01 : Angélique, marquise des anges 1
02 : Angélique, marquise des anges 2
03 : Le chemin de Versailles 1
04 : Le chemin de Versailles 2
05 : Angélique et le roi 1
06 : Angélique et le roi 2
07 : Indomptable Angélique 1
08 : Indomptable Angélique 2
09 : Angélique se révolte 1
10 : Angélique se révolte 2
11 : Angélique et son amour 1
12 : Angélique et son amour 2
13 : Angélique et le Nouveau Monde 1
14 : Angélique et le Nouveau Monde 2
15 : La tentation d'Angélique 1
16 : La tentation d'Angélique 2
17 : Angélique et la démone 1
18 : Angélique et la démone 2
19 : Angélique et le complot des ombres
20 : Angélique à Québec 1
21 : Angélique à Québec 2
22 : Angélique à Québec 3
23 : La route de l'espoir 1
24 : La route de l'espoir 2
25 : La victoire d'Angélique 1
26 : La victoire d'Angélique 2
Quatrième partie (suite)
Chapitre 36
Maintenant elle était assise seule au creux de la nuit devant l'âtre où le feu ronflait, alimenté par un demi-tronc d'arbre posé sur les chenets.
Elle tenait son chat contre son épaule parce que cette tiède présence animale l'aidait à réfléchir comme un témoin qui l'aurait entraînée par l'interrogation contenue dans ses prunelles attentives à aller jusqu'au bout de ses raisonnements.
– Maintenant, j'en suis sûre, je sais qui est l'allié secret de Joffrey. Toi, tu le savais, Sire Chat... Tu l'as toujours su, bien certainement. J'aurais pu le deviner dès le premier instant. C'était une question de logique...
Elle attendait Joffrey.
La tempête faisait toujours rage et créait comme un océan infranchissable d'une demeure à l'autre, mais Angélique espérait que Joffrey profiterait de la moindre accalmie pour franchir la distance qui séparait le manoir de Montigny de la maison de Ville d'Avray. À moins qu'il ne fût ce soir à Sillery ou au bord de la Saint-Charles, dans ces lieux où il avait commencé de dresser ses fortins pour « encercler la ville ». Angélique eut pour elle-même et pour son chat un sourire entendu.
Elle l'attendait quand même, se réjouissant à l'avance de profiter de cette tempête qui les enfermerait tous deux entre leurs murs pour lui faire « avouer ».
Elle avait envoyé toute la maisonnée se coucher, disant qu'elle veillerait elle-même sur les feux.
« Il avouera, il faudra bien qu'il avoue. »
Dans la pénombre, la petite lueur du cierge de la Chandeleur qu'avait allumé Suzanne avant de regagner sa ferme rappelait que Dieu veille sur les humains livrés aux déchaînements des intempéries.
C'était une coutume que d'allumer un cierge dans chaque foyer pendant les tempêtes. Suzanne, qui pensait à tout, l'avait sentie venir, cette tempête. Elle avait trouvé le temps de se précipiter à l'église quérir un cierge et même de le faire bénir afin que le foyer de Mme de Peyrac fût protégé.
Ce n'était pas le cierge bénit à la Chandeleur et réservé à cet usage, mais c'était mieux que rien. Suzanne avait également pensé à déposer des victuailles chez le vieux Loubette. Ensuite se battant contre les premières rafales, elle avait regagné sa ferme, pour y allumer parmi les siens, son propre cierge bénit.
Au-dehors, la tourmente de neige continuait. Ses flots, son écume griffante ébranlaient les murs avec une fureur inépuisable. On aurait dit qu'elle contournait les maisons comme des rocs, cherchant à les recouvrir et à les noyer. Elle heurtait aux fenêtres et aux portes avec une hargne effrayante. Sifflant au ras du sol ou s'acharnant plus haut contre les cheminées carrées, s'engouffrant dans le goulet des rues avec une fureur délirante, tourbillonnant au cœur des places avant de se ruer contre le rempart des maisons, pliant les arbres, balayant, crépitant, martelant, la tornade enlaçait la ville.
Mais les maisons de Québec résisteraient à l'ennemi du genre humain, le cruel vent de « nordest ». Bâties sur des caves profondes naturelles ou ancrées sur des ensolages de mortier, elles étaient indéracinables. Seul l'incendie pouvait avoir raison d'elles.
À Wapassou, fort de bois bien enfoncé sous la neige, presque sous la terre, les ouragans n'avaient pas laissé à Angélique une telle sensation de duel et de combat acharné, de remise en question de la survie contre une nature brutale et sans merci. Ici le pôle n'était pas loin.
Dans la soirée, à l'intérieur de la maison tout le monde s'était montré guilleret. Avec une pointe d'excitation. On avait mangé de bon appétit. On était allé se coucher après avoir glissé les bassinoires de cuivre dans les draps, mais c'était plutôt pour la forme car feux et poêle marchaient à plein et l'on avait très chaud.
Une fois tout le monde endormi ou retiré dans un coin, elle s'était plu à faire une tournée dans la maison si douillette.
Tout en menant sa ronde, suivie de place en place par le chat, elle se remémorait l'entrevue avec la Mère Madeleine. Le verdict qui l'innocentait lui donnait l'âme légère mais son importance s'estompait déjà derrière la révélation de celle qui avait suivi, concernant le Père d'Orgeval ayant quitté la ville pour se rendre aux missions iroquoises. Lorsque le Père de Maubeuge avait parlé, elle avait vu Loménie tressaillir et une expression atterrée marquer ses traits. De là, elle pouvait déduire que le Père d'Orgeval n'avait pas quitté la ville de son plein gré. On l'avait contraint à partir pour l'Iroquoisie. Ainsi, s'expliquait la phrase accusatrice du Père de Guérande. « Par votre faute, il va mourir... »
Sans bruit, elle allait à travers la maison, de la cuisine au salon, puis au boudoir, à la bibliothèque. La maison de Ville d'Avray était pleine de trésors comme la caverne d'Ali-Baba.
Angélique alla entrouvrir la porte de la chambre où dormaient Honorine et Chérubin sous la garde de Yolande, celle où reposaient dans un même lit Marcellin et Timothy.
Dans un renfoncement derrière la cuisine, ou l'on rangeait des pots et des outils, Piksarett et le Montagnais avaient élu domicile, pour ce soir. Demain ou plus tard, le Montagnais, chaussant ses raquettes, regagnerait son fjord du Saguenay dont les hautes falaises accrochent les nuages.
Il sirotait son « demiard » d'alcool enfin obtenu, tandis que Piksarett, entre deux bouffées de tabac, le chapitrait sur sa dégénérescence d'ivrogne. On ne les voyait pas. On entendait seulement le murmure de leurs voix dans l'ombre et la fumée de leurs calumets s'exhalait entre les planches comme un brouillard.
Angélique descendit au cellier. Elle y respira l'odeur des fruits sur les planches : pommes, poires, noix diverses ; l'odeur des barriques de cidre et de vin, celle des légumes sur le terreau frais, des chapelets d'oignons et d'aulx, tressés comme une chevelure de princesse florentine.
L'odeur d'une maison bien rangée, bien aimée. Dans les caves, le doux regard des brebis se tourna vers elle. Couchées dans le foin, avec des poses de mouton à la crèche, elles abordaient la nuit, tranquilles, rassurées sur leur asile tiède. La chèvre, debout, mâchonnait, hardie et gaie.
En remontant, Angélique s'arrêta près de la chambre de Cantor. Il dormait, et depuis qu'il était tout enfant, elle avait aimé s'asseoir sur le bord de son lit et le contempler dans son sommeil.
Comme autrefois elle songeait en le regardant : « Merveilleux petit Cantor ! »
Elle avait envie d'effleurer du bout du doigt ses sourcils déliés, sa lèvre d'adolescent où se dessinait un duvet blond. Cantor si beau et son glouton au rictus terrifiant.
Un jour elle retournerait voir la Mère Madeleine et lui demanderait : Quel visage avait l'archange ?... Comment se présentait le monstre velu ? Mais, pour l'heure, le dossier de la démone était clos.
C'est alors qu'elle était revenue s'asseoir devant la cheminée, le chat contre son épaule.
Pensive, elle évoquait ce jour où elle était entrée dans une grande pièce encombrée d'instruments scientifiques.
Le Père de Maubeuge, Supérieur des jésuites au Canada, et le comte de Peyrac se penchaient ensemble sur les pages d'un lourd volume disposé sur un lutrin. Le rire de mondaine de cette idiote de Bérengère avait brouillé le déclic qui avait traversé son esprit, l'impression qu'ils se tenaient l'un près de l'autre comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.
Devrait-elle envisager que le Père de Maubeuge et Joffrey de Peyrac s'étaient déjà rencontrés autrefois ?
Au temps où Joffrey, jeune homme, parcourait les mers asiatiques ou, plus tard, en Europe ou en Méditerranée, à Palerme ou à Candie ? En Égypte ou en Perse ? Les jésuites étaient partout, croisant les routes de tous les aventuriers du monde. Et leur rencontre se prolongerait aujourd'hui, au Canada ?
Alors tout devenait logique, même la subite, l'incompréhensible disparition du Père d'Orgeval. On l'avait frappé au moment où il triomphait... Et qui pouvait le frapper ? Seul celui qui avait pouvoir sur lui. Seul le Père de Maubeuge, Supérieur de la communauté des jésuites du Canada, son supérieur, avait le pouvoir de faire plier l'échine à un Sébastien d'Orgeval, car, au Père de Maubeuge, l'intraitable missionnaire devait obéissance. Seul il pouvait le contraindre. Lui donner un ordre auquel il ne pouvait se dérober. Chez les jésuites, la discipline, plus qu'ailleurs, est intransigeante... C'est une armée. Le chef de l'ordre à Rome ne porte-t-il pas lui-même le titre de général ?
Il sembla à Angélique qu'elle pouvait imaginer la scène sans peine.
Dans le clair-obscur d'une cellule aux murs blancs sur lesquels se détache l'austère crucifix des jésuites, est entré le missionnaire à la croix marquée d'un rubis, symbole du sang répandu pour la gloire de Dieu.
Celui qui l'a fait appeler a le regard énigmatique d'un Oriental. Entre eux, peu d'affinités, de conformité profondes.
« À genoux, mon fils ! Demain vous quitterez Québec, et vous prendrez le chemin des missions iroquoises... »
Lié par son vœu le jésuite d'Orgeval doit s'exécuter sans un délai, sans un murmure. Impuissant devant le brusque décret qui l'oblige à quitter la ville, il a dû s'éloigner, vers les espaces arides... où l'attend peut-être la mort.
Plus elle réfléchissait et plus Angélique était certaine que les choses avaient dû se passer ainsi.
Deux jours avant l'arrivée de la flotte de Peyrac, le Père de Maubeuge avait donné l'ordre de s'éloigner à son trop puissant subordonné. Et il avait donné cet ordre parce que c'était lui l'allié secret de Joffrey de Peyrac à Québec.
Dominant les bruits de la tempête, on entendit un remue-ménage du côté de la cour et la porte fut ébranlée de coups sourds.
– Je ne pouvais passer notre première tempête à Québec loin de ma dame, dit Joffrey, quand, aidée de Macollet qui s'était extrait de son banc-cercueil, elle eut réussi à tirer la porte déjà bloquée par la neige.
La porte claqua comme arrachée de ses gonds, une trombe de neige s'engouffra et, avec elle, entraient le comte de Peyrac et son écuyer Yann Le Couennec. Ils posèrent leurs raquettes debout contre le mur. Cela avait été une expédition hasardeuse que de franchir ces quelques arpents qui séparaient le manoir de la petite maison.
De leurs vêtements, la neige amoncelée glissait et tombait par paquets. Ils s'arc-boutèrent pour refermer la porte et l'on posa la barre de bois en travers.
Yann Le Couennec irait dormir dans le premier grenier où étaient dressées des « cabanes », sorte de lits clos fermés par des rideaux qui mettaient à l'abri des courants d'air.
Eloi Macollet jeta une nouvelle brassée de genêts, disposa d'énormes bûches et dit qu'il prenait la relève de garde près des feux, comme à Wapassou.
Autour de la maison, défendue de toute intrusion, les grandes orgues du vent s'amplifiaient.
Dans la chambre au vaste lit, il faisait bon. « Il avouerait ses traîtrises », pensait Angélique en regardant Joffrey de Peyrac, « mais pas tout de suite », rectifiait-elle, prise dans le rayonnement de son sourire qui se penchait vers elle et qui représentait pour elle tout le bonheur du monde.
La nuit serait longue, aussi longue que la tempête. Et lorsque celle-ci s'apaiserait, on se réveillerait dans un silence de velours blanc.
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