inquiétante que certains, vers la fin de la matinée, s'alarmèrent et parlèrent d'incendie. L'incendie était, avec l'épidémie, la grande terreur des citadins, exilés dans leur désert de glaces. En quelques instants, le feu pouvait dévaster tout un quartier, jeter à la rue des familles entières, anéantir des réserves précieuses de vivres et de marchandises, ruiner les efforts de toute une vie. Et, comme cela avait failli arriver dans les premiers temps, condamner toute une population éloignée de tout secours à périr de froid et de famine.
Le procureur Tardieu profita de l'émotion pour envoyer ses inspecteurs vérifier si chacun des habitants avait bien devers lui dans sa demeure gaffe et crochet ainsi que deux béliers de fer dans son grenier et des perches pourvues d'un tampon à linge mouillé afin d'éteindre les flammèches sur les toits. Les maisons qui n'avaient pas de fenêtres dans les combles devaient porter une échelle en permanence sur le toit, solidement accrochée au faîte par deux crampons. Le peu de neige tombée permettait de procéder encore à une inspection précise, ce qui deviendrait moins facile plus tard.
Ce jour-là vit aussi M. Topin, accompagné d'une troupe importante d'employés du port et de bateliers, gagner la forêt et en revenir chargé, ainsi que ses compagnons, de brassées de baliveaux et de branches garnies de feuillage persistant.
Pilote du Saint-Laurent, il ne s'estimait pas déchargé par les glaces de ses responsabilités vis-à-vis de « son » fleuve. C'était à lui d'en baliser les pistes qu'allaient prendre les traîneaux, sillonnant la blanche plaine tout au long de l'hiver. Il fallait repérer dans le chaos des glaces parfois saisies en blocs, en vagues tourmentées, les passages les plus aisés pour y tracer la route entre deux rangées de perches plantées à l'intervalle d'une toise.
Chapitre 34
Angélique était appuyée aux courtines de soie de l'alcôve. Relevés par un cordon tressé à glands, les rideaux étaient doublés de satin.
Devant elle, dans le fond du lit, appuyée à des oreillers de dentelle, il y avait une petite créature frêle qui la regardait par-dessus de grosses lunettes rondes cerclées d'acier.
– Ainsi c'est donc vous ! fit-elle.
– C'est moi, répondit Angélique. Votre voisine à Québec, puisque j'ai l'heur d'habiter chez Monsieur de Ville d'Avray, presque en face de chez vous. Il me tardait de pouvoir vous rencontrer, chère Cleo d'Hourredanne.
– Moi pas.
La petite dame ôta ses lunettes, ce qui la fit paraître encore plus fragile.
Angélique sourit. Ville d'Avray l'avait avertie que Cleo d'Hourredanne n'était pas facile.
Mlle d'Hourredanne plissait des paupières, prenant tout son temps pour examiner la jeune femme qui se tenait devant elle à quelques pas au pied de son lit et qu'elle avait tant observée de sa fenêtre. Enfin, elle la voyait.
– Vous êtes moins belle que je ne l'avais pensé en vous apercevant de loin, dit-elle.
– C'est une chose commune que l'éloignement crée l'illusion. Je suis navrée de vous décevoir. Pour ma part, je suis heureuse de vous trouver si semblable aux descriptions que m'ont faites de vous, avec chaleur, vos amis.
– Quel amis ? Peuh ! Si vous vous fiez aux propos de votre soupirant.
– Mon soupirant ? Lequel ?
Mlle d'Hourredanne se mit à rire.
– En effet, vous avez le choix ! Mais j'aime votre franchise. Vous ne manquez pas d'audace, ni de repartie.
Son nez un peu retroussé, ses sourcils écartés en accent circonflexe lui donnaient, par instants, un air de jeune fille naïve et désarmée. Sa peau était étonnamment blanche et diaphane. Elle avait le front lisse sur lequel retombait une pointe de dentelle coquettement posée sur sa chevelure blanche. Seules ses mains, longues et déliées, mais plus ridées que son visage, trahissaient son âge.
Angélique avait entendu dire qu'elle avait été mariée. Mais on continuait à lui donner spontanément du Mademoiselle. Peut-être à cause de son air de jeunesse. Il était aussi fréquent d'en user ainsi vis-à-vis de veuves ou de femmes sans enfants de la petite-bourgeoisie.
L'alitée jeta ses lunettes au loin, sur l'édredon.
– Je n'ai pas besoin de bésicles pour vous voir. Je vous vois très bien, même si vous vous tenez à distance. Je ne les mets que pour écrire. J'écris énormément.
– Je sais.
Le lit était encombré de papiers, de manuscrits serrés par une sangle, à la façon des dossiers de notaires, de livres ouverts, retournés comme pour marquer la page où s'était arrêtée la lecture ou l'endroit d'une citation à méditer.
Une écritoire aux pieds courts disposée comme un secrétaire, avec la cavité pour l'encrier et la tablette inclinée qu'on pouvait soulever, était placée devant elle, sur ses genoux.
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