Ce jour de février, en cette promenade, presque toute la haute société de Québec escorta le gouverneur, officiers, conseillers, nobles et marchands étaient là et jeunes gens et jeunes filles de leurs parentés, ainsi que quelques enfants.

Honorine donnait la main à Angélique.

On s'exclama sur le charme du buis sous la neige et un peu plus loin sur l'ampleur du carré de choux.

– Les horizons de Versailles ne sont-ils pas plus exaltants ? demanda derrière Angélique la voix du duc de La Ferté.

Le froid avivait un peu de couperose aux ailes de son nez. La lumière crue du soleil nordique nuisait aux complexions congestives des gros buveurs.

– Les horizons de Versailles sont fort beaux, mais ceux-ci me charment aussi, répliqua-t-elle, en désignant le désert blanc que l'on envisageait des hauteurs du cap.

– Peuh ! De la sauvagerie ! Quelle déchéance pour une femme vers laquelle tout Versailles tournait les yeux.

– Quelle déchéance pour vous aussi, Monsieur de La Ferté, qui devez cacher votre superbe sous un nom sans éclat !

– Ce n'est que provisoire, vous le savez. En attendant avez-vous réfléchi à mes déclarations dernières ?

– Lesquelles ?

– Que nous pourrions nous désennuyer ensemble.

– Monsieur, je crois que nous avons déjà tout dit à ce sujet.

– Il me passionne...

– Vous radotez...

Elle s'écarta.

La superbe de Vivonne n'avait pas résisté à l'atmosphère du Canada. Il en avait été singulièrement diminué et comme terni, comme un métal non noble ne peut résister à des agressions par trop violentes et contraires de la nature.

Privé d'honneurs, de flatteries, du jeu des intrigues, de l'auréole dont l'entouraient la gloire de sa sœur et l'amitié du Roi, écarté d'une charge qu'il ne remplissait pas sans talent, celle d'amiral des galères du Roi, inoccupé, ressassant ses inquiétudes, ne pouvant trouver en lui-même, pour ne s'être jamais préoccupé de les y mettre, les ressources suffisantes pour lutter, il vieillissait. Il avait su à l'avance qu'il s’ennuierait, mais pas qu'il souffrirait. Et en effet, rien ne serait arrivé s'il n'y avait pas eu cette surprise inouïe de voir surgir Angélique. Sans elle, ç'aurait pu être acceptable.

Mais elle l'empêchait d'oublier. Elle éveillait ses regrets et les rêves en sommeil avaient resurgi avec plus d'acuité. Chaque matin, au réveil, il se disait : elle est là dans cette ville : la plus belle. Et cela suffisait à transformer la petite ville ennuyeuse en un réceptacle d'une aventure qui le faisait frémir d'impatience et d'une attente qui l'exaspérait d'autant plus qu'il savait qu'il n'y aurait rien, qu'il n'y aurait jamais plus rien entre eux. Sa présence était pour lui aussi inutile que celle d'un fantôme, comme s'il l'eût contemplée inaccessible derrière une vitre. Chaque échange qu'il avait avec elle lui laissait une impression pénible, irritante. Il se répétait que, la prochaine fois, il lui dirait ceci et cela, qui la blesserait et le vengerait.

*****

Les groupes s'égaillèrent à travers les allées et beaucoup se rendaient visiter le labyrinthe de buis que Frontenac faisait déblayer aussi souvent que nécessaire par les soldats.

Prenant garde de se tenir à l'écart des oreilles dévotes et ecclésiastiques, Ville d'Avray racontait des histoires lestes.

De son côté Mme de Mercouville faisait part à ses amis de sa victoire. M. Gaubert avait cédé et lui avait donné le nom des prisonniers anglais qui étaient esclaves au village des Hurons et qui connaissaient les secrets de teintures végétales pour la laine. Si on pouvait les faire venir en ville et les employer, le Canada n'aurait plus besoin d'importer des étoffes de France. En attendant, on tisserait le lin dont on avait vu une première récolte cette année sur les rives du Saint-Laurent.

Les menuisiers construisaient des métiers sur le modèle de celui qu'elle avait fait venir d'Aunis.

– J'aime avoir plusieurs fers au feu...

M. de Peyrac, M. de Frontenac et l'intendant Carlon s'entretenaient de mines de potasse et de goudron.

Bérengère Tardieu de La Vaudière, avec cette sorte de naïveté qui lui était coutumière, ne voilait plus qu'elle ferait tout ce qu'elle pourrait afin de se faire aimer du comte de Peyrac. Son minois enfantin émergeait d'un grand capuchon bordé de fourrure grise, mais Angélique nota avec satisfaction que le nez de la ravissante était un peu rouge. Elle se garderait de lui communiquer des compresses d'eau de mélisse et de bigaradier qu'elle s'appliquait sur le visage au retour des promenades.

M. de Bardagne conduisait Mme Haubourg de Longchamp, une femme douce et distinguée, très érudite, qui était le bras droit de Mme de Mercouville dans l'administration de la Confrérie de la Sainte-Famille. L'envoyé du Roi semblait vouloir se consoler avec elle de son inguérissable blessure d'amour. Il salua de loin Angélique d'un air distant. Le chevalier de Loménie parut aussi se dérober intentionnellement et elle en ressentit un peu de peine.

Puisque ses galants préférés semblaient décidés à lui battre froid, Angélique accepta la compagnie de M. Gaubert de La Melloise. Elle éprouvait quelques préventions à son égard depuis qu'elle savait qu'il se faisait faire des gants dans des peaux d'oiseaux par l'eskimo du sorcier de la Basse-Ville. Mais il la débarrassait de la compagnie de Vivonne.

Les principaux capitaines indiens Hurons et Algonquins se joignaient au cortège, fumant et discourant dans leur langue avec M. de L'Aubignière ou le baron de Maudreuil.

Piksarett se pavanait dans son habit rouge anglais soutaché de dorures, un chapeau au bord galonné, garni de tours de plumes posés sur des tresses d'honneur. Les mitasses et les mocassins qui complétaient son habillement ne l'empêchaient pas d'être fort glorieux. Jamais il n'était resté si longtemps à Québec et n'avait négligé les belles forêts du pays des Narrangasetts.

Les filles aînées de Mme de Mercouville étaient là et celles de Mme Le Bachoys aussi. Les jeunes gens tels que Florimond, Anne-François, Cantor et leurs amis du même âge jouaient au petit jeu d'essayer de les soustraire aux assiduités des compagnons du duc de La Ferté, Martin d'Argenteuil et le mûr baron Bessart qui, plus par habitude de galanterie que par conviction, tentaient d'accaparer l'attention des fraîches demoiselles canadiennes.

On intervint pour empêcher le dogue agressif de M. de Chambly-Montauban de se colleter avec celui, pacifique, de l'abbé Dorin.

Le Révérend Père de Maubeuge et l'aumônier du Marquis, M. Dagenet, étaient absorbés dans une grande conversation à propos des missions iroquoises.

Il y avait là le médecin veuf et le marchand Basile avec ses deux filles et son commis. Mme Le Bachoys distribuait à beaucoup ses faveurs mais, pour l'instant, c'était M. Guérin, l'un des premiers échevins de la ville qui semblait avoir décroché la palme et être l'amant en titre. On aurait dit qu'il n'en revenait pas d'une telle promotion.

Il tenait Mme Le Bachoys en levant haut sa main comme s'il eût voulu la présenter à la compagnie et dire « Voyez, n'est-elle pas admirable ! »

Sa femme, Mme Guérin, un peu plus bas, était engagée dans un dialogue animé avec Mme de Mercouville. Elles parlaient des métiers à tisser et de la nécessité de mettre les femmes oisives de l'hiver au travail. Mme Guérin, accorte et aimable femme au demeurant, ne paraissait pas se préoccuper outre mesure de porter si ouvertement les cornes. Effet de l'habitude ou d'une convention informulée, on ne semblait pas considérer à Québec qu'un adultère avec Mme Le Bachoys mît en cause l'honneur des dames et la paix de leur ménage.

On aurait plutôt éprouvé quelque inquiétude à se sentir dédaigné par elle... Avoir plu à Mme Le Bachoys était comme un certificat de virilité rassurant...

Elle avait toujours autour d'elle une cour assidue et, dans cet instant encore, tout un groupe d'hommes jeunes et moins jeunes qui riaient de ses plaisanteries et se tenaient dans la chaleur rayonnante de sa bonne face rouge et gaie.

Angélique ne pouvait s'empêcher de suivre de loin le manège de Bérengère-Aimée de La Vaudière, tout en rendant à Joffrey cette justice qu'il n'accordait pas plus d'attention à l'évaporée jeune femme qu'aux autres personnes du sexe qui cherchaient à s'attirer ses bonnes grâces. Elle ne pouvait lui reprocher de se montrer galant avec de jeunes femmes gracieuses, il l'avait toujours été. Il l'avait même été avec Ambroisine, jusqu'au jour où il lui avait asséné des paroles terribles qui la condamnaient.

Il l'était avec toutes les femmes, jeunes ou vieilles, belles ou non, avec dans le choix de ses attentions des préférences qui ne pouvaient qu'apaiser les craintes d'un cœur soupçonneux.

Par exemple, il se montrait fort empressé auprès de Mme Le Bachoys et auprès de Mme de Beaumont et fort attentif à prêter l'oreille aux discours de Mme de Mercouville sur ses métiers à tisser.

Avec Bérengère, il paraissait amusé, mais sans indulgence excessive.

Elle lui aurait plutôt reproché un excès de douceur grave, des plus troublants, vis-à-vis de l'exquise Mme de Beaumont mais celle-ci n'avait-elle pas plus de cinquante ans...

Même avec Sabine de Castel-Morgeat qui avait tiré sur ses navires, il ne s'était jamais départi d'une attitude polie et n'avait rien changé à son comportement après avoir appris qu'elle était la nièce de son ancienne maîtresse Carmencita. Était-ce bien intelligent de la part d'Angélique de lui avoir révélé cela ? Il était évident que Mme de Castel-Morgeat le dévorait de ses grands yeux noirs. Depuis qu'elle ne se fardait plus à tort et à travers, on pouvait constater qu'elle savait être très belle avec une peau d'une blancheur dorée qui compensait le modèle un peu anguleux de son visage.

Le comte ne semblait pas prêter plus d'attention à ses regards qu'à ceux de Bérengère. C'était Mme Le Bachoys, si carrée et rougeaude qu'elle fût, qui parfois inquiétait Angélique. Car la Polak disait que c'était une drôle et elle avait le charme de l'être vraiment, drôle.

On pouvait rire de ses frasques, les blâmer ou faire comme si cela, chez elle, ne prêtait pas au blâme, de toute évidence son tempérament révélait un cordial appétit de l'amour, ce qui n'est jamais sans déplaire aux hommes d'expérience. Joffrey était-il scrupuleux sur le chapitre de l'amour ? Il aimait les femmes qui le faisaient rire.

Mme Le Bachoys et la Polak apparurent donc à Angélique sous un jour moins serein. Mais comme, d'autre part, elle ne doutait pas de la loyauté de ces deux femmes à son égard, elle leur faisait confiance. Si bien que, comme il arrive à un cœur épris, lorsque Angélique avait fini de passer en revue ses possibles rivales, il n'y avait guère parmi les dames de Québec aucune dont elle n'eût, par un aspect ou l'autre, sujet de craindre, mais aussi de se rassurer. Ce qui prouvait qu'elle était ridicule. À Québec, on pouvait badiner, conter fleurette, mais la solide armature des consciences, la difficulté de passer outre devaient maintenir l'aventure entrevue dans les limites de la sagesse.

D'autre part, Ville d'Avray disait que Québec était une ville pour y consommer des adultères délicieux. D'autant plus délicieux qu'ils étaient guettés par des regards plus farouches. Les consommait-on ? Là était la question.

Une question qui s'entrelaçait comme un voile vaporeux entre ces couples s'en allant en riant par les allées du jardin du gouverneur. Avec ces Français, l'on ne pouvait jamais se porter garant qu'un sourire, une pression de main, une tendresse du regard ne fussent que de pure courtoisie et non signe discret et prometteur pour un rendez-vous ardent.

Le Révérend Cotton Matther de Boston, toujours hanté par le diable rôdant autour de ses ouailles, avait-il tellement tort de lui prêter, peu ou prou, l'accent français et la tournure papiste ?

Quand elle avait rencontré à Gouldsboro le pasteur puritain, Angélique l'avait jugé outrancier, fanatique et tout à fait ignorant des subtilités du caractère français, beaucoup plus vertueux que ne se l'imagine l'étranger.

Aujourd'hui, elle ne savait plus...

Le Mont-Carmel, traversé d'un vent si pur qu'il en paraissait virginal, baignait dans une lumière qui n'était pas loin de faire penser à celle qui règne à l'entrée des parvis célestes, et ce rayonnement semblait absoudre et transmuer en vertu tout désir de bonheur.

Mais quelle sorte de bonheur ?

En tout état de cause, celui qui innocente l'amour et lui rend sa sublimité première semblait animer, en ce matin de février, l'aimable société de Québec qui s'en allait admirer en son jardin les buis et les choux de Monsieur le Gouverneur.