Elle arriva en chaise aux abords illuminés de la résidence du gouverneur.
En traversant la cour d'entrée entre la haie des soldats présentant les armes malgré le froid, elle réagit et se souvint qu'à Versailles l'endurance mondaine faisait partie des vertus exigées pour garder les faveurs du Roi. Ses maîtresses, une heure après leurs accouchements, se faisaient un devoir de paraître devant lui le sourire aux lèvres.
Angélique battit l'arrière-ban de ses souvenirs glorieux, redressa les épaules sous le poids de son magnifique manteau de fourrure blanche, pointa un peu du menton afin de ne pas avoir l'air de dérober aux regards un visage dont elle n'était pas ce soir enchantée – mais paraître en avoir conscience serait pis – et réussit à franchir les portes du grand salon, rayonnante.
Frontenac vint au-devant d'elle. Les musiciens sur une petite estrade haussèrent d'un ton les accords comme pour amener l'attention sur son entrée.
Angélique souriait et répondait avec brio aux saluts et compliments de ceux et celles qui, aussitôt, très nombreux l'entouraient.
Elle n'apercevait pas le comte de Peyrac. Il y avait déjà foule. Les dames de la Sainte-Famille étaient occupées à présenter quelques-unes des jeunes filles à des officiers et sous-officiers en uniforme, ainsi qu'à trois ou quatre jeunes gens bien mis et avantageux malgré la peau hâlée de leurs visages contrastant avec leurs perruques et leurs jabots de dentelles qu'ils arboraient pour la circonstance.
Angélique voulut aller dans leur direction, mais le cercle de fer de la migraine qui lui serrait les tempes parut se faire plus étroit encore et se compliqua de vertiges et de nausées. Elle dut s'arrêter, ses jambes ne la portant plus. Un sourire figé sur les lèvres, elle se demandait comment elle allait faire face à la situation. Pensant à Versailles elle eut peur. « Et si j'étais empoisonnée ! »
Sur ces entrefaites, la cause très simple et ordinaire de ses malaises lui fut révélée par quelques phénomènes intimes et elle comprit pourquoi elle avait été tellement sur les nerfs depuis quelques heures. C'était le mauvais jour.
Angélique maudit de tout son cœur, et la faute première de notre mère Ève, et les conséquences qui en avaient suivi jusqu'à la fin des temps pour les êtres de son sexe, et sa propre négligence qui lui avait fait oublier au milieu des occupations et des préparatifs des festivités un rappel toujours possible ou prématuré du péché originel.
Pour une catastrophe naturelle et désastreuse, c'en était une en effet et telle que les femmes sont accoutumées à en supporter nombreuses au cours de leur existence et dont elles mettent à dissimuler les inconvénients un héroïsme qui ne se dément jamais.
Prise au piège de la foule, de son rôle qui en faisait la reine de la fête et de sa robe fragile et bleu pâle, Angélique élabora de rapides plans stratégiques qui pourraient la sortir de cette situation épineuse sans trop attirer l'attention.
Après avoir jeté un regard autour d'elle, ne voyant que des valets, ne pouvant même pas découvrir le bonnet d'une camériste à laquelle se confier, elle avisa à quelques pas Mme de Castel-Morgeat qui lui parut en cet instant comme l'image même du salut. Elle se dit que Mme de Castel-Morgeat logeant au château Saint-Louis, celle-ci pourrait lui apporter aide discrètement.
La voyant se faufiler entre les groupes pour la rejoindre, Sabine de Castel-Morgeat se détourna et voulut s'écarter mais Angélique put la rejoindre et lui posa la main sur le bras.
– Madame, glissa-t-elle à mi-voix, puis-je vous dire deux mots ?
– Non ! fit l'autre en retirant son bras avec violence.
Elle était outrée. Jusqu'alors elle avait toujours réussi à éviter Angélique et cette attaque brusque la prenait de court.
Elle en tremblait, car elle était fort émotive.
– Comment osez-vous m'aborder ?
– Sabine, vous seule pouvez me secourir. Je suis dans le plus grand embarras. Je ne vois que vous pour me tirer d'affaire.
Mme de Castel-Morgeat fut encore plus indignée de voir Angélique essayer la douceur.
– Cherchez-vous à me circonvenir avec votre familiarité ? Ne comptez pas là-dessus. Vous n'êtes pas de mes amies et je ne vous autorise pas à user de mon prénom.
– Ne vous montrez pas méchante, Sabine. Je vous le répète, vous seule pouvez m'aider.
– Voudriez-vous me faire croire que vous manquez d'amis ? Adressez-vous donc à l'un de ces messieurs qui sont tous amoureux de vous ou même à l'évêque puisqu'il paraît qu'il vous a prise en amitié malgré votre impiété.
Angélique se mit à rire, en lui faisant signe de parler moins haut. Elle eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre de quoi il s'agissait et que seule une femme pouvait la prendre en pitié et lui apporter un prompt secours et particulièrement Mme de Castel-Morgeat qui était logée au château Saint-Louis.
– Menez-moi à l'une de vos chambrières ou indiquez-moi l'une de vos servantes...
Son interlocutrice, après avoir été sur le point de faire un esclandre, se calma. Elle rougit, pâlit et eut l'air, fort déconfite en reconnaissant sa bévue. Une fois de plus, elle s'était gendarmée à faux. Mais il est vrai qu'on ne faisait jamais appel en vain à son obligeance, si maladroite fût-elle parfois...
– Suivez-moi dans mon appartement, dit-elle. La fête n'est pas commencée. L'on passe tout juste les rafraîchissements. Vous aurez le temps de vous accommoder avant que l'on ne se mette à table.
Dans l'escalier, elle expliqua :
– Les servantes sont aux cuisines ou dans l'office, de plus elles sont stupides. Ce n'est pas la peine de faire appel à l'une d'elles. Je vais mettre à votre disposition le nécessaire.
– Merci... Ah ma chère ! Je me félicite vraiment de vous voir habiter le château Saint-Louis !
– Vos canons ont démoli ma maison ! rétorqua Sabine de Castel-Morgeat, amère.
Cependant elle ouvrait à Angélique les portes de son appartement et s'empressait avec efficacité. Son agressivité était tombée et l'animosité qui régnait entre elles s'était évaporée comme par enchantement. Leur complicité de femmes victimes de mêmes ennuis avait fait tomber les barrières.
*****
Lorsque Angélique la rejoignit un peu plus tard dans le salon de l'appartement, Sabine de Castel-Morgeat avait perdu son expression morose et il y avait même un vague sourire qui adoucissait sa belle bouche, discrètement fardée ce soir-là.
– Vous l'avez fait exprès ! dit-elle.
– Sabine, vous savez fort bien que ce ne sont pas de ces choses que l'on peut faire entrer avec certitude dans un plan de réconciliation...
– Oui, mais le hasard est toujours avec vous. Le moindre incident tourne à votre profit. Me voici désarmée...
Angélique alla à elle spontanément, les mains tendues.
– Sabine, ne pouvons-nous être amies ?
Sabine de Castel-Morgeat haussa les épaules avec un sourire triste et résigné, mais elle se laissa prendre les mains et elles se regardèrent avec franchise.
– Je n'ai jamais éprouvé pour vous d'antipathie, malgré ce que vous avez fait contre nous à notre arrivée, dit Angélique.
La femme du gouverneur militaire rougit.
– J'étais folle, je vous haïssais... Mais je... Je ne croyais pas que le canon allait partir... Encore une maladresse de ma part...
– Heureusement qu'elle n'a pas été complète, ne put s'empêcher de dire Angélique. Mais pourquoi me haïssez-vous donc tant ? On dirait que votre haine s'adresse beaucoup plus à ma personne qu'à ce que nous représentons de possibles rivaux pour se disputer les territoires du Nouveau Monde ou, comme on le craignait avant notre venue ici, que nous soyons complices des Anglais pour nuire à la Nouvelle-France.
– C'est vous que je hais, en effet, dit Sabine de Castel-Morgeat en détournant le regard.
Mais elle se cramponnait aux mains d'Angélique comme en proie à un conflit intérieur douloureux.
– Pourquoi ? Que vous ai-je fait ?
– Vous avez toujours eu tout... Tout ce que je n'ai pas moi-même. Vous plaisez, vous inspirez l'amour... alors que moi dès que je parais, je sens qu'il y a quelque chose qui ne va pas. On se tait. Les hommes se détournent. Madame de Mercouville me l'a dit souvent... oh, dans une bonne intention, la chère âme, me recommandant de faire un effort... Mais dans quel sens cet effort ? Je suis laide...
– Mais non ! Quelle sottise !
– Je sais ce que je dis... On me l'a assez fait comprendre.
Elle arracha ses mains de celles d'Angélique et marcha de long en large avec agitation. Elle effleurait son front de ses doigts, d'un air égaré.
– Non ! Trop de choses nous séparent, Angélique ! Je ne peux pas oublier... vous avez brisé ma vie !
– Moi ? À ce point ! Sabine, vous dramatisez tout.
– Vous m'avez pris l'homme de ma vie, cria-t-elle.
Angélique ouvrit à la fois la bouche et de grands yeux. Hélas ! L'imagination tourmentée de Sabine de Castel-Morgeat recommençait à battre la campagne Voulait-elle parler du Père d'Orgeval ?
– L'homme de votre vie ? Sabine, lequel ?
– Oui, en effet ! s'exclama Mme de Castel-Morgeat en retrouvant son rire sarcastique. Existerait-il un homme pour m'aimer ? Et j'oubliais que vous avez le choix, vous ! Lequel parmi tous ceux qui, aujourd'hui, vous font la cour, aurait pu auparavant me vouer un certain sentiment qui, naturellement, serait balayé dès votre apparition ?
Elle se redressait, vibrant d'un mélange d'indignation et de souffrance qui faisait briller ses yeux noirs comme des escarboucles. Elle eut un geste impérieux vers la porte qui ouvrait sur la galerie de l'étage et le grand escalier de pierre.
– Descendons ! Je vous le montrerai.
Dans sa robe noire dont la traîne prolongeait la ligne de son bustier, raide et baleiné, elle avait l'air d'une reine de tragédie.
– Sabine, vous êtes belle ! s'écria Angélique. Si vous vous voyiez en ce moment dans le miroir, vous seriez convaincue.
Mme de Castel-Morgeat frémit comme frappée par la foudre, et la fixa, les prunelles dilatées.
– Et c'est vous qui me dites cela... Vous, ma rivale, Ah ! C'est trop fort !
Elle ployait comme sous un coup trop rude puis se redressait. La lueur dans ses yeux rappelait celle qui brillait dans ceux des guerriers qui marchent vers un combat longtemps souhaité.
– Allons ! répéta-t-elle.
Angélique la suivit, très intriguée. Le brouhaha montant du vestibule et des salons lui apportait l'écho de ces nombreuses voix masculines se saluant et s'interpellant avec cordialité.
« Lequel de ces hommes lui aurais-je donc volé ? » s'interrogeait-elle. « Quoi qu'il en soit je vais pouvoir la rassurer bien vite. Son mari ? Certes non. Frontenac ? Fort séduisant, je n'en disconviens pas, mais il se montre courtois avec toutes les dames et guère plus avec moi qu'avec les autres... L'intendant ? Il n'est pas très plaisant, mais il faut reconnaître qu'il a son charme quand on le connaît mieux et il ne manque pas de succès. Mlle d'Hourredanne en est folle et Mme d'Aubrun boit chacune de ses paroles comme un élixir. »
Elles s'arrêtèrent au seuil des grands salons, tout à fait indifférentes à l'intérêt qu'elles suscitèrent en se présentant ainsi côte à côte.
– Eh bien ! Sabine, dit Angélique, désignez-le-moi.
L'autre hésitait.
– ... Sabine, vous en avez trop dit ! Parlez maintenant. Que signifie cette accusation... Moi, briser votre vie ?... Comment l'aurais-je pu ?
Sabine devenait pâle. On sentait qu'elle était sur le point de livrer un secret terrible et qui n'avait jamais franchi ses lèvres.
– Vous me l'avez pris, gémit-elle.
– Mais qui cela ?
– Lui !
Elle prononçait ce mot avec douleur et passion.
– Lui, répéta-t-elle en étendant le bras.
Angélique suivit la direction de ce bras et n'aperçut que Joffrey de Peyrac, son mari, qui donnait la réplique à Frontenac au milieu d'une assemblée d'hommes et de femmes déjà fort gais.
Elle tourna vers Sabine de Castel-Morgeat un regard incompréhensif. Alors celle-ci parut se jeter à l'eau.
– Je suis la nièce de Carmencita, déclara-t-elle comme si cela expliquait tout.
Chapitre 44
Ayant affirmé, « Je suis la nièce de Carmencita », Sabine de Castel-Morgeat attendit, muette et immobile comme une statue de sel. Angélique aurait cru à sa folie déclarée si ce nom de Carmencita ne lui avait pas rappelé quelque chose. Derrière ce nom était la clé de l'énigme.
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