– On ne sait encore... Heureusement Monsieur de Frontenac a agi promptement et avec énergie. Il était furieux qu'on ait contrevenu à ses ordres. Il est remonté en hâte vers la Haute-Ville afin d'intervenir en personne si cela se révélait nécessaire... Mais il semble que tout est rentré dans l'ordre... Venez ! Je vais vous conduire jusqu'à la Place Royale où l'on vous attend... Je vous prends sous ma protection.

Soudain, ses yeux s'agrandirent, émerveillés. Il venait de s'aviser de ses atours.

– Seigneur ! Madame ! Que vous êtes belle !

Elle rit gaiement. Il ne l'avait connue au fort Wapassou qu'emmitouflée dans des fourrures ou de gros lainages, chaussée de bottes. Elle n'était pas mécontente de se montrer à lui sous un jour plus seyant et même éclatant.

– J'ai voulu faire honneur à Québec, dit-elle. C'est un si beau jour pour moi.

On lui avait tellement rapporté que le chaste chevalier était tombé amoureux fou d'elle qu'elle ne pouvait s'empêcher de manifester un peu de coquetterie dans leurs rapports.

Une chose était certaine, c'est qu'il avait pris parti pour eux avec fougue, jusqu'à se faire accuser « d'avoir perdu la raison et de s'être laissé envoûter ». En ami loyal il avait tenu bon. Et l'entrevue d'aujourd'hui devait beaucoup à son courage.

– Et moi ? intervint Ville d'Avray.

Il avait froncé les sourcils en entendant le comte de Loménie déclarer : « Je vous prends sous ma protection. »

– Quoi ! On nous bombarde. On nous sépare de notre escorte. Nous débarquons dans la vase des bas quartiers sans que personne ne s'en avise et ne vole à notre secours... Nous nous colletons avec la canaille pour nous rendre à grand-peine jusqu'à vous. Je défends Madame de Peyrac au péril dé ma vie. J'évite à Monsieur de Frontenac une rupture diplomatique grave. Qui sait ? La guerre, peut-être ! Et ce n'est pas moi qui aurai l'honneur de présenter Madame de Peyrac au gouverneur et aux notables, mais vous ? Croyez-vous, Monsieur de Loménie, que vous n'avez qu'à surgir pour vous adjuger le beau rôle ?

– Calmez-vous, marquis, fit le chevalier surpris. Et recevez toutes mes excuses. Je ne m'attendais pas à votre présence.

– C'est complet !

– Je ne vous avais pas vu.

– Je vous avais pourtant adressé la parole et vous m'avez répondu... Mais vous étiez absent, transporté, ébloui ! Par ELLE, évidemment. Notez que je conçois votre saisissement et je peux même l'excuser, mais... je ne m'en effacerai pas pour autant...

– Eh bien ! c'est moi qui m'effacerai, consentit en riant le comte de Loménie-Chambord.

Cependant, il ne lâcha pas la main d'Angélique. Il se plaça seulement à sa gauche, tandis que le marquis se mettait à sa droite.

Encadrée par eux, Angélique fit son entrée sur la Place Royale qui était aussi la place du marché de la Basse-Ville, noire de monde.

Son apparition suscita des remous, un silence, puis des cris, des acclamations et des ovations éclatèrent.

L'absence de M. de Frontenac entraînait du désordre dans le protocole.

Angélique distingua les officiels dans le fond de la place autour d'une estrade. Tous vêtus d'atours aux vives couleurs et d'uniformes chamarrés. En l'apercevant, ils oscillèrent dans sa direction et Angélique eut l'impression de les voir s'abattre autour d'elle comme un vol de gros oiseaux des îles.

Elle fut entourée aussitôt de souhaits et de compliments chaleureux, de protestations d'amitié, de propositions à se désaltérer, à s'asseoir, d'être menée au gouverneur qui n'était pas là, en attendant d'être présentée aux uns et aux autres, tous importants.

On les guida vers l'estrade qui était dressée au centre de la Place Royale et sur laquelle étaient disposées des tables nappées de blanc et surchargées de gobelets et de pichets d'étain, de verres et de hanaps dont le cristal miroitait au soleil d'hiver et d'aiguières de vermeil.

S'il n'avait fallu que ce détail à Angélique pour lui rappeler qu'elle se trouvait en Nouvelle-France et non en Nouvelle-Angleterre, il eût suffi. Car la Place Royale étant également la place du marché de la Basse-Ville, l'estrade en son centre devait servir plus communément aux punitions et aux exécutions capitales, rares, il est vrai. On s'était contenté de retirer le banc et les chaînes du pilori assis et de draper l'échafaud de beaux tapis.

Quatre barriques de vin des îles étaient posées sur des tréteaux bas et mises en perce, ainsi qu'une impressionnante rangée de fiasques de rhum des Antilles alignées sur les tables.

– Monsieur de Peyrac nous a fait présent de ces vins excellents, expliqua à Angélique une dame avenante et qui paraissait très active. Il nous les a fait porter de grand matin avec sa chaloupe ainsi que ce rhum chaleureux et des liqueurs pour les dames.

Ainsi s'expliquait la joviale exubérance qui régnait. Angélique se demanda si ce n'était pas avec intention que Joffrey, dès la prime aube, avait entrepris de régaler la population de Québec.

Sa générosité entraînait à la belle humeur et c'était pourquoi on avait traité à la légère ces quelques coups de canon intempestifs. Aussi bien tout semblait s'arranger.

Chapitre 8


Un grand escogriffe arrivait en courant, dévalant le chemin de la Montagne, claudiquant et comme essoufflé, si noir de poil qu'avec sa barbe naissante sur son teint enflammé par le froid on l'aurait dit violet, une sorte d'Espagnol aux yeux de braise. Il s'arrêta brusquement devant Angélique comme un cheval qui vient de découvrir l'obstacle.

– Êtes-vous Madame de Peyrac ? demanda-t-il d'une voix haletante. Il ne vous a été causé aucun dommage ? Vous ne vous estimez ni blessée ni maltraitée ?

Et comme Angélique protestait du bon accueil reçu.

– ... Il faut prévenir les sauvages, cria-t-il tourné vers le groupe des traitants et coureurs de bois, qui dans leurs vêtements à l'indienne se mêlaient aux assistants. Le grand Narrangasett est en train de les ameuter sur les plaines d'Abraham en disant que l'on a tiré sur ses amis... Allez vite le prévenir...

L'un des « voyageurs » en qui Angélique reconnut Romain de L'Aubignière, se précipita au pas de course.

– Le grand Narrangasett ?... Piksarett, s'écria Angélique.

Il m'a précédée à Québec. Il m'avait dit qu'il m'y attendrait.

L'officier noir de poil continuait à se tenir devant Angélique avec un air désemparé. Il ramassait son manteau sur le bras avec nervosité et, voulant exécuter devant elle un courtois salut de Cour, ne semblait plus se rappeler de quel côté se trouvait la garde de son épée. Il avait tant couru que son souffle, dans l'air froid, sortait de sa bouche entrouverte comme des bouffées de vapeur d'une marmite.

– Monsieur de Castel-Morgeat, lieutenant du Roi de France en Amérique, présenta le comte de Loménie.

– Monsieur de Castel-Morgeat, s'écria Angélique. Est-ce vous qui avez fait tirer sur notre flotte ?

– Non, mordious ! J'avais donné ma parole ! Je sais la tenir.

Il s'appuya contre l'estrade.

– Aïe ! Aïe ! Ma jambe !

– Êtes-vous blessé ?

– Non, ce sont mes douleurs que j'ai contractées dans la campagne d'hiver en Iroquoisie...

Il la quitta d'un air encore plus hagard pour se précipiter sur un gentilhomme qui survenait entouré de douze soldats en justaucorps gris-blanc de l'infanterie, mousquet à l'épaule. Il se prit à lui chuchoter à mi-voix des explications volubiles.

Angélique devina que le nouveau venu était le gouverneur Frontenac. Il lui plut aussitôt. Il y avait en ce quinquagénaire robuste quelque chose de goguenard et de simple qui donnait l'impression de le connaître depuis longtemps. Lorsqu'il fronçait ses sourcils touffus, son regard étincelait comme de l'acier frappé par un brusque éclair. Mais, au repos, sa bouche aux lèvres charnues sous la moustache hérissée avait un pli de bonté, ses yeux riaient volontiers. On voyait qu'il était avant tout un militaire et que l'habit élégant enfilé le matin, le jabot noué au mieux, tous les rubans des décorations à leur place, les bas à baguettes d'or bien tirés avaient certainement requis beaucoup d'héroïsme et de savoir-faire de la part de ses valets. Sa perruque, qu'il portait de cheveux blancs bien qu'il ne fût pas un vieillard, était un peu de travers. Il écouta Castel-Morgeat avec attention mais impatience et expédia d'un revers de main les explications que l'autre recommençait.

– Tout est votre faute ! l'entendit-elle jeter au gouverneur militaire. Vous vous laissez mener par le bout du nez. Et, à cause de votre faiblesse insigne, me voici avec un grave incident diplomatique sur les bras. Je connais Monsieur de Peyrac de réputation de longue date et nous correspondons depuis plus d'un an pour mettre au point notre alliance ! Et voyez, ses vaisseaux se sont retirés. Que mijote-t-il ? Il ne va pas laisser passer cette insulte qui a failli lui coûter son navire amiral... Je veux lui faire porter tout de suite un message. Vous allez vous en charger pour votre peine. Allez, embarquez, tant pis si l'on vous tire dessus...

Sur ces entrefaites, on vint dire à M. de Frontenac que Mme de Peyrac se trouvait là. Il se retourna et l'apercevant poussa une exclamation stupéfaite et ravie et vint à elle les deux mains tendues.

– Madame de Peyrac ! Quel miracle ! Saine et sauve ! Et votre époux où se trouve-t-il ? J'espère qu'il ne nous en veut pas trop ?

Sans attendre les réponses à ses questions, il lui baisait les mains et la regardait avec enthousiasme comme s'il ne pouvait en croire ses yeux. Puis il s'inquiéta de nouveau.

– Où est Monsieur votre époux ? Que fait-il ?

– Je l'ignore...

Rapidement, elle lui conta son odyssée, comment elle se trouvait déjà dans la chaloupe au moment de la canonnade, et que l'esquif ayant été entraîné par les remous et les courants elle avait dû aborder en un point de la Basse-Ville.

– Monsieur de Peyrac doit être fou d'inquiétude à votre sujet et de rage contre moi. Il faut absolument le prévenir et le rassurer.

Il dicta à son secrétaire, sur une écritoire volante, une missive remplie d'excuses et d'explications et la remit à un officiel de son escorte.

– Pas vous, dit-il en refoulant Castel-Morgeat du geste, vous ne feriez qu'aggraver les choses.

L'officier prit place dans une barque. On perdit un peu de temps à trouver un drapeau blanc. On en fabriqua un avec l'écharpe blanche en sautoir d'un de ces messieurs. Sous l'impulsion de deux solides rameurs, le plénipotentiaire s'éloigna vers les lointains où se profilaient, estompés par une brume légère, les vaisseaux de la flotte de Peyrac. M. de Frontenac le suivit d'un œil anxieux et impatient.

– Et maintenant, il nous faut attendre.

Angélique pensait que l'attente promettait d'être longue. Elle ne pouvait guère extrapoler sur le tour que prendraient les décisions de Joffrey de Peyrac après cet échange de boulets. Lorsqu'elle s'était embarquée, il était, lui, à terre avec ses hommes en aval de Québec. Avait-il regagné son bord ? Ou bien, progressait-il avec des intentions guerrières vers la ville traîtresse ? Savait-il seulement ce qui lui était arrivé à elle ?

Il fallait attendre les effets de la lettre de M. de Frontenac, si celle-ci lui parvenait.

Angélique aurait aimé lui demander quel était le parti hostile qui avait osé désavouer et contrecarrer les plans généreux du gouverneur. Il était évident que celui-ci avait été pris de court et dominait mal sa colère qui lui revenait par bouffées. Il revint à elle.

– Désolant ! Une si belle réception ! J'avais tout organisé avec l'étiquette voulue. Vous auriez été reçue somptueusement, comme une reine, on vous aurait présenté les tambours et les trompettes faisant retentir les échos. Tandis que regardez-moi ce désordre de foire ! Les gens boivent et rient et se congratulent comme si rien ne s'était passé.

– Peut-être ma venue les a-t-elle rassurés ? Me voyant là ils savent que les pourparlers ne sont pas rompus.

– Et si Monsieur de Peyrac refusait de parlementer ?

– Eh bien ! N'avez-vous pas en moi un otage de marque ? Vous pourrez m'échanger contre le pardon de votre offense.

– Et Monsieur de Peyrac, de son côté, peut vous menacer de pendre haut et court Messieurs Carlon et de Bardagne qu'il détient en son pouvoir, s'écria Ville d'Avray d'un air réjoui.

– Fi ! Fi, de ces odieux chantages, de ces lâches menaces ! se plaignit Frontenac. Ah ! J'avais rêvé autre chose.

Angélique voulut le réconforter.

– Monsieur, nous plaisantions...

– Madame, vous riez !