On apercevait le ciel bleu rose à travers le voile mauve des branches et des rameaux entrelacés jusqu'à ne former qu'un fin treillis arachnéen où les gouttes du gel faisaient étinceler les feux de mille diamants.

Le tronc des ormes et des érables du jardin était d'un violet argenté harmonisé à celui plus profond de leurs ombres courant sur la neige.

De l'autre côté de la vallée blanche du Saint-Laurent s'apercevaient le clocher neuf de la paroisse de Lévis et un autre plus petit sur le versant de la côte de Lauzon égratignant le ciel de leurs croix de métal.

Ayant dépassé le jardin, la compagnie s'échelonna le long d'une piste contournant le Cap Diamant et, passant au pied de la redoute de bois, belvédère érigé là pour surveiller le tournant du fleuve en amont et garder le magasin aux poudres, bâtisse au flanc du Mont-Carmel que les gouverneurs avaient voulu isolée de la ville et à demi enfouie sous terre.

Cette promenade hors de la ville fouettait le sang. Le Cap Diamant résonnait de l'écho des rires et des voix. Le petit ruisseau, non loin, sanglotait dans son écrin de glaçons. Les osiers, les bouquets de saules qui l'escortaient, éclataient en gerbes d'or pâle et de corail.

Sur la droite, une croix immense dressée au bord du ciel, entre un gibet et le poteau où l'on exposait le corps des condamnés, donnait au Mont-Carmel une allure de Golgotha. Un vol d'oiseaux noirs glissant alentour, suivant les courants glacés, aurait accentué l'impression macabre, sans la présence d'un petit moulin à farine qui, à deux pas, tournait ses ailes.

La candeur des lieux rachetait les marques sinistres apposées par l'homme.

Comme on arrivait à l'extrémité du Cap Diamant, le comte de Loménie vint prendre Honorine par la main et l'amena au bord de la falaise. Penché vers elle, il lui expliquait que, par là, en amont du Saint-Laurent, s'ouvrait à quelques lieues une rivière appelée la Chaudière. C'était en descendant son cours que l'an dernier, M. de Loménie, quittant Québec, avait pu venir visiter demoiselle Honorine en son port de Wapassou. Ne se souvenait-elle ? Les petits yeux d'Honorine guettèrent l'immensité blanche. De l'île d'Orléans bouchant le goulet du fleuve au nord, ils firent le tour de l'horizon et revinrent à la perspective que lui désignait le chevalier de Malte vers le sud.

Il était visible qu'elle s'efforçait de cacher sa satisfaction, mais M. de Loménie par ses informations géographiques venait de lui ôter un gros poids du cœur. On pouvait donc, pensait-elle, trouver une route pour regagner Wapassou. Depuis le retour du glouton Wolverines, Honorine avait été saisie de nostalgie à la pensée de son ourson Lancelot. Elle éprouvait de l'appréhension devant le Saint-Laurent figé dont elle se rendait bien compte qu'il retenait prisonniers les vaisseaux de son père et, levant son petit nez, il lui était arrivé d'envier les oiseaux tournoyant dans le ciel. Comment s'évader autrement de ce Québec planté au milieu de nulle part ?

– Ne pourrait-on partir en traîneau par la Chaudière ? demanda-t-elle. Dès maintenant ?...

– On le pourrait, répondit-il. Mais en plein hiver c'est une dure expédition. Une pionnière comme vous a assez d'expérience pour le comprendre. Rappelez-vous dans quel triste état nous nous trouvions, mes compagnons et moi, lorsque nous sommes parvenus à votre fort. Heureusement, vous nous avez bien soignés.

– Oui ! Oui ! se souvenait Honorine en hochant la tête.

– Il est préférable d'attendre le printemps pour se mettre en chemin, assura M. de Loménie. L'hiver exige de la patience. Ne vous trouvez-vous pas bien en notre compagnie, Mademoiselle ?

Le chevalier de Malte parut très heureux d'avoir pu lui arracher un sourire condescendant mais affirmatif.

De si haut, l'on voyait l'étendue blanche du fleuve sillonnée par les traîneaux entre les balises. Des promeneurs traversaient à pied, de Québec à Lévis. Il y avait sur les deux rives un véritable fourmillement de personnes et de véhicules que le procureur Tardieu de La Vaudière observa en fronçant ses beaux sourcils de jeune dieu grec.

– Ce n'est pas jour de marché, que je sache. Pourquoi cette agitation ? Ma parole toute la ville est dehors. Quand donc ces gens-là travaillent-ils ?

– C'est à cause de la Sainte-Agathe, lui dit Ville d'Avray. La fête est chômée.

Le procureur continua d'observer avec contrariété cette foire joyeuse de la Basse-Ville qui lui donnait des aigreurs d'estomac. Puis il alla prendre par le bras M. de Frontenac et lui fit remarquer combien, de cet emplacement où ils se trouvaient, on pouvait juger de ce scandale intolérable que représentait l'amas de bicoques sordides accumulées comme un dépôt d'ordures contre la falaise et qui grimperaient bientôt jusque sous le fort. Habitations de bois, bancales, pourries, au sommet desquelles, pour ajouter le comble à l'insalubrité, se trouvait le repaire d'un sorcier, lui avait-on dit, échafaudage branlant et que le poids des glaces rendait plus instable encore. Tout allait, un jour, s'écrouler, entraînant un incendie géant.

– Les fumées, les odeurs, les exhalaisons nauséabondes qui montent de ce cloaque juste au-dessous du château Saint-Louis ne vous gênent-elles pas, Monsieur le Gouverneur ?

– Non ! dit Frontenac.

– Madame de Castel-Morgeat qui habite sous votre toit s'est plainte d'en être importunée.

– Oh ! Elle, elle se plaint toujours.

Au retour, des groupes se reformèrent çà et là dans le jardin. Derrière les bosquets l'on se réchauffait de quelques lampées d'eau-de-vie, discrètement bues au goulot de gourdes de peau.

Dans les allées du labyrinthe, entre deux hautes parois de neige, Ville d'Avray s'en était allé deviser avec son ami préféré, M. Garreau d'Entremont, le lieutenant de police civile et criminelle.

Il ressortit peu après et vint dire à Angélique d'un air mystérieux.

– Monsieur Garreau d'Entremont désirerait vous parler en privé.

– À moi ?

– Oui. Surtout ne lui refusez pas. Vous savez combien il m'est cher.

Ville d'Avray aimait laisser planer en toutes ses relations amicales un soupçon quant à la nature des liens sentimentaux qu'il entretenait avec ladite personne : homme ou femme. C'était une de ses manies. Il laissait à ses interlocuteurs perplexes le soin de décider à leur convenance.

En l'occurrence Garreau d'Entremont que la Polak surnommait « le Ronchon », bourgeois austère, courtaud, toujours vêtu de sombre et sans apprêt, et Lieutenant de Police de surcroît, ne devait pas prêter aux soupçons d'une idylle avec le fringant marquis. Mais c'est très sérieusement que celui-ci insistait, souhaitant voir Angélique accéder à la requête de M. d'Entremont.

– C'est un homme charmant, érudit...

Percevant son hésitation, il protesta qu'il ne voyait pas les raisons de son déplaisir. Elle devait comprendre.

Timide, comme le sont souvent les bourrus et les personnes qui du fait de leur profession se trouvent obligés de se présenter d'emblée sous un jour désagréable, Garreau d'Entremont avait beaucoup hésité, disait le Marquis, à aborder directement Angélique qui l'impressionnait. Il avait fait appel à M. de Ville d'Avray, comme à un séducteur capable d'obtenir cela d'elle sans la contrarier.

– Mais que me veut-il, ce lieutenant de police ?

– Il vous le dira lui-même.

Feignant de se méprendre sur les raisons de sa méfiance, il se récria.

– Il ne s'agit pas de galanterie, ce n'est pas son genre. Il veut vous demander quelques renseignements.

– À quel propos ?

– Je l'ignore. Mais je suis certain qu'il ne s'agit que d'une formalité.

– Ne serait-ce pas plutôt à mon mari qu'il désirerait parler ?

– Mais non ! À vous ! À VOUS ! Que se passe-t-il, Angélique ? Je ne vous reconnais plus. Que craignez-vous ?

Il était difficile à Angélique de lui expliquer que ses rapports avec la police, au cours de son existence, l'avaient amenée à éprouver une certaine réticence à l'égard de ses représentants.

Cette convocation – car elle ressentait la requête de Garreau d'Entremont comme une convocation – ne lui disait rien qui vaille. Elle fit quelques pas pour se donner le temps de la réflexion.

Le paysage avait soudain viré. La lumière si pure et éclatante lui parut assombrie d'un voile noir. Elle se sentit oppressée. Que se passait-il ?

Tout marchait si bien. Tout était si beau et aimable. Les événements s'agençaient harmonieusement. Les rencontres qui auraient pu leur amener le plus d'ennuis avaient tourné à leur avantage. L'hiver se révélait un allié plein de charme et de surprises heureuses. Une vibration particulière, proche de celle de l'amour, régnait en sourdine, traversait toutes choses, atteignait et transfigurait les êtres à leur insu.

Et voilà... L'enchantement allait-il se briser comme un verre fragile ? On ne pouvait jamais être tranquille !

– Pourquoi me serres-tu la main si fort, maman ? demanda Honorine.

Ville d'Avray n'avait cessé de marcher dans leur sillage. Il était chagriné. Il ne comprenait pas pourquoi Angélique se montrait si peu empressée à lui faire plaisir. Elle voulait le déconsidérer aux yeux de Garreau d'Entremont. Démontrer ouvertement combien à Québec, lui, Ville d'Avray, avait peu de poids et peu d'amis. Après tout ce qu'il avait eu à endurer, lui faudrait-il entériner une déception de plus ? Qu'avait-elle à craindre d'un homme si aimable ?

– De quoi s'agit-il ?

– Je l'ignore, gémit-il.

Mais elle croisa l'éclair de son œil bleu qui lui parut froid, inquisiteur. Et elle fut persuadée qu'il soupçonnait, s'il ne le savait, de quoi le lieutenant de police voulait l'entretenir.

« Toi, mon bonhomme, si tu m'entraînes dans des ennuis, tu me le paieras », pensa-t-elle.

– Je suis certain que ce n'est rien de grave, affirma-t-il ouvrant tout grand ses yeux candides.

– C'est bien, fit-elle se décidant, avertissez Monsieur Garreau que je le verrai quand il le voudra. Mais retenez bien que je n'agis ainsi que pour vous faire plaisir.

Ville d'Avray, qui tenait beaucoup à la réussite de sa mission diplomatique, lui baisa la main avec effusion.

Il partit, en sinuant, à travers le labyrinthe de buis, dut retrouver Garreau qui s'y cachait. Peu après le marquis revint tout heureux lui transmettre le lieu et l'heure du rendez-vous que proposait le lieutenant de police. Pour ne point déranger Mme de Peyrac en ses tâches et divertissements du jour, M. d'Entremont proposait de la rencontrer dans l'heure suivante, dès qu'elle aurait terminé sa promenade, en son salon de la Prévôté. Il allait s'y rendre pour l'attendre.

C'était à deux pas. Autant en avoir fini tout de suite.

Mme de Mercouville invitait Honorine à venir jouer avec ses filles jusqu'aux vêpres. On servirait aux enfants une bonne tasse de chocolat pour les réchauffer. Ils se divertiraient ensuite près du feu, sous la surveillance de Perrine. Un des garçons de Mercouville avait un cheval de bois à bascule qu'Honorine affectionnait. Elle partit de bon cœur avec la petite troupe.

Chapitre 51


Angélique n'eut pas un long chemin à parcourir pour se retrouver aux abords de la Place d'Armes. Sur la gauche s'ouvrait la Grande Allée et, juste en face de l'ancienne maison de Mme de La Peltrie, s'érigeaient les bâtiments de la Sénéchaussée. Les membres du Conseil Souverain y siégeaient souvent. Le Lieutenant de Police civile et criminelle et le Procureur y rendaient la justice au nom du Sénéchal, Monsieur de Masset, qu'on y voyait rarement et qui préférait habiter sa seigneurie de Saint-Cyrille. Il avait cédé ses appartements du palais de justice à M. d'Entremont.

Un archer introduisit Angélique dans un salon tendu d'une tapisserie sombre. Les fenêtres donnaient sur la rue et, à cette heure du début de l'après-midi, seul l'arrière des maisons recevait les rayons du soleil.

Une partie des murs de la pièce était couverte de rayonnages soutenant des livres reliés. Point de tableaux à part un portrait du Roi presque aussi sombre que les tentures et, au-dessus d'un grand bureau aux ornements de bronze doré, un écusson représentant les armes de famille du Lieutenant de Police civile et criminelle et qui était « d'argent au sanglier de sable, accompagné en chef d'un lambel de gueules, et en pointe de trois fers de lance de sinople, rangées de face ».

Angélique en attendant l'arrivée du Lieutenant de Police se plongea dans une méditation distrayante sur les analogies que l'on pouvait trouver parfois entre la symbolique d'un blason et le caractère ainsi que l'apparence de celui qui en avait l'apanage : « Un sanglier noir parmi des lances dressées d'un beau vert... » Cela convenait assez.