Angélique marchait vite, comme en union avec cette annonce de phénomènes dévastateurs dont les prémices commençaient à vider les rues. Tandis qu'elle se hâtait à la fois portée par le vent et une fièvre intérieure, qui prenait le pas sur l'inquiétude, elle se disait qu'il n'y aurait pas une accusation de la Mère Madeleine qu'elle ne se sentait la force de réduire en charpie.
La convocation lui avait été portée par un clerc de l'évêché. Monseigneur de Laval l'avertissait qu'il s'était entremis avec les dames ursulines dès la fin de la neuvaine pour l'amende honorable. Les religieuses lui avaient fait savoir qu'elles recevraient volontiers Mme de Peyrac aujourd'hui à l'heure qui lui conviendrait mais, de préférence, après vêpres et avant l'office du soir.
Angélique était chez elle ce jour-là afin d'initier Suzanne à quelques travaux tels que fourbir les cuivres, frotter les étains, faire briller les meubles fragiles.
Même si l'ursuline l'accusait formellement, tombait en crise et en pâmoison sur le plancher, elle garderait son sang-froid, ce qui serait la meilleure réponse à infliger à toutes ces comédies.
Elle scruta ses traits dans le miroir, étudia le visage qu'elle allait offrir à l'examen de la visionnaire, ses yeux verts un peu trop brillants, et elle tapota son col de dentelle. Puis sous le coup d'une impulsion, elle choisit deux pendants d'oreilles, deux petites boules d'or reliées par quelques perles, qu'elle fixa à ses lobes.
Elle ne voulait se présenter ni humble ni provocante. Seulement avec son visage à elle. De femme. De grande dame.
Sur sa coiffeuse, elle laissait à disposition une cassette contenant quelques fards, des parures. Elle se mit un peu de rose aux joues et aux lèvres.
Tout le temps qu'elle demeura devant le miroir, Suzanne, la jeune femme canadienne, se tint debout à quelques pas d'elle, ne quittant pas de ses prunelles très noires ce visage où se jouait un débat intérieur.
Lorsque Mme de Peyrac se retourna, elle lui tendit aussitôt son manteau et l'aida à s'en revêtir et à bien rabattre le capuchon.
Elle était partie d'un bon pas sans attendre le clerc envoyé par l'évêché. Monseigneur de Laval serait-il présent à l'entrevue ? se demandait-elle. Ne le souhaitant pas, elle préférait être seule en face de la religieuse.
Elle évita la place de la Cathédrale et coupa par un sentier de terre qui passait devant le moulin des Jésuites. Les ailes de celui-ci tournaient à une allure folle. Elle déboucha sur la Place d'Armes à l'autre extrémité de laquelle le château Saint-Louis et les remparts de sa cour de garde se dressaient. Le vent devenait cinglant et tourbillonnait.
Angélique vit des soldats qui couraient et se hélaient. En se retournant, elle faillit pousser un cri. Un nuage violâtre, énorme, montait de l'horizon à une vitesse incroyable. Son aile s'étendait déjà sur les côtes blanchies de Beaupré, de l'île d'Orléans et du Saint-Laurent gelé. On eût dit l'escadron du dieu des Ténèbres lancé à l'assaut de la Terre.
Mais après avoir tourné l'angle du mur de la Prévôté, tout changeait. À croire qu'elle avait rêvé. Le vent tombait et l'on découvrait, à l'orée de ce premier chemin qui avait été creusé dans la forêt canadienne et que l'on appelait toujours la Grande Allée bien qu'il fût aujourd'hui une large rue bordée de maisons, l'ouest brillant d'un soleil suave à peine atténué et dont les rayons pâles faisaient miroiter l'ardoise mouillée des toits.
Comme elle approchait du monastère des ursulines, la silhouette d'un jésuite se détacha de l'ombre des murs et se porta à sa rencontre. Angélique reconnut le religieux qui avait attiré son attention le jour du Te Deum par ses mains mutilées et son expression d'innocence hautaine.
– Je suis le Père Jorras, se présenta-t-il, aumônier chez ces dames ursulines et confesseur de la Mère Madeleine de la Croix qui a souhaité vous rencontrer aujourd'hui, Madame.
De toute évidence, il serait présent à l'entretien. Le jésuite échangea quelques paroles de salutations avec le séminariste qui les rejoignait enfin. Elle comprit que, lui aussi, à la demande de l'évêque, assisterait à l'entrevue, que ces ecclésiastiques courtois et prudents ne nommaient pas confrontation. Son nom l'éclairait sur les motivations de l'évêque à l'envoyer près d'elle. Il s'appelait Didace Morillot. Ce n'était pas un séminariste mais ce jeune prêtre que Monseigneur avait désigné comme futur exorciste du diocèse.
La « rencontre » avec la Mère Madeleine devait lui offrir une occasion de faire ses premières armes dans ce cas douteux de démonologie. Didace Morillot expliquait.
– Monseigneur m'a prié de me trouver céans afin de pouvoir lui transmettre un compte rendu précis des questions et réponses échangées. Je suis chargé de consigner le procès-verbal, ajouta-t-il en désignant un sac qui devait contenir des papiers et des plumes.
La pensée de ces deux témoins qu'on lui imposait commença à inquiéter Angélique.
– Qu'attendons-nous ? demanda-t-elle.
– Le R.P. de Maubeuge.
Le Supérieur des jésuites tournait précisément le coin à l'angle du bâtiment de la Prévôté, en retenant d'une main son chapeau à large bord. Comme le vent se calmait subitement, les manteaux retrouvèrent leurs plis hiératiques et, les couvre-chefs ne risquant plus de s'envoler, on put s'aborder avec la dignité requise.
À se voir entourée de soutanes noires, Angélique commença à craindre qu'à la prochaine étape le Père d'Orgeval n'apparût comme sortant d'une boîte. Sans y croire elle ne cessait de s'y attendre depuis son arrivée. Elle regretta de ne pas avoir demandé à Joffrey de l'accompagner, car, après tout, le Père d'Orgeval était leur adversaire commun. Il avait brandi son épée et levé son étendard contre Joffrey de Peyrac considéré par lui comme usurpateur en Acadie, avant même qu'il ne s'attaquât à elle et ne la dénonçât comme suppôt du diable.
Malgré ses résolutions, l'angoisse la prit tandis qu'elle levait les yeux vers les hauts murs de pierre grise du monastère.
Mais il n'y avait rien à Québec qui pût être entièrement solennel ou tragique du fait de l'intervention des Indiens qui, en toutes choses, fureteurs, farceurs, harcelants, importants, se trouvaient mêlés à la moindre affaire.
Au moment où le Père de Maubeuge s'apprêtait à soulever le heurtoir de bronze du grand portail on vit arriver par la Grande Allée un chef algonquin de la tribu des Montagnais et sa petite fille. Il venait remettre l'enfant aux dames ursulines afin qu'elles en fassent une chrétienne accomplie. M. Louis Jolliet, qui connaissait leur idiome, les accompagnait afin de leur servir d'interprète.
M. Jolliet présenta le Sagamore, titre que l'on donnait au chef de tribu, qui se nommait Mistagouche. La petite Indienne avait cinq ans. Baptisée au fond des forêts par un missionnaire itinérant, elle répondait au joli nom de Jacqueline. Son père, géant tatoué, l'arc et le carquois à l'épaule, la menait par la main, petit écureuil au cœur palpitant, aux grands yeux de nuit. Un bandeau brodé de perles et de poils de porc-épic retenait sa chevelure ébouriffée, copieusement ointe de graisse d'ours. Les mêmes dessins, tels que les sauvagesses aiment à en exécuter, ornaient l'ourlet de sa tunique de peau chamoisée ; ses chevilles émergeaient, frêles ; de ses mocassins frangés.
Puis, par cette même Grande Allée, arrivait aussi un cavalier. M. de Loménie-Chambord mit pied à terre et se dirigea vers eux. Sa venue n'était pas fortuite. Il avait prié les jésuites de l'avertir du jour où Mme de Peyrac se rendrait au couvent des ursulines.
– C'est moi qui ai été envoyé à Wapassou pour éclaircir les termes de la prédiction et juger de la créance qu'on devait y accorder. Je veux être près de vous aujourd'hui, lui dit-il.
Il accrochait la bride de son cheval à l'un des anneaux fixés dans le mur. Elle le prit en aparté.
– Êtes-vous venu pour m'aider ? lui demanda-t-elle.
Le chevalier de Malte sourit.
– Non ! Vous n'avez pas besoin d'aide, ma chère amie... Mais je suis venu parce que peut-être avez-vous besoin d'amitié ?... Entrons.
Dans l'épais vantail une porte s'était ouverte. Toute la compagnie pénétra à l'intérieur et descendit quelques marches de pierre qui menaient à un vestibule dallé. Quelqu'un s'y trouvait que l'on n'attendait pas : Monsieur l'intendant Carlon, lequel avait coutume de visiter parfois l'une des Mères avec laquelle il entretenait, même lorsqu'il se trouvait à Québec, une correspondance assidue. De nouvelles civilités furent échangées.
Par un tour grillagé sur la gauche, la voix d'une invisible sœur portière s'enquit du nom des religieuses que l'on désirait voir. Puis une autre porte manœuvrée de l'intérieur par une ficelle tirée les introduisit dans un parloir au parquet de bois bien ciré.
On vint chercher M. Carlon pour le conduire à un parloir plus exigu où, assis devant la clôture grillagée, il allait pouvoir s'entretenir avec sa pieuse égérie des fins dernières de l'âme.
La Mère Madeleine avait été prévenue, mais il fallait auparavant s'occuper du sauvage et de son enfant, ce qui retarderait un peu l'entrevue.
Le grand chef était impressionné par ce décor nouveau et bizarre pour lui. Il regardait autour de lui et avait des gestes timides et un sourire enjôleur, attendrissant pour sa carrure. Les Montagnais s'éparpillaient des environs de Saguenay jusqu'aux limites du Labrador. Mistagouche avait fait un long voyage pour atteindre ce monastère des Blancs. Admiratif, il examinait les tableaux suspendus aux murs qui représentaient des cœurs percés de glaives, couronnés d'épines, surmontés de flammes ardentes.
À la droite de la porte on trouvait un bénitier en faïence où chacun en entrant avait pris un peu d'eau bénite du bout des doigts avant de se signer.
Dans les profondeurs du couvent une cloche tintait. Une jeune religieuse entra, une novice qui avait droit de semi-clôture afin de pouvoir accueillir les élèves dès le seuil. Elle s'extasia de tendresse à la vue de l'enfant, lui ouvrit les bras, l'enleva sur son cœur. Elle lui parlait en langue indienne de racine huronne que la petite Montagnaise ne comprenait pas bien mais qui lui était familière. La novice couvrait de baisers et de caresses les petites joues ivoirines, ombrées de crasse, la câlinait et la berçait afin d'apaiser sa frayeur. Elle lui montra un pruneau confit, une balle rouge.
La dilection brûlante qui avait poussé cette jeune fille de noble famille à traverser les mers pour le salut des pauvres sauvages rayonnait sur le visage de la jeune sœur et s'exprimait dans ses transports qui auraient pu être ceux d'une mère retrouvant son enfant.
Elle assura le père de Jacqueline que la petite ferait l'objet de tous les soins des Mères, serait fort aimée d'elles, qu'on ne lui enlèverait pas son amulette qu'elle portait au cou pour la préserver des mauvais esprits, ni qu'on n'aurait garde d'oublier de l'oindre tous les jours de graisse pour la protéger du froid en hiver, des moustiques en été, pieux mensonges en ce qui concernait peut-être ces dernières assertions. En tout cas, Jacqueline ne manquerait jamais de rien, mangerait tous les jours à sa faim, certifiait-elle.
M. Jolliet traduisait.
La novice se retira, emportant l'enfant blottie dans son giron, tout en continuant de parler et de chantonner afin de la distraire de cette séparation d'avec son père. Celui-ci, qui, par sa taille, dominait tout le monde d'une tête, se tourna vers chacun en prononçant un petit discours qui devait être courtois. S'agenouillant, il tira de son havresac deux peaux de loutres et des dépouilles de renards puis les ayant posées à terre, il demanda de l'eau-de-vie. Les visages des jésuites se firent sévères, et Louis Jolliet gourmanda le sauvage.
– Ils sont incorrigibles, dit le comte de Loménie. L'an dernier des sagamores montagnais sont venus en délégation à Québec demander l'abolition de la traite de l'alcool qui les rend assassins et meurtriers entre eux, au point qu'ils tuent femmes et enfants dans leur délire. Mais, voyez, celui-ci a déjà oublié ses plaintes et ses serments...
Le sagamore se tourna vers Angélique et recommença par gestes sa demande. Un quart de chopine, semblait-il implorer, dont il mesurait la valeur du pouce et de l'index.
– Il sait que nous ne lui en donnerons pas. Il tente sa chance auprès de vous qui êtes nouvelle venue à Québec.
La clarté du jour baissait étrangement. Avec l'arrivée du nuage obscur, la pénombre s'alourdissait et seuls les visages et les mains se détachaient, blafards. Louis Jolliet sortit en disant qu'il allait réclamer du luminaire. Le Montagnais posa doucement, dans un coin, son arc et son carquois, son bouclier d'écorce. Il ne désespérait pas à la fin d'obtenir une petite dose d'alcool en échange de ses fourrures et du don qu'il avait fait de sa fille aux très saintes Mères.
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