Garreau vérifia d'un coup d'œil sur un papier.

– ... dont le sang devait couler sur un crucifix, placé au-dessous. Voilà ! J'ai pu mettre la main sur le garçon qui avait fourni le chien. Des voisins s'étaient plaints du remue-ménage et d'avoir entendu des hurlements... Cependant, comme la demeure est assez isolée...

– Mais c'est horrible, dit Angélique.

Elle s'interrogeait :

« Est-ce Ambroisine qu'il a vue dans le miroir magique ? Ambroisine qui devait le rejoindre à Québec après nous avoir achevés. »

– Qu'a-t-il vu d'autre dans ce miroir qui l'a poussé à s'embarquer aussitôt pour Tadoussac ? continuait le Lieutenant de Police.

C'était surtout pour éclaircir ce point qu'il avait souhaité parler avec Mme de Peyrac car, répéta-t-il, « elle aurait pu à Tadoussac avoir vu, ou entendu parler de quelque chose ».

Ce « quelque chose » et sa façon de le prononcer hérissaient Angélique de la tête aux pieds.

– Dieu me préserve d'avoir eu jamais affaire à un aussi ignoble individu, jeta-t-elle avec feu. Je ne comprends pas pourquoi vous vous désolez tant de sa disparition ? Vous devriez, au contraire, vous féliciter qu'il se soit volatilisé définitivement comme les vapeurs délétères de ses maléfices.

– Je ne me désole point...

Garreau d'Entremont affecta un air rogue.

– Je ne me désole point, Madame, mais je suis le Lieutenant de Police. Cet homme a disparu. Je dois savoir ce qu'il est devenu, car mon rôle est de veiller à ce que les crimes qui se commettent sur le territoire de la Nouvelle-France soient dénoncés et ne demeurent pas impunis. Or, la disparition de Monsieur de Varange est suspecte. Tout suppôt du diable qu'il est, s'il a été assassiné, je dois trouver ses assassins...

Il asséna ces derniers mots avec force et fermeté. Angélique se souvint de la réflexion de la Polak :

« Pas mauvais bougre, le Ronchon ! Mais c'est un homme à principes... Les plus dangereux. »

Malgré cette suprême escarmouche, ils se quittèrent sans acrimonie. Presque bons amis.

Chapitre 52


L'esclave noir, Kouassi-Bâ, attendait assis sur les marches de la Prévôté. Il leva vers elle sa face emmitouflée. Elle le recueillit dans ses yeux, avec le déroulement lointain des montagnes embuées de lumière et reprit possession de toute sa richesse présente : le Nouveau Monde, la liberté...

Elle soupira.

– Rien de grave, fit-elle, répondant à l'interrogation muette du fidèle ami. Mais je désire rentrer en me promenant un peu. Retourne à Montigny où le comte t'attend.

Le grand Noir la quitta rassuré. Angélique prit, à l'angle de la maison de Mme de La Peltrie, la rue des Parloirs, et après avoir dépassé le portail des ursulines continua par une piste qui faisait le tour du parc du monastère.

Elle allait. Les bords de sa jupe soulevaient une neige duveteuse dont les paillettes demeuraient longtemps suspendues, ne retombant que lentement. Tout brillait. Les arbustes et les taillis au bord du chemin paraissaient filés dans le verre. Au loin l'Angélus de midi carillonnait.

La neige durcie du chemin couinait sous ses pas. Par instants, elle s'arrêtait.

De cette histoire sinistre, et plus encore que la crainte de voir Garreau découvrir la vérité – il ne pourrait rien prouver – lui restaient les visions des petits Savoyards, domestiques de cet affreux comte de Varange. C'était une vision familière pour elle, qui avait connu les bas-fonds de Paris. Les petits ramoneurs savoyards avec leurs brosses et leurs échelles arrivaient en automne dans la capitale fuyant l'hiver de leur Savoie déshéritée.

Vêtus de noir, coiffés de noir, barbouillés de suie, amenant avec eux un petit animal des hauteurs, une marmotte qu'ils faisaient danser pour distraire les passants, ils parcouraient les rues de Paris, criaient dans leur patois inspiré d'italien :

– Ramonia ! Ramonia la chemina...

Il arrivait qu'endormis, engourdis par le froid dans une encoignure de porte, ils étaient victimes des marchands d'enfants qui les enlevaient et les revendaient à de grands seigneurs pour leurs plaisirs. N'était-ce pas pour eux préférable, disait Jean-Pourri, que de mourir de froid, par une nuit de gel, avec leur marmotte ? Telle avait dû être, à peu de chose près, la destinée des petits laquais du comte de Varange qui, suivant leur maître, s'étaient retrouvés au Canada.

Les navires apportaient marchandises et bienfaits du Vieux Monde et aussi perversion. Un homme déchu, suivi d'un valet à mine patibulaire et de deux petits laquais, débarque, un jour, à Québec, et personne ne sait que le Mal vient d'entrer dans la ville.

Si Ambroisine, éclatante, avait posé son petit pied mignon sur le rivage, l'aurait-on su ?

« Ma parole ! Il semblait y croire, ce Garreau. Il me regardait comme si j'avais tué M. de Varange... »

Et, en effet, c'était bien elle qui l'avait tué.

Mais, de ce côté-là, aucune crainte à avoir. Garreau se heurterait au mutisme de Joffrey et de ses hommes.

La seule chose inquiétante parce que inexplicable c'était la dénonciation de M. de Saint-Edme, déclarant que « c'était Mme de Peyrac qui avait tué son ami, à lui, le comte de Varange ».

Comment et pourquoi, ce vieillard avec son masque fardé enfoui sous des perruques trop opulentes, ses gants bleutés qui lui faisaient des pattes de lézard blafard, ces allures hagardes de luxueux épouvantail, se trouvait-il mêlé à ce galimatias ?

Pourquoi était-il venu trouver le lieutenant de police pour lui déclarer : « C'est Madame de Peyrac qui a tué le comte de Varange... » ? Et comment pouvait-il le savoir ? À partir de cette question, Angélique se sentait gagnée par la crainte. Car il n'y avait qu'une seule réponse : Le comte de Saint-Edme avait partie liée avec Varange dans ses pratiques de sorcellerie. Comme lui, il attendait l'arrivée d'Ambroisine à Québec. Avait-il participé à la conjuration satanique ? Dans le miroir magique avait-il vu apparaître le visage ensanglanté de la Démone ?

Horrible prodige ! Puissance du Prince des Ténèbres, qui ne peut se frayer passage à la surface de la Terre que par un boyau de sang et de profanations. Un crucifix souillé, un chien martyrisé...

Une chapelle solitaire à la croisée des chemins appuyée d'un bouquet d'arbres aux branches fleuries de neige.

Un campanile de bois abritait une petite cloche la chapelle comportait deux fenêtres sur les côtés une porte en ogive au centre de la façade. Ce sanctuaire était dédié à sainte Foy.

Angélique leva le loquet et pénétra à l'intérieur La pénombre lui fit du bien, après la lumière crue du dehors qui blessait les yeux. Elle ne distingua tout d abord dans cette douce obscurité que l'or du tabernacle qui luisait au fond et le rubis de la veilleuse, étoile vacillante dans sa coupelle de verre. Elle se signa et avança de quelques pas. C'est alors qu'elle aperçut un homme qui priait agenouillé sur la première marche devant l'autel.

C'était le chevalier de Loménie-Chambord. Discrètement, Angélique demeura près de la porte. Elle ne voulait pas le déranger dans son oraison. Mais il se retourna et l'aperçut. Elle le vit se signer aussitôt et après une génuflexion hâtive, il vint à elle de ce pas souple et silencieux que tous les guerriers français avaient acquis dans les forêts indiennes. Une expression inquiète marquait ses traits tandis qu'il se penchait vers elle.

– Que se passe-t-il, mon amie ? chuchota-t-il Qu'est-il arrivé ? Vous êtes bouleversée !

Son regard clair l'examinait et elle se laissa happer par sa lumière rayonnante.

– ... Qu'est-il arrivé ? insistait-il, pressant. On vous a fait du mal ? Dites-le-moi. Dites-le-moi, mon amie chérie...

– Ce n'est rien.

Elle avait envie de lui crier :

« Ce n'est rien, ce n'est que la douleur du monde... »

Elle soupira :

– ... Ce n'est rien... Mais c'est quand même terrible !

Il l'attira contre lui d'un mouvement instinctif et protecteur et elle s'abandonna contre son épaule, soudain lasse, les yeux fermés.

« Oui, oui, c'est cela », pensait-elle. « Serrez-moi fort. Serrez-moi dans vos bras, vous, le Saint, vous le Pur, vous le Tendre, vous qui rachetez les péchés des hommes. »

Son souffle l'effleurait, tandis qu'à voix basse, comme un secret, il lui murmurait des mots de réconfort.

– ... Il ne faut pas... Non, il ne faut pas... Ne craignez rien... Dieu vous protège... Vous si belle ! Vous qui apportez la joie et l'espérance... Ne craignez rien. Dieu vous aime.

C'était comme s'il lui avait dit :

« Je vous aime. »

Une aura de lumière baignait son clair visage et l'étreinte ferme de ses bras abolissait en elle le souvenir de la peur et du dégoût. Elle voyait briller ses lèvres proches sous la petite moustache châtaine. Elles se posèrent sur les siennes comme en songe.

Lorsqu'ils se virent sur le seuil de la chapelle, leurs mains qui se frôlaient et se tenaient, se séparèrent d'un commun accord. Ils émergèrent de l'instant de grâce avec la sensation de quitter une pièce illuminée pour retrouver au-dehors froidure et ténèbres. Pourtant le soleil brillait toujours en plein ciel. Mais déjà, sans qu'on pût discerner à quels signes, la lumière du jour tombait en langueur.

Ils demeurèrent silencieux et, du regard, rassemblaient autour d'eux les éléments du paysage les environnant : les parois de neige, les plaines scintillantes, le miroitement des glaçons aux branches des arbres, les alignements lointains des cheminées d'où s'étiraient des rubans de fumée blanche.

– Finalement, le lui donnerai-je ? fit soudain Loménie d'un air pénétré.

– Quoi donc ? À qui ?

– Son couteau à scalper... À Honorine. Je le lui ai promis implicitement puisque je m'étais engagé à lui donner ce qu'elle me demanderait. Et je sens qu'elle ne me tient pas quitte. Elle n'accepterait pas un canif, ni un couteau-jambette... Non ! Elle veut un vrai couteau à scalper. C'est une arme dangereuse. À la réflexion, je me suis demandé si je ne pourrais pas convenir avec elle d'un arrangement... Quel est son rêve ? De s'identifier à un invincible Iroquois... Peut-être la belliqueuse personne se suffira-t-elle d'un petit arc et d'un carquois de flèches de sureau ! Qu'en pensez-vous ?

Angélique se mit à rire.

– Monsieur de Loménie, vous êtes un homme charmant. Et beaucoup trop indulgent pour cette petite fille.

– On aime à combler l'innocence, dit-il avec douceur. Elle seule le mérite.

Puis s'inclinant avec déférence il effleura de ses lèvres sa main.

– ... Réfléchissez à la question, Madame, et si vous désirez me donner sans tarder votre réponse, nous pourrions convenir d'un rendez-vous demain dans les allées du jardin du gouverneur. Ce jour-là il n'y a personne, nous pourrons faire quelques pas de promenade... C'est un endroit paisible pour y deviser de choses graves.

Chapitre 53


L'amour de Loménie lui donnait des ailes. Elle rectifia dans son esprit. « Non, ce n'était pas de l'amour, mais un sentiment délicieux, consolant » qui laissait loin derrière la sombre vision du Lieutenant de Police parlant de crimes répugnants et de personnages immondes. Le chevalier l'aimait-il ? Il l'avait embrassée comme pour la réconforter.

Un pas rapide d'homme derrière elle, faisant crisser la neige, l'alerta. M. de Bardagne la rejoignait.

– Cette fois, vous vous défendrez en vain de n'avoir pour Monsieur de Loménie-Chambord que des sentiments de simple amitié, lança-t-il avec agitation. Quand je pense que vous allez jusqu'à lui donner rendez-vous dans une chapelle...

– Vous êtes fou, je ne lui ai donné aucun rendez-vous.

– Comment puis-je vous croire ? Je vous ai vue arriver et entrer dans la chapelle quelques minutes après lui.

– Je vous répète que c'est le hasard. Je revenais chez moi en suivant ce chemin derrière les ursulines. J'ai voulu entrer pour prier.

– Et le chevalier de Loménie se trouvait là comme par hasard ?...

– Il s'y trouvait... Un sanctuaire n'est-il pas un lieu où tout un chacun a le droit d'entrer ?

– Votre recueillement ne m'a pas paru très profond. De temps à autre, je vous entendais chuchoter. Vous parliez tout bas... Pourquoi ?

– Il y avait les Saintes Espèces.

– Et cela ne vous empêche nullement de badiner avec un chevalier de Malte ! Vous ne respectez rien.

– Je vous en prie, cher Nicolas. Tempérez un peu votre jalousie. À force de ragots et de soupçons, vous allez finir par me jeter dans les bras du chevalier.