Les plaisanteries n'allaient pas plus loin.

Elle s'habillait en dépit du bon sens. Elle disait que, dans les affaires galantes, les vêtements étant faits pour être ôtés, elle ne voyait pas pourquoi il fallait leur accorder tant d'importance auparavant.

Elle faisait refaire les toilettes qu'on lui apportait de France. On aurait dit qu'il fallait absolument qu'elle se rapprochât le plus possible des nippes à la mode d'Henri IV que sa grand-mère qui l'avait élevée lui avait fait endosser en sa jeunesse et dont elle déclarait qu'elle s'était trouvée fort bien. Ayant eu dès l'âge de seize ans plus qu'il ne fallait de soupirants, elle ne voyait aucune nécessité à abandonner une mode qui lui avait si bien réussi.

Elle vint au bal de l’Épiphanie avec son éventail de dindon sauvage dont elle ne se séparait jamais, portant une « fraise » ronde godronnée sur une robe violette qu'elle avait fait regarnir de passementeries.

Cela n'était rien encore. La couleur lui aurait assez bien convenu si elle n'avait pas couvert son visage rebondi de fards généreux.

Au milieu de tout ce rouge, ses beaux yeux bleus, tendres et rieurs, avaient comme une gentillesse encore plus grande et l'ensemble donnait surtout envie de lui sauter au cou et de l'embrasser avec attendrissement.

Mme de Mercouville essaya en vain de l'attirer dans un coin pour lui conseiller d'atténuer un peu, à l'aide d'un mouchoir, sa bonne mine.

Elle n'eut pas le temps car Mme Le Bachoys fut tout de suite en main. Elle dansait admirablement.

Les jeunes femmes de Québec pouffèrent mais déchantèrent assez vite en voyant son succès.

Malgré les efforts dignes d'éloge de Mme de Castel-Morgeat, Angélique ne put éviter d'être abordée par le duc de Vivonne. La rejoindre était le but avoué de sa présence au bal. Par correction mondaine, elle accepta de grignoter une bouchée et de boire un verre de champagne en sa compagnie. Il ne paraissait plus se souvenir des paroles peu amènes qu'ils avaient échangées au lendemain de Noël et c'était bien dans les manières de la Cour, où l'on se haïssait à mort un jour, pour se faire mille caresses le lendemain.

Il sut la retenir habilement.

– Je ne pouvais parler devant mes compagnons, mais je veux que vous le sachiez... Je n'ai jamais pu vous oublier.

– Moi si !

Il ne se décourageait pas d'elle. Elle lui plaisait lorsqu'elle prenait cet air de hauteur. Le dédain sied aux belles femmes.

Elle le regardait de haut.

Détachés de la brillante volière s'ébattant autour du Roi Soleil, ces courtisans dévoilaient le clinquant de leurs oripeaux, privés de l'éclat qui émanait du monarque et les faisait scintiller. Ils drainaient dans les plis de leurs manteaux parfumés au musc ou à la violette les relents de scandales sordides, de mesquines intrigues.

– Je ne vous comprends pas, Monsieur de Vivonne. Vous avez reconnu que ce serait pour votre sœur un très grand déplaisir que de me revoir.

– Heureusement, ma sœur a plus d'un tour dans son sac.

– Je sais.

– Vous savez trop de choses. Athénaïs disait que vous aviez des accointances avec la police et les classes dangereuses.

– Elle aussi.

– Pas avec la police.

– Alors, reconnaissez que je suis doublement armée. Mon mari l'est aussi, quoique d'une autre façon. Vous rappeliez l'autre jour qu'il avait tiré sur les galères du Roi. Mais c'est le passé. Madame de Montpensier a aussi tiré en son temps sur le Roi, son cousin. Princesse devant laquelle aujourd'hui on s'incline bien bas. Personne ne peut préjuger des revirements du Roi. En somme que voulez-vous de moi ?

– Que vous ne me soyez pas trop cruelle, dit le duc qui se sentait démantelé comme un pantin de bois. Rencontrons-nous de temps à autre. Je vous parlerai de toutes les nouveautés de la Cour.

Mais elle le quitta avec une expression qui ne signifiait ni oui ni non.

Depuis qu'il lui avait parlé en sortant de l'église, il oscillait dans son jugement. C'était bien elle avec toutes ses promesses flamboyantes. Et puis ce n'était plus elle...

Tour à tour il se disait qu'elle serait facile à reconquérir et puis que cela n'en valait pas la peine, enfin qu'il était fou à lier.

En trois longues tablées le festin fut servi. À la table des « puissances » les messieurs mangeaient en grand apparat, le chapeau sur la tête, le manteau à l'épaule et l'épée au côté.

Ce fut Mme Le Bâchoys qui gagna la fève. Le roi fut Florimond de Peyrac.

– Tout cela a été arrangé exprès, chuchotait Bérengère-Aimée, maussade de n'avoir pas été choisie par le sort.

On lui fit remarquer que Mme Le Bachoys étant canadienne, d'âge mûr, de condition bourgeoise, il n'y avait aucune raison qu'on lui accordât d'office cette souveraineté éphémère.

Un choix dirigé, cherchant à flatter, aurait plutôt désigné Mme de Peyrac comme reine et M. de Frontenac pour le roi.

Néanmoins, le sort en choisissant Florimond de Peyrac ne manquait pas de tact. On se félicita de voir couronner le fils des hôtes étrangers qui avaient organisé dans la capitale tant de réjouissances.

Florimond était d'ailleurs tout à fait dans son rôle. Jamais on ne vit couple d’Épiphanie plus disparate et mieux accordé. Florimond et Mme Le Bachoys dansèrent avec entrain une pavane, un menuet, puis tous deux entraînèrent l'assemblée dans une folle sarabande.

Vers la fin du banquet, Florimond s'éclipsa, remettant au vol sa couronne à un laquais, et sortit pour guider les artificiers qui devaient bouter le feu aux fusées du feu d'artifice.

Il avait lui-même présidé à leur mise en place.

Toute la compagnie passa sur la terrasse du château Saint-Louis qui dominait le fleuve.

La beauté illuminée du paysage, l'enchantement des spectateurs, le dessin des toits et des cheminées étagées, la douceur de la lune, l'éclat de la neige posant son bouclier glacé sur les monts lointains et le vaste déroulement pâle de la plaine du Saint-Laurent composaient une nuit inoubliable.

En contrebas, au-dessous du fort, on voyait courir en ombre noire sur des ruissellements de fontaines d'argent ou de pourpre, de déploiements de gerbes jaunes, vertes ou rouges, la longue silhouette de Florimond qui ressemblait tant à celle de son père.

Angélique évoqua les plaisirs de Versailles et comment M. de Saint-Aignan, chargé d'organiser les fêtes royales dans le parc, avait souvent requis les offices du petit page.

Pour faire participer Québec au décor de fête, on avait ordonné aux habitants d'allumer une chandelle derrière chaque fenêtre. Pour les pauvres on n'exigeait qu'une bougie ou une lampe à huile.

Cela faisait à la ville de jolis yeux clairs et brillants derrière les vitres de verre, roussâtres ou jaune miel lorsque la bougie des pauvres rayonnait à travers les carreaux de papier huilé ou de peau de chevreuil passée.

Noël Tardieu de La Vaudière pinçait les lèvres et s'agitait. Avec cette débauche de fusées et de flambeaux, de bougies et de lampes à huile, on était mûr pour un incendie, prédisait-il.

– C'est pitié de voir un si beau jeune homme se faire tant de soucis pour des billevesées, dit Mme Le Bachoys. Il gaspille son printemps. Ne ferait-il pas mieux de se réjouir comme tout le monde d'une telle nuit et d'en profiter pour conter fleurette à quelque esseulée... ou au moins pour surveiller sa femme qui semble prendre la vie d'une façon plus légère ?

Chaque fois qu'Angélique regardait dans la direction de Joffrey de Peyrac, elle était certaine de voir virevolter alentour la gracieuse Bérengère-Aimée, et elle commençait à se demander si ce qu'elle avait pris pour de la coquetterie de jeune femme, désireuse d'essayer ses armes sur un séducteur réputé, ne cachait pas un sentiment plus excessif et que la courtoisie aimable de Joffrey aurait encouragé. Il ne fallait pas oublier que Bérengère avait du charme, de l'esprit et qu'elle était gasconne. Ce fut très fugitif comme pensée mais très désagréable. À ce moment, elle sentit le bras de Joffrey qui entourait sa taille et sa voix qui lui parvenait à travers les explosions du feu d'artifice, lui demandant si elle était satisfaite de la réception. Elle fut transportée aussitôt dans ce paradis de sécurité et de bonheur que sa seule présence recréait autour d'elle. Les difficultés s'évanouirent. Il ne restait que la certitude de leur complicité qui semblait se fortifier d'être plus secrète et moins exprimée.

Angélique remit à plus tard les questions qu'elle aurait voulu lui poser. Avait-il reconnu en Mme de Castel-Morgeat la nièce de Carmencita, son ancienne maîtresse volcanique ? Elle était plutôt portée à croire que non. Mais, à d'autres moments, le pincement du doute l'effleurait. Puis elle oubliait. La fête était très réussie.

Vivonne rôdait encore autour d'elle. Les yeux bleus ironiques se posaient sur elle avec insistance. Or, jamais Angélique n'avait été plus éloignée de se laisser séduire par lui qu'en cette soirée du bal de l’Épiphanie. Après le feu d'artifice, les gens, plus ou moins transis, rentrèrent dans les salons et un dernier vin brûlant fut distribué.

Chapitre 45


– Est-ce que vous vous souvenez de la nièce de Carmencita ?

Angélique n'avait pu se retenir de poser la question, bien qu'elle eût pesé auparavant, par-devers elle, s'il n'y aurait pas plus d'habileté à laisser dormir des ressouvenances de ce genre. Puis l'idée lui vint que Joffrey avait peut-être de lui-même déterminé depuis longtemps qui était Sabine de Castel-Morgeat. Rien de surprenant à ce qu'il ait découvert ce fait et le lui cachât ; elle préférait s'informer. Il connaissait tous les grands noms de Gascogne et ici, à Québec, tous ceux qui de près ou de loin se rattachaient à l'Aquitaine se rassemblaient insensiblement autour de lui.

Le comte de Peyrac tourna vers Angélique un regard surpris.

– Quelle nièce ? Et quelle Carmencita ?

L'étonnement poli, un tant soit peu ironique qui présidait au ton employé et qui est celui des hommes lorsqu'ils se voient l'objet de questions incongrues de la part de charmantes femmes dont la logique ne leur est pas toujours claire, apporta aussitôt à Angélique un soulagement beaucoup plus grand qu'elle ne l'avait envisagé.

Elle put se permettre de rire.

– Ça, messire, je crois que vous faites montre d'une certaine ingratitude. Ne vous souvenez-vous pas de Carmencita de Mordorés, votre brûlante maîtresse qui régnait sur vos plaisirs, lorsque je me suis rendue à Toulouse pour vous y épouser ?

L'expression d'indifférence mêlée à l'effort de se souvenir pour la satisfaire qu'on pouvait lire sur les traits de Joffrey de Peyrac enchantait Angélique. Il n'aurait pas poussé l'hypocrisie jusque-là s'il avait voulu lui cacher quelque chose.

– Au moins, souvenez-vous de celle, vengeresse, qui est venue à votre procès vous accuser de l'avoir envoûtée.

– Oh, en effet ! Carmencita ! fit-il, comme si restait plus présent à sa mémoire le souvenir de la femme haineuse, que celui de la maîtresse à laquelle il devait de folles nuits. Il avait eu tant de maîtresses ardentes, parmi ces femmes d'Aquitaine qui étaient la parure des brillantes fêtes du Gai Savoir.

– Et sa nièce ? insista Angélique.

– Quelle nièce ?

Sur ce point, Joffrey était sincèrement incompréhensif. Angélique lui rappela – et, en vérité lui apprit – que Carmencita était accompagnée à Toulouse de sa jeune nièce qui lui servait de suivante, que celle-ci avait gardé du Palais du Gai Savoir un souvenir impérissable, et que, par les hasards de la vie, elle se trouvait aujourd'hui à Québec et n'était autre que Mme de Castel-Morgeat.

L'annonce l'amusa.

– Si elle avait gardé de mes palais un tel souvenir elle me l'a bien mal démontré en tirant sur mes navires.

Mais avec la meilleure volonté du monde et le secours de ces précisions, aucune trace de la nièce de Carmencita, même pas son nom ou son prénom, ne subsistait dans sa mémoire. Il avait parfaitement ignoré que Carmencita avait une nièce, unité infime, perdue dans l'assemblée qui gravitait autour de lui, et dont, ainsi que le Roi pour ses sujets, il ignorait le nombre.

Pauvre Sabine, qui s'imaginait avoir été « remarquée » au point qu'il aurait envisagé de l'épouser ! Angélique n'avait pas été sans se dire qu'elle se faisait des illusions, mais maintenant elle en avait la confirmation.

– Et quand vous avez décidé de vous marier, pourquoi n'avez-vous pas jeté les yeux sur une héritière de Gascogne, plutôt que sur une étrangère à votre province, comme moi ?

– Oh ! Mais, ma chère, je ne pensais pas à me marier. Je menais une existence libre qui convenait bien trop à mes goûts. En tant qu'héritier de notre fief toulousain, je pensais parfois qu'il me faudrait assurer ma descendance et me promettais de contracter un jour, le plus tard possible, un mariage d'alliance dans l'intérêt de ma province. N'est-ce pas ainsi que se sont passées les choses pour nous ? Souvenez-vous, ce fut une affaire de commerce, mot haïssable pour un noble et qui m'attira bien des avanies de la part de mes pairs, mais auquel j'avais la faiblesse de m'intéresser, car je pouvais ainsi asseoir ma position à la tête de ma province sans recourir, comme les autres possesseurs de fief, à la générosité du Roi. Liberté que donne l'or et l'argent, mais que j'ai également payée fort cher. Par un trafic habile, je pouvais poursuivre mes travaux dans le domaine de la science. Parmi mes plus actifs agents, il y avait Molines, l'intendant protestant de votre père, le baron de Sancé. Molines, comme tous les huguenots, jetait ses filets de finance dans toutes les directions. Aussi n'ai-je pu entrer en possession des mines d'argent que vous aviez sur vos terres en Poitou qu'en échange du mariage avec l'une des filles sans dot du baron de Sancé de Monteloup.