Et, en même temps ;

– ... Il ne peut que triompher... En tout et toujours... Aujourd'hui était le jour de la résurrection.

Angélique posa la main sur le poing qu'il lui présentait.

– Allons maintenant, dit-il, allons, Madame ! Québec vous attend.

Chapitre 3


Le froid la prit à la gorge dès qu'elle déboucha sur le balcon du premier pont. Un brouhaha énorme s'élevait. Celui du navire en effervescence dans les derniers préparatifs du débarquement, mais aussi un tumulte venu de la ville, porté par l'écho des falaises et l'air trop limpide.

Où avait-elle pris l'idée dans le salon du Gouldsboro que le silence régnait au-dehors ?

Un bruit de cloches carillonnantes et d'appels s'élevait formant une rumeur immense qui grondait comme un souffle dans la conque d'un coquillage.

Le brouillard continuait à rôder en aval du fleuve et à cacher une partie de la côte, mais l'on pouvait voir que la rade alentour s'était couverte d'embarcations de toutes sortes, barques de pêche, canots de bois ou d'écorce, et même des sortes de radeaux faits de rondins encordés avec un gouvernail de fortune sur lesquels les audacieux de ces rivages, qui n'avaient d'autre moyen de transport que le fleuve, n'hésitaient pas à se pousser d'une rive à l'autre.

Joffrey de Peyrac conduisit Angélique sur le premier pont. Il retenait sa main et elle devina tout à coup qu'il devait se faire violence pour la laisser remplir une mission où elle risquait d'être en danger loin de lui.

Un grand plateau d'argent s'interposa entre eux. Le maître d'hôtel et ses aides y présentaient des gobelets d'argent ou de cristal contenant soit du rhum, soit un alcool translucide et parfumé, que le seigneur de Wapassou et de Gouldsboro se procurait à la Nouvelle-Orange, aux sources du fleuve Hudson où les Hollandais le fabriquaient avec des baies de genièvre.

– Le coup de l'étrier, expliqua Joffrey de Peyrac. Pour chacun de mes combattants depuis le mousse jusqu'à vous-même, ma chère, la plus belle ambassadrice des terres d'Amérique.

Les gobelets contenant l'alcool étaient posés sur un lit de glace pilée car il devait se boire très frais.

– Je préférerais un grand verre d'eau, dit Angélique s'avisant qu'elle avait la gorge sèche au point qu'elle n'aurait pu prononcer deux mots.

On le lui apporta presque aussitôt. Elle but avidement et poussa un soupir.

– Je me sens mieux. Que voulez-vous, je suis devenue comme les Indiens. Seule, l'eau des sources me communique la force de la Terre.

Elle vit dans le regard de Joffrey de Peyrac qu'il avait une envie folle de la prendre dans ses bras et de la couvrir de baisers.

– Vous êtes belle ! Cela va être un triomphe. On ne tire pas sur une femme qui s'avance comme une reine dans ses plus beaux atours. On prend au moins la peine, auparavant, de détailler tous les agréments de sa toilette, ses bijoux, la façon dont elle est coiffée et... la partie est gagnée. Le spectacle se déroule, continue. Nul n'est tenté de l'interrompre. La vie n'est pas si fournie de distractions de choix dans cette petite capitale de la Nouvelle-France.

– Moi aussi, je me réjouis. La partie sera difficile, mais je ne sens plus aucune peur.

– Oui-da ! La peur sera pour moi, dit le comte avec une grimace.

Et il avala d'un seul coup un gobelet de rhum.

Elle comprit qu'il ne la laissait pas aller au feu sans appréhension. Cependant, il ne doutait pas de sa réussite.

Ensuite, il coiffa son abondante chevelure que le vent tourmentait de son feutre noir entouré d'une plume blanche retenue par une boucle de diamants. Il enfila soigneusement ses gants de cuir à crispins soulignés de dentelle.

– Je vais vous quitter, Madame, et commencer la manœuvre tournante de débarquement que je vous ai annoncée. À la faveur du brouillard qui cache l'embouchure de la rivière Saint-Charles, je prends pied sur la rive et, longeant la côte, j'atteins les faubourgs de la Basse-Ville et vous rejoins bientôt sur le port avec fifres, tambours et trompettes. Rassurez-vous pour les enfants, ils sont sur le Rochelais. Celui-ci croise un peu au large et ne se rapprochera que lorsque le plus gros de nos troupes aura pris pied sur la rive. Un signal avertira le Gouldsboro de la réussite de la manœuvre et, à ce moment-là, vous descendrez dans la chaloupe d'honneur et vous dirigerez droit vers Québec.

Tandis qu'ils parlaient, leurs yeux continuaient à s'interroger et à se répondre. Leurs cœurs suivaient un autre dialogue.

« Je t'aime... tu existes... tu es merveilleuse... »

« Je t'aime... tu existes et je me sens belle, je me sens plus forte... »

– Et l'enjeu, murmura-t-elle. L'enjeu de tout ceci, de tous ces risques. Quel est-il ? Amener le roi de France à nous rendre justice ? Ou bien amener ces peuples qui lui sont soumis à se prononcer contre lui ?... C'est fou, irréalisable. Nous nous battons et nous nous débattons, mais dites-moi, mon seigneur, l'enjeu, quel est-il ?

– Le même que pour tous, répondit-il avec gaieté : vivre, survivre sur cette damnée Terre où l'on goûte tant de merveilles. Vivre au mieux. Se battre pour vivre. En épargnant, non pas nos efforts, mais autant que possible le sang et la violence... Certes, nous accueillir, pour la Nouvelle-France, est absolument illégal. Mais l'hiver commence. Il n'y aura pas de liaison avec la France pendant des mois. Nous sommes en force, animés d'intentions pacifiques. Ma correspondance avec Frontenac porte ses fruits.

– Et vous avez aussi un autre allié dans la place, m'avez-vous dit ?

– Chut ! fit Peyrac, mon allié est d'autant plus efficace qu'il demeure secret. Mais peu à peu tout se révélera. C'est déjà beaucoup que le gouverneur soit ouvertement pour nous. Il a pris le risque d'être un jour désavoué par le Roi. Et quel est le sentiment du Roi à notre égard ? Nous l'ignorons encore.

– En attendant, notre enjeu, s'il est plus modeste, ne nous en comblera pas moins. Pour nous qui sommes des bannis et des errants, qu'y a-t-il de plus miraculeux que de réussir à passer un hiver à Québec, sur le sol de France, parmi des amis ?

Chapitre 4


Il s'était éloigné après lui avoir baisé la main.

– Ne vous préoccupez pas de moi. lui avait-il dit encore. Il ne s'agit que de VOUS, de VOTRE triomphe, à vous, Marquise des Anges.

Elle avait ri, en recevant, au vol, ce titre ancien qu'il lui lançait : Marquise des Anges. C'était le nom secret de la « matterie », qu'elle avait porté parmi les truands, à la cour des miracles de Paris. Il l'avait appris l'autre soir par sa lettre à Desgrez. À l'entendre de sa bouche, elle en éprouva plaisir et surprise.

Marquise des Anges !

En regardant la ville qui ressemblait de loin à quelque petite ville française de Normandie ou de Bretagne, elle sentait son passé se mêler au présent.

La partie commençait. Chacun peu à peu gagnait son poste. En retrait, à l'abri de la coursive, Angélique attendait le marquis de Ville d'Avray.

Leur flotte seule mouillait sous Québec. Cinq navires, aux rambardes de chaque pont et même celles des hunes garnies de frise écarlate soutachée d'or et dont les sabords, paupières bien closes, cachaient l'œil noir des canons.

La ville était fragile devant eux. L'hiver venant enfermait les antagonistes dans une solitude sans recours. Aucune intervention à espérer de quiconque. Le continent américain sans limite les tenait prisonniers, face à face, réduits à leurs seules forces : les Français de Québec en face des Français que commandait Peyrac.

Québec, dressée devant eux comme une pièce d'orfèvrerie ciselée et scintillante de la rive, toute festonnée de hautes maisons blanches serrées les unes contre les autres, jusqu'au sommet du Roc.

C'était un amoncellement de toits pointus, et encornés de cheminées carrées, un échafaudage peu commun de constructions de pierre, de bois ou de torchis, qui paraissaient posées les unes sur les autres comme dans un château de cartes.

De grands espaces plantés d'arbres, jardins ou vergers, des terrasses, des remparts, des rampes et, par endroits, un pan dressé, écorché, de la falaise abrupte, marquaient les différents étages de la cité, que reliaient des bouts d'escaliers, des sentiers de chèvres et un chemin sans contours, tracé comme une échelle.

Au sommet, de grands bâtiments et résidences, la Cathédrale, l’Évêché, le Séminaire, le Collège des Jésuites, le couvent des Ursulines, l'Hôtel-Dieu, le Château Saint-Louis, s'étalaient, formant comme une couronne dont les fleurons auraient été leurs multiples clochers et clochetons tous très ouvragés, décorés, ajourés et flanqués de leurs croix aiguës.

Il y avait quelque chose de singulier en cette cité du bout du monde. On aurait dit un ex-voto géant.

Trois ou quatre petits moulins à vent plantés çà et là, qui au bord du plateau, qui à la pointe d'un cap ou d'un ressaut, donnaient à l'ensemble une touche naïve et familière.

Au-dessus du cap Diamant, la silhouette d'une grande croix de bois se détachait, isolée.

Le marquis de Ville d'Avray sauta soudain près d'Angélique comme un farfadet en atours de prince.

– Voulez-vous ma longue-vue ?

Il ajouta en se présentant de dos et de face :

– ... Comment me trouvez-vous ? Ne suis-je pas superbe ?

– Vous êtes magnifique. Mais j'attends aussi vos compliments sur ma robe... Vous ne me dites rien.

– Si fait ! Vous êtes admirable... Il n'y a pas de mots. Je suis impardonnable, mais vous me voyez tellement excité, tellement joyeux à l'idée de vous escorter. Vous allez être accueillie par des ovations. Regardez cette foule. Elle ne se tient plus d'excitation à l'idée de vous voir.

C'était un fait qu'à l'œil nu on pouvait voir la ville grouiller de haut en bas telle une fourmilière en effervescence.

Angélique emprunta la lorgnette du marquis de Ville d'Avray, régla la distance et dans le cercle ainsi précisé lui apparurent les quais noirs de monde et au premier plan les silhouettes chamarrées des officiers en uniforme de cérémonie, des dames en robes d'apparat, l'éventail à la main.

On les attendait et, apparemment, avec tous les honneurs dus à des hôtes de marque et non à des ennemis, ni même à des étrangers inspirant méfiance et mépris.

Angélique était impressionnée. Il y avait très longtemps qu'elle n'avait pas vu tant de monde rassemblé et rien que des Français.

– Il ont l'air contents.

– Ils sont ravis. Vous pouvez m'en croire.

– Et comment se comporte le gouverneur militaire, Monsieur de Castel-Morgeat ? s'informa-t-elle.

– Il s'est incliné. Le gouverneur a exigé qu'il donne sa parole de ne rien tenter contre vous. Tenez, je l'aperçois dans ma longue-vue aux côtés de Monsieur de Frontenac. Il ronge son frein, mais se tient coi.

– Et... le Père d'Orgeval, le voyez-vous ?

On distinguait de nombreuses soutanes noires. Ville d'Avray se livra à un examen attentif puis secoua la tête.

– Je ne le vois pas. Il semblerait que lui aussi se tient sur la réserve.

Ville d'Avray continuait à examiner la foule du bout de sa lorgnette. Tout à coup il trépigna :

– Ah ! Le voilà ! Le voilà ! Ça, je le savais, je vous l'avais dit ! Je vous l'avais dit ! Regardez là-bas, à droite près du groupe des officiels Je le vois. Cet ecclésiastique en noir... Je vous l'avais bien dit qu'il arriverait le premier avant moi et qu'il m'attendrait sur le môle.

– Qui donc ? Le Père d'Qrgeval ?

– Mais non voyons ! Mon aumônier ! triompha le marquis. Vous vous souvenez, Monsieur Dagenet qui m'avait rejoint à Gouldsboro et avait refusé ensuite de me suivre au fond de la Baie française et prétendait revenir à Québec par voie de terre. Ah bien ! Je vous l'avais dit qu'il était capable d'y arriver avant moi. Ha ! Ha ! Voilà ce que l'Acadie fait d'un sulpicien quadragénaire, ranci dans les livres et la prière. Un coureur de bois, son canot sur le dos. Je vous l'avais dit : ce pays rend fou.

Angélique prit la longue-vue et finit par localiser la silhouette du solennel ecclésiastique, au long nez, qu'elle avait entr'aperçu à Gouldsboro. Et, nul doute, c'était bien lui. L'air confit au bord du quai, il attendait son protecteur et il était difficile d'imaginer qu'il avait traversé à pied, de part en part, et toujours solennel – près de trois cents lieues – des contrées forestières et dangereuses.

Maintenant Québec avait l'air d'un arbre chargé de fruits. Pas une fenêtre qui ne fût garnie de têtes. Pas une place, un jardin, un verger qui ne fût noir de monde. Les murs de clôture et les remparts supportaient des brochettes d'individus perchés. De partout, à Québec, on était aux premières loges. Au-delà des fortins de la Haute-Ville s'étendait une vaste plaine verdâtre. Elle parut se recouvrir d'une marée rousse et agitée. C'étaient les sauvages, alliés et amis des Français.