– Des souvenirs impérissables, marmonna Bessart. …

« et que le temps a rendus plus encore vénéneux et rongeurs », pensa Vivonne.

– Pratique-t-elle l'envoûtement ? demanda Saint-Edme.

– Je n'en sais rien, dit le duc, après avoir tourné de long en large comme un fauve.

Les témoins de son agitation faisaient grise mine. Ils se turent tous. Ils dépendaient de la fortune du duc mais plus encore de celle d'Athénaïs de Montespan, sa sœur. Lui n'avait de puissance que parce qu'il était le frère de la maîtresse du roi, l'oncle des enfants de celui-ci, ces petits bâtards qu'élevait Mme de Maintenon mais que le Roi reconnaîtrait en les nommant princes du sang. Et maintenant que la gouvernante aussi se faisait remarquer, la position était plus que jamais assurée.

– Vous devez, Monsieur le Duc, jouer entièrement la partie de votre sœur et d'elle seule. Le Roi ne la quittera jamais. Il y est attaché par les sens et par le souvenir et par ses enfants. Et puis enfin elle a beaucoup de grâce et il ne s'ennuie jamais avec elle. C'est un atout. Elle seule peut nous sauver. Elle y est acharnée car elle se sauve avec nous. Souvenez-vous avec quelle habileté elle a mystifié le Roi sur les raisons de votre départ, une petite malversation sans gravité, mais il comprenait pour le renom des Rochechouart, pour qu'il ne soit pas importuné par ces insupportables ragots dont les magistrats ne craignent pas de troubler inutilement sa quiétude, qu'une petite disparition temporaire de votre personne serait bienvenue... La meilleure façon de régler cette affaire. L'essentiel était que lui le sût et ne s'en étonnât pas, etc.

« Que n'a-t-elle pas dit ? Que n'a-t-elle obtenu ? Au moins que nous puissions quitter le sol de France à temps... Quand nous nous sommes embarqués, les policiers étaient sur nos pas... Non, Monseigneur, ne projetez rien qui menacerait sa position que rien ne peut lui faire perdre. Vous vous leurrez sur le pouvoir de cette femme, Madame de Peyrac ou du Plessis-Bellière, sur le lourd contentieux qui pèse sur elle.

La diane sonna et flotta des hauteurs du château Saint-Louis jusqu'à eux. L'odeur de ragoût, de friture, de potée aux choux, de soupe à l'oignon, à l'orge ou aux légumes, à laquelle s'ajoutait celle de maïs bouilli des sauvages, était si intense à l'heure des repas dans les rues qu'elle s'infiltrait jusqu'au sein des demeures les mieux closes.

– Allons manger, dit Vivonne. En quelle gargote ?

– On dit que la table au château de Montigny est très fine. Vous devriez vous faire inviter par M. de Peyrac.

– Que craignez-vous de lui ? Qu'il vous reconnaisse ? Ne nous avez-vous pas affirmé que si vous vous êtes combattus en Méditerranée, vous ne vous êtes jamais trouvés face à face... Et puis il n'est plus le Rescator.

– Et je ne suis plus l'Amiral des galères... jusqu'à nouvel ordre. Mais, pour cette heure, je ne suis plus rien. Rien. Et eux sont peut-être plus forts que moi.

– Il y a un instant vous nous disiez que cette femme était inoffensive.

– Je ne sais pas... Je ne sais plus. Vous qui êtes devin, fit-il en s'adressant à Saint-Edme, pouvez-vous me dire qui elle est ?

– Le sorcier de la Basse-Ville dit que c'est elle qui a tué Varange.

– Elle ! s'écria Vivonne en écarquillant les yeux qu'il avait très bleus mais un peu globuleux, ce qui les faisait saillir dans la surprise ou la colère. Où a-t-il été chercher pareille sornette ? Elle ne ferait pas de mal à une mouche.

– Ce n'est pas ce que vous disiez tout à l'heure... En tout cas, lui, le Bougre rouge, était catégorique, et avait l'air de la prendre en grande considération.

– Qui l'a informé ?

– Il a dû lire cela dans ses grimoires ou dans son huile de baleine ou dans une vision télépathique. Il recommandait de ne même pas prononcer le nom de cette femme.

– Bast ! Vous m'avez dit que les sorciers canadiens ne valaient pas chipette.

– Celui-là serait intéressant s'il n'était pas si têtu. C'est à cause d'elle qu'il refuse de parler. Aussi, vous voyez, duc, que le halo d'ombres et de lumières qui environne cette personne doit vous rendre méfiant. Mais vous préférez sans doute vous laisser prendre à son regard vert et ses airs innocents.

Vivonne haussa les épaules. Pourquoi s'était-il encombré de ce vieillard si vil ? Mais il s'était entremis avec son ami le comte de Varange pour organiser leur repli en Canada et s'y préparer grâce à lui une existence confortable et il fallait reconnaître que grâce à ses séances de magie on pouvait apprendre pas mal de petits secrets utiles.

– Vos alarmes sont vaines, dit-il. La vérité est entre les deux. Elle n'est pas si noire que vous l'avancez, mais je veux bien admettre que cette femme a plus d'un tour dans son sac. Mais je la tiens bien en main car je sais pas mal de choses sur elle qui pourraient lui nuire, même ici.

– Malheureusement, il semble qu'elle en sache aussi beaucoup sur vous, répliquèrent-ils.

Vivonne troublé et sans pouvoir parvenir à en être irrité essayait de circonscrire dans sa mémoire les détails de sa brève aventure avec Angélique. Il était alors à Marseille fort occupé du départ de la flotte royale et puis, tout à coup, il n'y avait plus eu que cette femme qui comptait. Il savait qu'elle était prête à faire n'importe quoi pour s'embarquer et échapper au policier qui la cherchait dans la ville. Mais elle lui avait quand même donné pour le prix de son service des nuits magnifiques. Il l'avait cachée sur la galère royale.

D'Argenteuil tiré de son abattement pensa que ce n'était tout de même pas un exploit car maintenant qu'il y réfléchissait il était certain que ce Desgrez aujourd'hui célèbre l'avait laissée filer volontairement.

– En revanche, reprit-il, il se pourrait qu'elle soit dangereuse parce qu'elle a trop de relations avec la police. Mais pour l'instant elle est loin de ses amis de Paris.

– Alors La Reynie, ce serait vrai ?

– Oui, je le crains. Mais surtout elle a été l'amante de ce François Desgrez dont le renom est en train de monter.

– Desgrez ! s'exclama Martin d'Argenteuil, c'est le capitaine exempt qui a arrêté Marie-Madeleine de Brinvilliers. Il a agi avec une traîtrise machiavélique. Au couvent de Liège où elle se cachait, il s'est présenté sous le déguisement d'un abbé. Rien ne lui est sacrilège et il lui a joué le jeu de la passion. Enfermée depuis cinq ans parmi ces femmes, comment aurait-elle pu résister à celui-là, elle dont le corps brûlait sans cesse de désir ? Il lui a inspiré une confession écrasante pour elle, et l'a persuadée de fuir avec lui. Dès qu'elle a eu franchi l'enceinte du couvent, il l'a arrêtée... Et vous dites que cette femme a partie liée avec cet odieux personnage. C'est elle peut-être qui la lui a vendue ?

– Ah ! Cessez de nous entretenir avec cette vilaine histoire. Il est connu que les femmes se font prendre parce qu'elles font passer le cœur avant leurs intérêts... Le cœur, murmura Vivonne, songeur.

Il leur tourna le dos de dépit. Derrière lui Saint-Edme et Bessart échangèrent un regard. Ils étaient coutumiers de cette mimique où ils se demandaient leurs avis, se mettaient d'accord ou s'exprimaient silencieusement leurs opinions divergentes.

Cette fois, ils eurent le même sourire entendu. M. de Vivonne n'en ferait qu'à sa tête, mais eux, pour leur part, ne s'étaient pas leurrés sur le danger. Rien ne pressait mais il faudrait cependant ne pas tarder à tout mettre en œuvre pour minimiser l'influence de cette femme et l'empêcher à tout prix de revenir en France s'opposer à Mme de Montespan et peut-être gagner la partie contre elle.

Cinquième partie


Le bal de l'Épiphanie

Chapitre 43


Quant à Vivonne, il se trompait s'il s'imaginait que parce qu'ils avaient fait l'amour ensemble sur une galère, il pouvait se permettre avec elle des privautés. L'ennui, avec lui, c'est que selon son état de sobriété, il était disposé à se montrer entreprenant et vantard ou, au contraire, une relation acceptable et désireuse de ne pas attirer l'attention.

Nicolas de Bardagne se déclarait très satisfait de son emménagement de la « Closerie » du Grand-Voyer. Il ne pouvait se rendre en aucun point de la ville sans passer devant la maison de Ville d'Avray, et il prenait tous les prétextes pour attendre Angélique et l'accompagner ensuite en ville.

– Je vous en prie, lui dit-elle un jour, ne restez pas ainsi planté en faction devant ma demeure. Cela m'embarrasse et va faire jaser.

– Mais n'est-ce pas mon droit de me promener dans ce quartier où j'habite désormais ? De plus, je ne crois pas me montrer plus assidu que cet Indien qui, quotidiennement, plusieurs fois par jour, tourne autour de votre logis, y entre et en sort sans se donner la peine de s'annoncer, s'assied sur votre seuil pour y fumer son calumet et vous entreprend de discours dès qu'il vous aperçoit. Je ne vois pas pourquoi vous me refuseriez ce que vous accordez à ce sauvage ?

– Mais justement... Vous n'êtes pas un sauvage, mon pauvre ami !

Elle renonça à lui faire entendre raison. Il l'accompagnait dans ses emplettes.

Chez le tailleur-mercier de la Place Royale, ils rencontrèrent Eloi Macollet, essayant une veste de soie violette, sur ces longs gilets à fleurs qu'il affectionnait.

– J'ai promis à la Mère Bourgeoys d'aller visiter mon fils et ma bru pour le Nouvel An, dit-il à Angélique.

C'était vertu de sa part, car le vieux coureur des bois ne s'entendait pas avec le couple. Son fils, prétendait-il, lui faisait honte. Ç'avait toujours été un gros garçon mou et couard, ce qu'on pouvait bien considérer comme un signe de malchance car l'espèce en était rare au Canada. Il avait fallu que cela tombe sur Macollet, d'avoir un gamin qui ne grillait pas d'aller aux bois dès qu'il s'était tenu sur ses jambes et qui craignait, au point d'en avoir des cauchemars, de se faire faire la chevelure un jour par les Iroquois. « Ma tête scalpée lui faisait peur !... Et alors ?... On est du Canada ou on n'en est pas... »

Il fallait dire qu'Eloi Macollet avait été de cette génération de célibataires endurcis, mariés de force sous peine d'amende, d'excommunication et quelques autres sanctions.

Le temps de convoler avec une fille du Roy envoyée parmi une centaine d'autres par les soins de M. Colbert, de lui faire un enfant car il aurait été poursuivi et pénalisé si elle avait pu porter plainte que le mariage n'avait pas été consommé, et il avait disparu plusieurs années du côté des Grands Lacs, laissant la jeune immigrante se débrouiller avec son garçon à élever et une ferme plantée au milieu de deux arpents de large sur vingt de profondeur, sur la côte de Lauzon, rive sud du Saint-Laurent, derrière la pointe de Lévis. Bien qu'il fût revenu épisodiquement, femme et fils étaient restés pour lui de parfaits étrangers.

La femme était morte un jour, non sans avoir eu le temps de marier ce fils unique.

C'est là que les choses avaient commencé de se gâter pour le joyeux Macollet. À la suite de sa grave blessure de guerre, dans les environs de Montréal dont les soins de la Mère Bourgeoys l'avaient sauvé in extremis, il avait dû retourner chez lui et sa bru, Sidonie, s'était révélée une harpie et lui avait fait une vie d'enfer. Elle ne savait qu'inventer pour lui gâcher l'existence et l'empêcher de retourner aux bois, jusqu'à lui faire ôter son « congé » de traite pour avoir été porter de l'eau-de-vie aux sauvages. Il avait fini par retrouver sa liberté mais il était hors la loi, et c'était la caution de Peyrac retrouvé à Tadoussac qui lui avait permis de rentrer sans dommage dans sa ville.

Il se montrait bon sire en accomplissant une démarche d'amitié près de ce couple peu filial.

– Et puis, dit-il à Angélique, ils ont pour voisine une veuve qui me plaisait bien et dont j'ai appris qu'elle n'était pas remariée. J'en profiterai pour aller lui porter mes vœux.

– Je ne sais pas si cela était compris dans les recommandations de Mère Bourgeoys, fit-elle remarquer.

On rit. On plaisantait fréquemment le vieux Macollet sur sa verdeur. Il avait beaucoup de succès près des dames.

On le laissa à ses élégances.

Chez la personne appelée la Dentellière, il y avait grande presse. C'était à qui achèterait collerettes, collets, manchettes, garnitures. M. de Bardagne fit la moue et critiqua ce goût pour les dentelles, non par esprit d'austérité mais, disait-il, à Paris la mode se simplifiait. Cette débauche de lingerie au cou, aux poignets, à la taille, aux genoux, sentait son bourgeois de province.

Les paroles du gentilhomme intimidèrent les chalands, et on l'écouta avec considération. Quelques puristes qui se piquaient de vivre à l'heure de Paris restreignirent leur fringale de dentelle non sans crainte d'apparaître comme mesquins et désargentés à leurs compatriotes. Les autres continuèrent d'acheter « blondes et points de Venise » à tour de bras.