Et elle s'était sentie touchée en son point faible comme si une autre femme, qui aurait eu quelques droits sur Joffrey, était venue lui demander des comptes.
Joffrey parlait rarement de sa mère. L'autre jour, évoquant les voyages au cours desquels il avait connu le Père de Maubeuge, il avait dit :
– Je naviguais. Ma mère pendant ce temps était régente de nos domaines toulousains...
Enfant, Joffrey avait été confié à une nourrice protestante des montagnes. C'était le temps des guerres de religion. Au cours d'un massacre perpétré par les catholiques dans le village huguenot, le petit garçon de trois ans avait été défenestré et blessé à la face. Un paysan l'avait ramené dans sa hotte. Il se souvenait de son arrivée à Toulouse et racontait :
– Ma mère me prit dans ses bras et me porta sur la terrasse du palais, au soleil. J'y demeurai étendu là des années. Et peu à peu je retrouvai force et santé.
Un petit garçon qui ressemblait à Florimond, allongé sur un lit de repos, au sommet d'un palais rose et, près de lui, une grande femme aux yeux noirs qui, constante par sa présence, ses mains, son regard, le ramène à la vie, avec l'aide du soleil.
Le soleil ! Le soleil !
Le gel craquait au-dehors dans la nuit très noire.
*****
À la Chandeleur, derrière laquelle se tenait la fête païenne du solstice d'hiver, les crêpes bien rondes, dorées, symbolisaient le soleil, appelant son retour, et aussi la fortune.
On les faisait sauter, un louis d'or dans la main, et si l'on pouvait en envoyer une sur le dessus de l'armoire, la famille serait riche pour l'année.
On disait aussi :
« À la Chandeleur si l'ours sort et voit son ombre, il neigera quarante jours. »
D'après le dicton, le soleil était mauvais signe, qui trompait l'ours endormi et l'attirait hors de sa tanière, croyant en un renouveau trop précoce pour se maintenir.
Au contraire, la tourmente qui soufflerait les cierges bénis apportés de l'église laissait espérer que l'hiver, ayant épuisé sa vindicte, se lasserait plus tôt.
Cette année-là, la journée posait une énigme. Le matin, le soleil brillait mais, l'après-midi, la neige se mit à tomber en abondance.
L'hiver serait-il long ou court ?
De toute façon, disaient les gens sans illusions, il n'y avait guère de différence entre un hiver long ou court. Comme d'habitude on aurait bien à patauger dans la gadoue jusqu'en mai et les navires n'arriveraient pas avant juin.
Dans la maison où à Florimond et Cantor, aux enfants « habituels », Neals, Marcellin, Timothy, se joignait le petit tambour de l'armée dont la situation orpheline avait poussé Angélique à l'inviter. Le soleil brillait encore lorsqu'ils avaient graissé la poêle. Lorsque, deux heures plus tard, ils relevèrent la tête, rouges et suant, pour contempler les piles de crêpes sur la table, ils virent que la neige silencieuse atteignait presque les rebords des fenêtres. Le niveau montait à une vitesse surprenante, comme celui d'un réservoir alimenté par un barrage débondé. Ils aperçurent un lièvre blanc venu des bois, qui se dressait sur les pattes de derrière pour ronger les écorces des troncs à la croisée des branches.
Dans les sanctuaires blancs des arbres surchargés, des oiseaux en boule, aux gorges rouge orangé, vertes ou jaunes, s'alignaient les uns près des autres, en brochettes comme des lampes de Noël. La blancheur de la neige versait à l'intérieur de la maison une clarté de fête.
Angélique parlait de la Chandeleur dans Paris, lorsque les « enfants bleus » et les « enfants rouges », les orphelins vêtus aux couleurs de la ville, vendaient tout le jour de gros beignets sucrés dans les rues.
Les souvenirs défilaient et Angélique leur raconta comment elle avait été les chercher chez la fermière de Neuilly qu'elle avait dû menacer de la pointe de son poignard égyptien pour les reprendre.
Le bébé Cantor était dans la paille à l'étable entre le bœuf et l'âne.
– Et, malgré cela, tu étais toujours tout rond, tout dodu, et tu te contentais de sucer patiemment un morceau de chiffon. Tu étais affreusement sale.
« La petite servante Javotte te nourrissait tant bien que mal d'un peu de lait volé à l'heure de la traite, mais personne ne te lavait jamais.
– Bonne affaire ! dit Cantor.
Florimond ne se souvenait pas d'avoir été caché dans la niche du chien pour se protéger des sévices de la fermière, ni de la tour de Nesle ou du Pont-Neuf. Seulement de la maison du Moulin vert. Les épreuves de sa petite enfance ne lui laissaient qu'un souvenir flou.
En revanche, lorsque quelques années plus tard il avait été introduit à la Cour il avait commencé de vivre et, à partir de là, il n'avait que de bons souvenirs, même de ses années de collège qui avaient suivi.
À la Cour, son apprentissage de page auquel s'était ajouté celui du maniement de l'épée puis, plus tard, lorsqu'il avait dû renoncer à cette existence de papillon diligent qu'il vivait à Versailles afin d'entrer dans un sombre collège, la découverte des sciences lui avait permis de ne pas en souffrir.
Dès qu'il avait dû se battre en duel, attirer l'attention des princes et du Roi et faire des expériences de chimie, une porte s'était ouverte pour lui sur un monde éblouissant qui avait fait basculer dans l'oubli les épreuves qui ne lui permettaient pas, même tout petit, de donner sa mesure. Tandis que remplir un rôle, l'accomplir au mieux près de personnes en vue, convenait à son activité infatigable et au sens qu'il avait de son importance, joints à une avidité d'apprendre et de se perfectionner le plus possible en tout, qui lui avait fait accepter sans ennui le contraste pourtant brutal de se retrouver, après la vie de la Cour, dans un collège austère.
Pour Cantor, les choses étaient différentes et semblaient s'être passées à l'inverse. Rêveur, artiste préoccupé de tranquillité et de bien-aise intérieur et extérieur, de satisfactions paisibles où la joie de manger lentement de bonnes choses tenait une grande place, la vie de la Cour lui avait profondément déplu. Certes, les grandes dames jacassantes le bourraient de bonbons qu'il n'avait même pas le temps de manger tranquillement ; certes, avec Florimond, ils avaient pu perpétrer quelques bonnes farces comme le jour où ils avaient attaché d'un pied à l'autre les rubans de souliers de M. de Ronsabel à l'instant où il allait faire sa révérence au Roi ; certes, il aimait beaucoup l'abbé de Lesdiguières, son précepteur, et aussi chanter devant la Reine, mais il fallait sans cesse se hâter, courir, soutenir des queues de manteaux surchargés de broderies qui pour un petit garçon de huit ans étaient bien lourdes et, la plupart du temps, à Versailles, on ne savait jamais où on allait dîner et où on allait dormir. Enfin M. Lulli, maître de chapelle du Roi, avait parlé à plusieurs reprises à son sujet d'une opération inquiétante destinée à lui conserver sa « voix d'ange »...
– Je savais que je ne pouvais rien contre les choses déplaisantes, expliquait Cantor. Il me fallait seulement être patient et attendre l'occasion de jouer ma partie : par exemple : rejoindre mon père. J'ai toujours raisonné ainsi, même, je le crois, lorsque j'étais un bébé dans la crèche.
Florimond et lui reconnaissaient volontiers qu'ils avaient souffert de jalousie à cause de leur mère. Elle appartenait à d'autres. On ne la voyait jamais. À l'examen, leur rancune venait du sentiment de perte irréparable qu'ils éprouvaient lorsque son visage s'effaçait à leurs yeux, disparaissant comme le soleil, ce qui les replongeait dans une ombre où ils se sentaient en butte à ce que Cantor appelait les « choses déplaisantes ». Tourments et peines informulés qu'ils sentaient tapis autour de leur frêle existence. Et lorsqu'ils habitaient la petite maison de cocher alors qu'Angélique travaillait à l'auberge du Masque rouge ou à la chocolaterie, Barbe, oui, alors leur servante avait aussi peur qu'eux.
Menaces larvaires dont l'ombre s'envolait comme par enchantement dès que leur mère réapparaissait.
Et tout en parlant les jeunes gens s'avisaient que ce beau visage de femme s'incorporait à leurs sensations de bonheur les plus lointaines. Ils évoquèrent le cheval de bois de Florimond, la boîte à trésors où leur mère avait commencé de déposer des objets de sa vie passée et qu'elle ouvrait d'un air mystérieux.
Honorine écoutait en ouvrant des yeux attentifs et posait des questions.
– Maman, qu'y avait-il dans ta boîte à trésors ?
Angélique dut faire un effort de mémoire. Il y avait certainement la dague effilée de Rodogone l’Égyptien, ce poignard avec lequel elle avait menacé la fermière. Il y avait une plume du pamphlétaire impénitent qu'on appelait le Poète crotté et qui avait fini pendu pour avoir trop chansonné les scandales de la Cour.
Plus tard, il y eut une émeraude d'un prince de Perse, Bachtiari-Bey...
– Maman, qu'as-tu fait de ta boîte à trésors ?
De cela aussi, Angélique ne parvenait pas à se rappeler.
*****
La pénombre venait. La neige tombait toujours. Dans la maison il n'y avait que la lueur du feu éclairant les jeunes visages et, dans un coin de la salle, la flamme du cierge de la Chandeleur, qui devait présider à cette première journée et qu'on allumerait ensuite au cours de l'année pour les tempêtes, pour écarter le péril iroquois, pour veiller les agonisants et les morts.
Angélique interrogea Florimond sur le voyage au-delà des mers qu'il avait entrepris sur une « idée », une certitude de trouver son père et Cantor et qui lui avait sauvé la vie. Ils parlèrent de Nathanaël de Cambourg qui était parti avec lui.
Mais ce volet le plus récent de leur existence leur plaisait moins que l'autre, le « temps du chocolat », et ils y revinrent, faisant peu à peu de cette période de leur petite enfance un conte de fées inoubliable, peuplé de jouets, de croquignols et de pâtés chauds, de promenades l'été, avec le cadre d'eau de la Seine pour se rendre à Versailles et voir manger le Roi, des danses du singe Piccolo, des rires et des chansons, de la bonne Barbe qui les embrassait en les serrant sur son ample poitrine, recréant des jours touchés du parfum de leur mère, éclairés par la présence de sa beauté et qu'ils transformaient, d'un souvenir à l'autre, en une enfance de paradis où elle ne les avait jamais quittés.
Septième partie
Le jardin du Gouverneur
Chapitre 50
Quelques jours après la Chandeleur, à la sortie de la grand-messe, Monsieur le Gouverneur décida de se rendre en son jardin.
« Avec toutes ses dames... », aurait dit la chanson.
Le temps était pur et beau. On venait d'entrer dans cette période de l'hiver où les jours s'égrenaient si clairs et si sereins qu'il ne paraissait pas un nuage en trois semaines.
Le cortège remontant de la cathédrale passa devant le château Saint-Louis et traversa la Place d'Armes. Un peu plus haut, l'on atteignait le jardin qui avait été dessiné par M. de Montmagny, deuxième gouverneur de la Nouvelle-France, et dans les allées duquel M. de Frontenac, se promenant, se sentait un peu Louis XIV à Versailles.
Toutes proportions gardées.
Cependant, quant à la beauté et à la grâce des dames du cortège, la prestance et l'entrain des messieurs, le luxe de leurs vêtements auxquels les capes et manteaux de fourrure, les manchons, les bonnets ornés de plumes, les bottes travaillées à l'indienne ajoutaient une note somptueuse, la petite cour du gouverneur valait bien celle du Roi-Soleil. Les gentilshommes portaient l'épée. Certains, comme Ville d'Avray, appuyaient sur une canne à pommeau d'or ou d'ivoire une main gantée de peau fourrée.
Le chemin qui serpentait entre deux murets de neige donnait moins d'assurance à une noble démarche que les allées sablées des parterres royaux mais l'on pouvait encore se distinguer par des propos choisis et de la gaieté. C'était la Cour au Canada.
De même, le jardin du gouverneur dont le tracé à la française présentait une certaine rigueur avec son labyrinthe de buis taillé par lequel on avait cherché à lui donner un petit air de Versailles, perdait de sa solennité lorsque l'on arrivait devant ce qui faisait la fierté de Frontenac : son carré de choux.
Il y en avait là une réserve pour l'hiver entier, affirmait-il, car il en avait fait planter plusieurs arpents. Aux premières gelées, on coupait les choux, on les retournait cul par-dessus tête dans les sillons où la neige et le froid les conservaient. Quand il s'en faisait besoin, le cuisinier du château envoyait ses aides s'approvisionner.
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