– Vous avouerai-je, mon Père, que je me sens lavée comme par l'eau lustrale d'un nouveau baptême.
– Vous n'aviez rien à craindre, Madame, répondit le Père de Maubeuge. Cette confrontation comme vous l'avez fait remarquer vous-même ne visait qu'à mettre en lumière ce que nous savions tous.
Cependant, malgré l'urgence pour tous de regagner leur domicile, le Père de Maubeuge leur réservait encore une annonce d'importance. Il se tourna vers le comte de Loménie.
– Je m'adresse à vous, Monsieur le chevalier de Malte, car je sais l'amitié de longue date qui vous a uni au Père Sébastien d'Orgeval. Je sais aussi les questions que vous vous posez sur son sort et les inquiétudes que vous en concevez. Je ne pouvais parler jusqu'à ce jour, avant que la question que nous venons de traiter ne soit éclaircie à la lumière du Saint-Esprit. Cela étant, je suis heureux de pouvoir désormais vous rassurer sur le sort de votre ami et je vous autorise, mon frère, si nos concitoyens s'en informent près de vous, à leur révéler les décisions prises en commune volonté par nous-même et le Père d'Orgeval. Vous n'ignorez pas que nos missions d'Iroquoisie, dont les territoires s'étendent des confins du grand sault de Niagara à ceux du lac nommé de Toronto, et délaissées longtemps depuis le grand massacre des Hurons et de nos missionnaires perpétré par les Iroquois des Cinq-Cantons, se relevaient de leurs cendres.
« Depuis des années des catéchumènes, des baptisés, appartenant à ces nations apparentées aux Iroquois, réclamaient de plus en plus ardemment le retour des Robes Noires pour les conserver dans la foi de leur baptême. J'ai jugé le moment venu d'envoyer en ces lieux déshérités le plus capable, le plus influent, le plus courageux de nos missionnaires : j'ai nommé Sébastien d'Orgeval. N'a-t-il pas, presque à lui seul, quasiment converti les immenses territoires de l'Acadie de l'Ouest, veillé par les armes au maintien des frontières avec les hérétiques de Nouvelle-Angleterre ? « Aux Iroquois » il saura soutenir et défendre ces peuples abandonnés et sans cesse menacés d'extermination par leurs frères demeurés païens. Tout le désignait, car s'il a appris facilement de nombreux dialectes abénakis, il parle aussi couramment le huron-iroquois. Il s'est donc mis en chemin alors que votre flotte parvenait sous Québec, Madame. Voici pourquoi vous et votre époux ne l'y avez pas trouvé. Lui-même comprenait que c'était mieux ainsi. Il ne s'arrêtera ni aux Trois-Rivières ni à Ville-Marie. S'il ne peut atteindre les limites d'Iroquoisie avant les grandes tempêtes de neige qui en interdiraient l'accès, il hivernera au fort de Cataraqui sur le lac Frontenac.
Le Supérieur parlait de sa voix posée et l'ébranlement des coups de vent orchestrait avec une force de plus en plus violente ce récit tranquille. Angélique en avait les nerfs secoués.
– ... Comme vous le voyez rien de mystérieux dans ce décret. Il était seulement préférable d'attendre l'apaisement des passions, avant de susciter par notre ville, volontiers bavarde et excessive, les commentaires d'une démarche que le Père d'Orgeval a accomplie en toute lucidité. Il s'est éloigné conscient de suivre au mieux la voie désignée par son Maître, Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont il demeure le soldat aveuglément soumis par ses vœux.
Au même instant, un bruit terrible commença de monter au-dehors, comme l'arrivée par la forêt d'attelages de cent chariots en folie : galops, escadrons, heurts des roues de bois sur les pavés, une armée démente parut défiler devant le couvent, poussant des rugissements sans fin. On eût dit des charrois de canons roulants, traînés par des chevaux emballés faisant résonner les voûtes et craquer les portes.
Angélique se crut la proie d'une hallucination.
– Qu'est-ce donc ? s'écria-t-elle se cramponnant nerveusement au bras de Loménie.
– La tempête ! répondirent-ils sans paraître s'émouvoir.
Piksarett remettait sa peau d'ours.
La porte s'ouvrit avec fracas et l'intendant Carlon entra, poussé dans le dos par la force du courant d'air. Les silhouettes d'une sœur converse tenant un bougeoir et d'un vieil homme portant une torche se profilaient derrière lui. Le hurlement du vent sauta dans la pièce tel un être fou, tournant en tous sens, et les assourdit.
– Ce n'est rien, cria M. Carlon, ce n'est qu'une petite tempête. Nous allons pouvoir regagner à temps nos demeures. Mais il faut que nous vous escortions, Madame, et nous devons partir aussitôt.
– Laissez vos chevaux à l'écurie, Messieurs, conseilla la sœur converse, la neige est déjà trop haute, ils tomberont...
Dans l'entrée, pourtant close, on dut avancer courbé en deux. Des vents turbulents passaient par tous les interstices, sifflant comme des vipères, crachant des jets d'une vapeur cinglante et froide. Des cristaux de neige s'infiltraient sous les plinthes. Les portes étaient secouées comme par une poigne démente. La sœur converse voulut absolument nouer un bout de lainage sous le menton d'Angélique afin de mieux maintenir le capuchon de sa mante.
La poterne ouverte révéla, dans son rectangle découpé, un monde grisâtre, bouillonnant, déchiré, ravagé de zébrures horizontales. Les rafales passaient, entraînant une neige fine, poudreuse, qu'on voyait à peine, mais qui montait au sol avec la rapidité d'une eau emplissant un réservoir.
La bougie de la converse fut soufflée. La torche du vieux domestique grésilla et s'éteignit dès qu'il eut mis un pied dehors. Il trouva les chevaux qui avaient déjà de la neige jusqu'aux jarrets et les entraîna vers le porche de la cour du monastère. Curieusement, au sein même de la tourmente, le bruit semblait moins effrayant qu'à l'intérieur du couvent. Sans doute parce qu'il s'amplifiait jusqu'à en rendre inconscients ceux qui s'y plongeaient...
Dès les premiers pas, ils étaient surtout absorbés par la lutte contre le mur de la bise. On aurait dit avoir affaire à un hercule haletant et invisible qui s'opposait sauvagement à leur avance. Dans la rue on ne voyait plus rien, ni bâtiments, ni rues, ni sentiers.
Cramponnée à ses compagnons qui, de leurs bras, la serraient et la soutenaient, Angélique avançait, faisant confiance à la connaissance qu'ils avaient de leur ville et des tempêtes du Nord. À Wapassou, se dit-elle, elle ne se souvenait pas avoir affronté de pareilles tourmentes. Il est vrai que lorsque le temps était mauvais, on restait chez soi. Jamais, la rage du Septentrion ne lui avait paru aussi farouche.
Ils allaient presque couchés en avant. Le vent était une faux, une lame qui vous sciait les jambes, le visage. De temps en temps, tout se calmait. Et la neige soudain tombait en cataractes duveteuses et diluviennes, à croire qu'elle allait vous ensevelir dans la minute. Il fallait se secouer pour se dégager. À un tournant, la tornade les reprit à la gorge, secouant, renversant ; à un autre, le sol se déroba.
Ils trébuchèrent dans une congère. Il fallut l'aide des deux Indiens, qui les avaient suivis, pour s'en extraire. Rapprochés, rivés les uns aux autres, ils se rassemblèrent comme en boule, offrant leurs échines aux coups et discutèrent du chemin à prendre. C'était un conciliabule de sourds. En tout cas, Angélique en jugeait ainsi, mais ses compagnons paraissaient se comprendre à mi-mot et même sans mot selon une mimique éprouvée. Leurs gestes signifiaient : « Nous venons de passer devant la petite chapelle de Sainte-Foy... Nous allons couper par le haut... Nous arriverons par la cour des Banistère et descendrons vers la maison. »
Une lueur dansa devant eux. Un sillon dans la peluche immaculée de la neige les précédait. Au bout, s'avançait un homme portant une lanterne sourde et une pelle sur l'épaule. C'était un domestique des jésuites qui se rendait au moulin pour en bloquer les ailes. De quelques signes, il proposa son aide, lorsqu'il aurait rempli sa tâche. Avec sa pelle, il allait leur ouvrir la route. Il monta le talus en déclenchant des avalanches. Au-dessus d'eux, les grincements et le tic-tac du moulin invisible ajoutaient aux râles de rage de la tempête comme les ricanements d'un oiseau géant.
La mécanique s'arrêta et les claquements frénétiques s'apaisèrent. L'homme revint. Grâce à sa pelle et à sa lanterne de corne, le reste du trajet s'accomplit sans difficulté majeure. Ils arrivèrent par la cour des voisins, transformée en cratère blanc.
Une boule sombre s'ébrouait et se débattait au pied de l'arbre.
– C'est le chien, dit Loménie.
« Pauvre bête ! » voulut dire Angélique. Mais son menton était gelé, aussi raide qu'une galoche de bois.
Un peu plus loin, elle crut, cette fois, réellement tomber au fond d'un puits et eut de la neige jusqu'à la taille. Mais l'on arrivait dans la cour de la maison de Ville d'Avray, « sa » demeure à elle, dont la porte s'ouvrait toute grande sur des visages, des rires, des cris heureux.
Le phare de l'âtre apparut.
– Maman ! Maman !
Les enfants l'appelaient avec transport. Yolande, Adhémar, le vieil Eloi, Cantor.
– Mère ! J'allais partir au-devant de vous...
Sire Chat, prudemment retiré en boule sous l'auvent de la cheminée, parut satisfait de la voir passer le seuil.
Claude de Loménie et Jean Carlon refusèrent d'entrer. Pas de quoi s'affoler, disaient-ils. On n'en était pas encore aux grandes, aux « vraies » tempêtes qui vous tiennent trois jours enfermés, là où elles vous surprennent.
Transformés par la magie de la neige et du blizzard en compagnons de goguette, le chevalier de Malte et le grave intendant de la Nouvelle-France repartirent en titubant, agglutinés l'un à l'autre.
À suivre
1 Cf. « Angélique et la démone ».
2 Matachier : terme indien désignant l'acte de se décorer de peintures de guerre.
3 En termes de blason : fond d'azur = fond bleu ; fond de gueules = fond rouge.
4 Sac de toile fine contenant la poudre qui était ainsi placée au lieu d'être versée.
5 Surnom donné à Romain de L'Aubignière à cause de ses mutilations, et parce que sa seigneurie se trouvait près de la ville de Trois-Rivières.
6 Dans les prisons, les gardiens coupaient souvent les cheveux des prisonnières pour les revendre aux perruquiers.
7 Dans le langage populaire, le « Bougre Rouge » désignait parfois le diable.
8 Nom qu'on donnait aux Bohémiens.
9 Sorte de pouf carré.
10 Cf. « La tentation d'Angélique ».
11 Aujourd'hui Baie de Fundy entre le Maine et la Nouvelle-Écosse.
12 Nom donné par les Indiens au gouverneur.
13 Nom donné par les Indiens à Joffrey de Peyrac.
14 Louis XIV, à la mort de Mazarin, décida de ne pas le remplacer dans sa fonction. Il fut lui-même son Premier ministre.
15 Ville-Marie a été lé premier nom de ce qui sera plus tard Montréal.
16 Aujourd'hui Baie de Fundy, entre les rives de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et du Maine.
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