– Molines se mêlait de ce qui ne le regardait pas ! s'écria Angélique revivant sa colère d'antan, se souvenant comment elle s'était débattue entre son père et l'intendant pour fuir ce mariage exécré. En somme j'ai été, comme beaucoup d'autres, une fiancée vendue. Et vous ne vous préoccupiez pas de ma triste situation Vous m'achetiez comme du bétail, prêt une fois les noces accomplies, à me délaisser et à vous gausser de moi avec vos belles femmes d'Aquitaine.

– Cela, c'est vrai !

Le comte de Peyrac se leva. Il la prit dans ses bras en riant, la retenant contre lui, d'un geste possessif

– Mais du jour où je rencontrai les yeux verts de la fée Mélusine, j'ai perdu la mémoire des autres femmes.

– Que serait-il advenu si ?...

– Si une petite Poitevine ne m'avait pas été amenée a Toulouse en échange de quelques mines d'argent ? Je n'aurais pas connu la passion. Je n'aurais pas connu l'Amour...

Sixième partie


Les crêpes de la chandeleur

Chapitre 46


D'avoir parlé d'un secret qui lui tenait à cœur depuis tant d'années et dont le poids s'était fait plus lourd encore dans les mois récents avait transformé Sabine de Castel-Morgeat. Ce changement heureux et l'importance d'une telle victoire qui lui était attribuée ajoutèrent au renom d'Angélique et à l'affection en laquelle beaucoup la tenaient.

Angélique ne regrettait pas d'avoir porté secours à une femme moins fortunée qu'elle dans la réussite de l'amour. Mais l'intrusion de celle-ci dans un tableau où jusqu'alors elle ne s'était jamais vue que seule avec Joffrey – lui s'avançant sur le chemin vers elle qui arrivait pour l'épouser – lui en atténuait l'image idéale. Ne pouvant parler qu'avec elle de ce passé, Sabine la recherchait. Il ne déplaisait pas à Angélique de revenir sur ces belles visions de rêves et de soleil des palais toulousains et les détails qu'y ajoutait Sabine contribuaient à faire renaître plus vivants encore ces inoubliables souvenirs, mais elle s'habituait : une femme étrangère et considérée jusqu'ici comme leur étant ennemie parlait de Joffrey avec une familiarité enthousiaste, comme si le fait d'en avoir été amoureuse avant elle lui conférait un droit de propriété. Elle en dressait un portrait où Angélique ne reconnaissait pas tout à fait celui qui s'était révélé à elle pour la conquérir, ou ne montrant qu'un aspect de lui qu'elle craignait de ne pas connaître, comme si, avant qu'elle ne vînt à Toulouse, Joffrey de Peyrac avait été un autre homme que le mariage avait « enchaîné ». Pour avoir prononcé ce mot, Sabine de Castel-Morgeat vit Angélique se rebiffer.

– Voici des chaînes qu'hélas il n'a pas eu à porter trop longtemps. Les chaînes des galères ont remplacé celles du mariage.

– Pardonnez-moi, murmura la femme du gouverneur militaire. Je parle de tout cela comme je parlerais de fantômes. Vous ne pouvez pas comprendre.

– Si, je peux vous comprendre. Je sais que c'est un homme qu'on ne peut oublier et de quelle nostalgie son souvenir peut vous hanter. Je l'ai cru mort, et j'ai été séparée de lui de longues années.

– Mais vous avez eu la meilleure part... Vous avez été son amour, vous êtes restée son amour... Tandis que moi, je ne pouvais même pas pleurer, et je n'étais pas certaine d'avoir été digne d'une de ses pensées.

Angélique se retenait de lui dire qu'en effet Joffrey n'avait aucune souvenance de celle qui avait été la nièce de Carmencita. Pour l'instant, il n'y avait pas d'utilité à la réveiller brutalement de ses rêves.

Sabine continuait à affirmer que jamais elle ne voudrait révéler sa véritable identité à Joffrey, craignant sa déception lorsqu'il la reconnaîtrait chargée du poids des ans et Angélique se gardait bien cette fois de l'encourager à sortir d'une discrétion bienséante. Qu'aurait-elle à gagner, en effet, à s'apercevoir qu'elle n'avait laissé aucune trace dans la mémoire de son idole ? Angélique laissa entendre à Sabine que ce n'était pas à elle, femme du comte de Peyrac, de parler à celui-ci d'un passé disparu derrière bien des tragédies et des injustices et qu'il n'avait peut-être pas tellement envie d'évoquer. Elle se sentait la conscience tranquille car Joffrey avait opposé à ses révélations d'un amour fou qu'il aurait inspiré jadis à une jouvencelle devenue aujourd'hui Mme de Castel-Morgeat une indifférence bien masculine, et qu'il étendait même à la belle et incendiaire Carmencita. Il ne professait pas à son égard de rancune pour le témoignage qu'elle avait porté contre lui et qui avait entériné les accusations de sorcellerie qu'on lui imputait. « De toute façon, j'étais condamné », disait-il, « car le Roi voulait m'écarter et me déposséder. Ce ne sont pas ses cris d'envoûtée qui ont fait pencher plus ou moins la balance de mon destin... Et son intervention était de qualité... Il faut reconnaître qu'elle était fort belle et fort haineuse, Carmencita. »

– Je crois aussi que vous l'aviez bien maltraitée à Toulouse lorsqu'elle se cramponnait à vous, ne supportant pas de vous avoir perdu, après votre mariage avec moi. Pour calmer ses cris, un jour vous lui aviez renversé un bassin d'eau sur la tête. Je me souviens.

– C'est possible ! L'homme est cruel lorsqu'il n'aime plus. Et surtout lorsqu'il aime ailleurs.

Cette affaire avait rappelé à Angélique qu'elle n'avait pas été sans redouter jadis la séduction des belles femmes d'Aquitaine. S'ils avaient vécu à Toulouse au lieu d'être séparés par une catastrophe, leur bonheur aurait-il été assez fort pour résister à ces audacieuses conquérantes au teint laiteux, aux yeux de velours, à l'odeur pimentée des brunes dont elle craignait le pouvoir sur le sensuel comte toulousain ?

Ces discussions réveillaient donc en elle, dans un recoin très oublié de son esprit, une appréhension et aussi un regret de ne pas avoir connu en Joffrey l'homme qu'il avait été avant elle, et elle admettait sans difficulté que dans les circonstances présentes et après tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, c'était un sentiment des plus vains. Elle évita de se rendre à plusieurs réceptions où elle aurait pu rencontrer Sabine de Castel-Morgeat. Elle ne voulait pas qu'on pût remarquer que sa victoire, si mystérieusement acquise, lui pesait, et que la transformation qu'elle avait encouragée chez celle qui avait été son ennemie déclarée commençait à l'inquiéter. D'autant plus qu'on ne manquait pas de l'en féliciter à tout propos.

– Comment vous y êtes-vous prise ? ne cessait d'interroger Ville d'Avray plus qu'intrigué.

– Secret de femme, répondait Angélique moqueuse.

*****

Au « lever » il arrivait à Angélique de pousser son vantail sur une aube fourmillante d'étoiles. Le froid était vif, immobile, d'une pureté vibrante. Le silence de la nature était si profond que parvenait jusqu'à elle le grondement lointain de la chute d'eau sise à deux lieues de Québec et qu'on appelait le Sault de Montmorency.

Puis le jour se levait avec des lueurs liliales ou fleur de pêcher. Une lueur carmin rampait à la lisière des montagnes. Toutes les aspérités du paysage, toutes les pointes de clochers, les pignons des demeures même les plus éloignées, se piquaient d'un rubis et le versant glacé des champs luisait sous la caresse du soleil levant comme une verrerie précieuse. Le bleu des bois sur les côtes se confondait avec celui du ciel tant il devenait pur et intense.

Mais parfois tout était blanc de la terre et du ciel. Et, de la côte de Beaupré, on ne devinait la vie qu'aux rubans vacillants des fumées s'échappant des cheminées. Sous les hauts toits à la normande, l'habitant entouré de sa famille et de ses « engagés » s'asseyait devant son premier verre d'eau-de-vie et de la grande jatte de lait trempé de morceaux de pain, posée au milieu de la table.

Durant le mois de janvier, la vie de la cité était très animée. Le Carême viendrait assez tôt, disait-on, avec son cortège de pénitences : quarante jours de jeûne et abstinence en perspective, les boucheries et les pâtisseries fermées...

On mettait « les bouchées doubles » en toutes choses : nourriture, plaisirs, divertissements. Il y avait beaucoup de soupers d'église, c'est-à-dire des repas de confréries, prétexte à réunir sous l'œil indulgent de leur saint patron les membres d'une pieuse corporation ou d'une diligente société de charité.

Prétexte à boire plus que de raison. Les dames se passaient leurs recettes culinaires ou de boisson qui faisaient de leurs maisons un lieu réputé où l'on se rendait volontiers.

La demoiselle Euphrosine Delpech, dont les « bouilleurs de cru » parlaient avec révérence parce qu'elle avait la meilleure levure pour les alcools, fabriquait un ratafia des quatre graines : fenouil, angélique, coriandre et céleri, qui était une merveille, et qu'on affectait de prendre pour un remède, alors qu'il n'y avait pas meilleur à boire avant d'aller au lit en galante compagnie. Pour les vertus de son ratafia aphrodisiaque, on lui pardonnait d'être la plus mauvaise langue de la ville.

On lisait, on se recevait, les gens aimaient les beaux discours, les beaux sermons, les offices grandioses.

Mme de Campvert donna un grand bal. Comme elle avait du faste, de la grâce quand elle voulait s'en donner la peine et que sa verve intimidait, tout le monde s'y rendit, sauf Mme Le Bachoys qui retint ses filles et ses amants dans ses jupes.

« C'est une dépravée, disait-elle, et l'amour ne gagne rien à porter masque de débauche. »

L'on dansait, l'on jouait aux cartes avec frénésie et l'on aimait.

Médisances, calomnies et rivalités allaient leur train, mais c'était une société où l'on ne reprochait pas aux autres d'avoir moins de naissance car tout le monde au Canada travaillait ou s'employait pour le service du Roi.

Mlle d'Hourredanne avait commencé sa lecture de La princesse de Clèves, histoire d'amour écrite par ]'une de ses amies parisiennes, Mme de La Fayette, qui se piquait de belles-lettres.

Ces soirs-là, on trouvait dans sa « ruelle » en sus de Mme de Peyrac et sa fille, le marquis de Ville d'Avray, l'intendant Carlon, M. de Bardagne et M. de Chambly-Montauban, Mme Haubourg de Longchamp, sa camériste et sa fille d'une dizaine d'années, Mme de Mercouville et ses deux filles aînées, M. Le Bachoys qui montait exprès de la Basse-Ville, etc.

Les soirées de l'agréable lectrice étaient fort courues. Sire Chat se faufilait avec obstination sur les talons d'Angélique et d'Honorine attiré par cette demeure mystérieuse. On renvoyait alors la chienne de Mlle d'Hourredanne à la cuisine avec la servante anglaise. Mais celle-ci tenait à assister à la lecture et elle s'installait dans un coin de la pièce les mains sur les genoux, comme si elle s'apprêtait à écouter un sermon sur la Bible, le jour du Seigneur, dans la meeting-house de son établissement bostonien.

La chienne, dans la cuisine, gémissait car elle aussi appréciait cette heure où elle était bercée par la douce voix de sa maîtresse. On devait la ramener dans le cercle de famille. Chien et chat finirent par s'entendre et c'était merveille de voir Sire Chat, perché au sommet du baldaquin, plisser les paupières d'un air pénétré lorsqu'à certains passages la voix de la lectrice tremblait d'émotion et la chienne, couchée, rêveuse, aux pieds de l'Anglaise, toutes deux parfois soupirant profondément.

On se demandait ce que la captive de Nouvelle-Angleterre pouvait bien comprendre aux intrigues amoureuses et alambiquées de ces ducs et princesses de France qui ne cessaient de s'interroger, de gémir, de pleurer et de mourir, passaient comme des ombres auréolées de leurs grandes fraises godronnées, des couloirs du Palais du Louvre sur les rives de la Seine, à ceux des résidences royales sur les bords de la Loire, cadre qui avait été celui de la Cour d'un des derniers rois Valois, Henri II, au siècle dernier.

Bérengère-Aimée de La Vaudière, dès le début, s'était montrée assidue aux lectures chez Mlle d'Hourredanne. Espérait-elle y rencontrer Peyrac ? Avoir la possibilité de l'apercevoir plus facilement et comme par hasard ? Pensait-elle qu'un soir Angélique l'inviterait chez elle et qu'elle pourrait s'introduire dans la petite maison pour y papillonner en observant tout et dans quelle intention, finalement ? On ne savait trop que penser. Les uns disaient que c'était une enfant qui ne se rendait pas compte de son comportement. D'autres, que c'était une rouée.

Et il était désagréable à Angélique de penser que dans son dos bien des commères se confiaient qu'à sa place elles se méfieraient.

Sa présence gâchait pour elle les heures agréables des soirées où se poursuivait le récit du fatal amour de Mme de Clèves pour M. de Nemours. À la lecture de la mort de Mme de Chartres, mère de Mme de Clèves, Bérengère éclata en sanglots.