Le Père de Maubeuge se tourna vers Angélique. À la lueur de la veilleuse à huile, dans cette pénombre qui s'accentuait, son visage était de plus en plus celui d'un vieux savant chinois.
– Et vous, Madame, la description de ce paysage vous semble-t-elle se rapporter à votre établissement de Gouldsboro qui vous est familier ?
– À vrai dire cela pourrait être n'importe quel établissement de la Baie Française16, répondit-elle d'un ton neutre.
– Mais cela ne pourrait-il pas être Gouldsboro ?
– Cela pourrait l'être, admit-elle, comme cela peut ne pas l'être.
– N'y a-t-il aucun détail dans cette description précise qui ne vous ait persuadée en conscience qu'il s'agit bien là de votre établissement, qu'il ne pouvait s'agir que de Gouldsboro ?...
À ce moment Angélique croisa le regard de la petite religieuse fixé sur elle.
« J'ai dit la vérité, criait ce regard. Alors, toi aussi, tu dois dire la vérité. »
Et soudain elle comprit ce qui se débattait au sein de cette discussion pointilleuse. Elle comprit quel était l'enjeu que poursuivaient le jésuite et les autres ecclésiastiques en les engageant, elle et la Mère Madeleine, dans ces sombres dédales.
L'enjeu, c'était la vérité.
Les jésuites n'étaient pas des inquisiteurs. Leur ordre s'était toujours défendu de prendre le relais des dominicains au prétoire du sinistre tribunal. Ils n'étaient pas là comme aux temps affreux de l'Inquisition pour obtenir par de fausses déclarations ou de faux témoignages des abjurations ou pour confondre des hérétiques ou des sorcières promis d'avance, par eux, au bûcher.
Ils étaient là pour faire éclater la vérité.
Il leur fallait décider de la véracité des phénomènes supranormaux qui étaient soumis à leur jugement et, s'ils se montraient intransigeants, c'était dans la poursuite des examens qu'ils entreprenaient à la lumière prudente de leurs connaissances ésotériques approfondies.
Elle se souvint que le grand exorciste de Paris qui avait examiné Joffrey au moment de sa mise en accusation de sorcellerie était un jésuite, et qu'on l'avait assassiné afin qu'il ne pût venir témoigner au procès de l'innocence du comte reconnue par lui.
Et son frère, Raymond, le jésuite, avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver Joffrey du bûcher.
Tout cela repassa en quelques secondes dans sa tête tandis que son regard allait des deux graves physionomies des religieux, à celle, angoissée, de la jeune sœur derrière sa clôture.
« Dis la vérité », suppliaient les yeux de celle-ci.
Se taire, laisser volontairement dans le vague des certitudes qui permettraient au jésuite et à l'exorciste de décider du cas, c'était condamner la Mère Madeleine. On avait déjà dû l'interroger souvent, la harceler sans fin. On finirait par la traiter de simulatrice, d'hystérique, fabulant pour attirer sur elle l'attention, indûment.
Or, Angélique pouvait-elle nier Ambroisine ? Aujourd'hui, elle avait devant elle, celle, innocente, qui, par un de ces mystères, mal expliqués encore, l'avait « vue » la première et l'avait, en tremblant, annoncée.
Angélique pouvait-elle nier les scènes démentes, les crimes horribles dont elle avait été le témoin sur les « grèves » brûlantes du Golfe Saint-Laurent, où dans la chaleur de l'été et une odeur nauséabonde séchaient sur les galets la morue des pêcheurs bretons ?
Pouvait-elle nier la licorne de bois doré, échouée dans les sables roses du rivage de Gouldsboro et sa corne de narval étincelant au soleil « comme du cristal » ?
Elle abdiqua.
– Oui, c'est vrai, vous avez raison, reconnut-elle. Il y a eu un temps, à Gouldsboro, où TOUT FUT EN PLACE comme dans la vision. Les maisons de bois clair, sous la falaise, et qui n'étaient pas encore construites quand a eu lieu la prédiction... Les deux navires dans le port... Tout était en place, et je dois reconnaître que l'image est exacte et que la Mère Madeleine ne pouvait pas la composer d'avance. Mais cela ne veut pas dire que parce que j'habitais là et m'y trouvais à ce moment, je suis forcément l'esprit succube qui...
Le Père de Maubeuge l'interrompit d'un geste sec et sans appel qui signifiait qu'on ne lui demandait pas de plus amples informations, ni même son avis sur la question...
Mais, à partir de sa déclaration, l'interrogatoire prit la forme... d'un travail de collaboration efficace qu'Angélique accepta par esprit de loyauté envers la Mère Madeleine.
EXTRAITS DE L'INTERROGATOIRE
Question : Vers quelle époque situez-vous ce temps où le paysage de la « vision » s'est réalisé exactement à vos yeux ?
Réponse : Au début de l'été qui vient de s'écouler.
Question : Avez-vous été témoin en ce même temps de phénomènes démoniaques qui se seraient passés en ces lieux ?
« Ladite dame de Peyrac répond qu'elle n'est pas habilitée pour juger d'une telle question, elle ne se croit pas apte à pouvoir différencier les phénomènes démoniaques de n'importe quel autre événement mauvais qui pourrait survenir. »
À sa tirade le R.P. de Maubeuge riposta avec un mince sourire qu'il était au contraire persuadé qu'elle avait certains dons lui permettant de discerner ce qui ne se voit pas et dont avaient témoigné auprès de lui des personnes versées en cette science et dignes de confiance, à savoir le Père Massérat, le Père de Vernon dans une lettre qu'il lui avait fait parvenir avant de mourir, le Père Jeanrousse, également, un des jésuites d'Acadie...
À cette énumération Angélique se vit acculée, cernée par un cercle de Robes Noires comme une biche aux abois. Ils finiraient par tout savoir d'elle et d'Ambroisine s'ils ne savaient pas tout déjà.
Elle reconnut qu'il y avait en effet, en ce temps-là, à Gouldsboro, des événements que l'on pouvait qualifier de « démoniaques » mais ensuite elle serra les lèvres et décida, à part elle, qu'elle ne se laisserait plus rien arracher. Non, elle ne parlerait pas et jamais d'Ambroisine, la démone incarnée – elle ne l'avait que trop « vue » et de trop près – elle ne parlerait pas de ses crimes, ni de sa mort... Il y a des choses qu'il est préférable de taire lorsqu'elles ont été vécues et révolues. Rien ne sert de les inscrire dans la pierre ou sur le papier. Ainsi l'avait fait remarquer Ville d'Avray dans sa sagesse épicurienne. Il y avait beau temps que les sables des grèves d'Acadie n'en gardaient plus aucune trace. Elle estimait donc qu'elle en avait assez dit par son approbation, pour donner raison à la Mère Madeleine, et même au Père d'Orgeval lorsqu'il avait « désigné » Gouldsboro. Elle n'irait pas plus loin.
Le Père de Maubeuge lut-il sa résolution sur son visage, il n'insista pas. Se tournant vers la Mère Madeleine, il demanda, mais sur un ton qui laissait entendre qu'il s'agissait d'une question annexe.
– Ma Sœur, vous avez parlé récemment à votre Supérieure d'un autre songe au cours duquel le Père de Brébeuf vous serait apparu, vous adjurant de prier pour la conversion d'un sorcier. Y a-t-il relation entre ce nouveau message que vous avez reçu de l'Au-delà et les faits plus anciens qui nous occupent concernant Gouldsboro, Madame de Peyrac ou son époux ?
– Non ! Non, dit précipitamment la Mère Madeleine. Ce songe me fut donné la nuit de leur arrivée mais ils n'étaient pas en cause. Le Père Brébeuf m'avertit qu'un sorcier allait être sollicité pour commettre un sacrilège et qu'il fallait tout mettre en œuvre pour empêcher cette infamie. Je me suis jetée au pied de ma couche et j'ai prié de longues heures...
« Pauvre Mère Madeleine ! » pensait Angélique. Ses jours et surtout ses nuits ne lui paraissaient pas bien répondre à l'image calme et séraphique qu'Angélique se faisait de la vie d'une moniale cloîtrée.
Le R.P. de Maubeuge demanda :
– Il ne s'agit donc pas du sorcier dont il est question dans la vision ?
– Quel sorcier ? demanda la religieuse, troublée.
– Ce personnage sombre qui se tenait derrière la femme diabolique et dont vous craigniez que ce ne fût Satan.
– Non ! Non, ce n'était pas Satan, je m'en suis défendue par la suite...
– En effet. Alors était-ce un sorcier ?
– Non, ce n'était pas un sorcier.
– Alors, qui était-ce ?
– Un homme noir, murmura-t-elle d'une voix tremblante.
– Pensez-vous qu'il puisse s'agir de Monsieur de Peyrac ?
Angélique poussa un léger cri de protestation, auquel répondit en écho un même petit cri de la Mère Madeleine.
Le Père de Maubeuge ne paraissait pas impressionné par ces réactions de femmes trop sensibles et réitéra sa question.
– Je ne connais pas Monsieur de Peyrac, dit la petite nonne d'un air malheureux.
– Souhaitez-vous qu'il soit mis en votre présence ?
– Non, ce n'est pas la peine. Inutile de déranger ce grand seigneur. Ce n'est pas lui.
– Dans quelle certitude puisez-vous la conviction que ce n'est pas lui ?
Et comme elle ne répondait pas.
– Est-ce à dire, ma Sœur, que vous savez QUI est l'homme noir ?
– … !
– Ma Sœur pouvez-vous nous LE nommer ?
– Non ! Non ! Je ne PEUX pas, s'écria la Mère Madeleine en plongeant son visage torturé entre ses mains.
– Mais laissez-la donc en paix, la pauvre créature ! intervint Angélique. N'a-t-elle pas assez pâti, comme nous-mêmes, de toutes ces histoires ? À quoi riment ces précisions que vous exigez d'elle, mon Père ? Pourquoi tout préciser, dénoncer, définir ? Pourquoi ne trier que ce qui peut faire mal, décevoir sur la nature des êtres ? Tous les témoignages de destruction, de faiblesse, de déchéance doivent-ils nécessairement être inscrits ? Une tempête est faite pour passer. Si nous la retenions de force sur nos rives, elle ravagerait tout. Ce serait un geste insensé. Croyez-moi, mes Pères, il y a des choses qu'il ne faut pas retenir sous peine qu'elles ne vous ravagent. Il faut les laisser passer comme le vent... Mais qu'est-ce donc ? sursauta-t-elle malgré elle, alors qu'un de ces coups sourds, comme ceux d'un lointain canon qui par moments éveillaient les échos du monastère et n'avaient cessé d'accompagner leur conversation, éclatait avec plus de violence.
– C'est la tempête qui approche, répondit le Père de Maubeuge. Le vent qui passe... Que disiez-vous, Madame ?
– Que l'on ne gagne pas toujours à vouloir incarner l'esprit du mal, par des noms, par des signes qui demeureront, lui donnant pouvoir...
Elle frissonnait en se rappelant l'écriture du petit billet trouvé dans la casaque de l'homme tué par Piksarett... « Je viendrai ce soir si tu es sage. » La seule vue de l'écriture lui avait fait dresser les cheveux sur la tête. L'écriture d'Ambroisine...
– La plume parfois peut transmettre du venin, dit-elle.
À sa grande surprise, et alors qu'elle s'apprêtait à affronter les conséquences de son intervention, et à subir de nouvelles questions, le Père de Maubeuge eut un de ces petits signes de tête à la chinoise qui étaient sa forme de courtoisie, et, sans plus insister, il se leva, imité en cela par le Père Jorras, puis l'abbé Morillot.
– Dois-je conclure sur ces derniers mots ? demanda ce dernier.
– Lesquels ?
– « ... La plume parfois peut transmettre du venin... », relut gravement le jeune clerc.
Un sourire vint aux lèvres du Supérieur des jésuites.
– Cela me semble parfait, approuva-t-il.
Et il y avait eu sur ses traits une expression d'humour et de satisfaction.
– Dois-je relire la rédaction ? demandait l'abbé Morillot.
– Non, car la tempête approche. Nous allons signer.
La plume passa de main en main. Le manuscrit fut posé dans un tiroir que la Mère Madeleine avait poussé vers l'extérieur, puis qu'elle ramena derrière la grille afin de le signer à son tour.
Puis l'abbé Morillot reprit le tout et le rangea dans un sac en peluche.
– Ma Sœur, je reviendrai vous voir, cria Angélique avant que le rideau noir ne retombât de l'autre côté de la grille, lui cachant la Mère Madeleine.
Angélique avait été obligée de crier à cause des bruits du vent qui ébranlait les portes et qui ne faisait que s'accroître.
– Oui, revenez nous voir, chère dame, répondit la voix douce derrière la tenture. Nous vous ferons visiter nos sept autels.
Piksarett et le chef montagnais se rapprochèrent. On les avait oubliés dans la tension de l'heure précédente.
Le comte de Loménie prit le bras d'Angélique sous le sien.
– Je vais vous accompagner, Madame.
Maintenant que tout était terminé, Angélique leur trouvait à tous une apparence aimable.
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