Elle prit à peine garde que tout le monde se séparait et s'égaillait avec de grands saluts joyeux et fit tout un détour afin de regagner sa maison sans avoir à repasser devant le château de Montigny.
La neige devenait phosphorescente. La nuit s'annonçait glaciale. Angélique toucha ses lèvres et les trouva sensibles, ayant oublié les baisers de Bardagne. Levant les yeux vers le firmament, elle se dit que c'était une nuit à voir passer les canots en feu de la « chasse-galerie », annonciateurs de phénomènes sismiques, de folie dans les esprits et de bouleversements dans les âmes. En passant près de la cour de Banistère, la chaîne du chien maigre tinta sur la glace, et elle vit se profiler, tournée vers elle qui approchait, sa triste silhouette.
Pauvre bête innocente !
Dans la maison, était-ce un cauchemar ? Là aussi, il n'y avait personne. Elle dut se rappeler que la nuit tombait à peine. Suzanne venait de repartir chez elle en laissant contre les cendres une marmite bouillonnant doucement et après avoir disposé sur la table familiale la vaisselle du souper.
Une partie de la maisonnée devait être chez Mlle d'Hourredanne pour écouter la lecture de La princesse de Clèves.
Les autres vaquaient à leurs occupations dans la ville. Sire Chat lui-même était absent.
Debout au milieu de la grande salle qu'elle aimait tant, Angélique ne reconnut plus le décor de son bonheur.
Elle était sur le point de se laisser aller à un désarroi aux multiples causes lorsqu'elle réalisa que la première de ces causes venait de l'épuisement physique dans lequel elle se trouvait car elle mourait de faim et de soif.
De tout le jour, elle n'avait rien mangé, et même depuis la veille, car elle était partie ce matin à jeun pour communier à la messe de Sainte-Agathe, ensuite Monsieur le Gouverneur avait entraîné toute sa Cour dans son jardin. Au retour de la promenade, Monsieur Garreau d'Entremont l'avait retenue près de deux heures dans son cabinet d'instruction. En la quittant, lui, il avait dû se rendre illico dans sa salle à manger où un archer transformé en valet de pied lui avait servi un repas substantiel. Tandis qu'elle, Angélique, s'en allait par les chemins méditer de sinistres histoires et se faire embrasser par les uns et par les autres à titre de réconfort, ce qui l'avait menée jusqu'à une heure avancée de l'après-midi pour découvrir, dans le soir tombant, Joffrey de Peyrac discourant en langue d'oc, entouré de Gascons et de ces belles femmes d'Aquitaine, dont à Toulouse sa blondeur poitevine avait redouté l'ascendant.
Et maintenant, le soleil était couché. Il faisait nuit. Elle avait les pieds gelés et l'estomac vide.
Avec des mouvements énergiques dans lesquels elle fit passer une partie de sa rage et de son indignation, Angélique commença par remonter du puits le seau où miroitait l'eau très fraîche qu'elle but longuement à même le récipient.
À la suite de quoi, elle se tailla une énorme tranche de pain bis et étala dessus, largement, du beurre. Elle y ajouta une tranche de jambon et son assiette en main alla s'asseoir à l'extrémité de la table.
La soif n'étant pas encore étanchée, elle se releva pour verser de l'eau dans une cruche vernissée qu'elle posa sur la table, à portée de main. Tentée de se rendre à la réserve dans les caves pour s'y verser un bol de lait, elle renonça. Elle était trop fatiguée.
Tandis qu'elle mordait dans sa tartine à pleines dents elle commença de trier les divers événements de la journée.
Elle aurait souhaité parler avec Joffrey de son entrevue avec le Lieutenant de Police, sachant qu'il la rassurerait. Il ne craignait rien. Garreau pourrait jeter à ses pieds le cadavre décomposé de Varange qu'au plus il sourirait et l'autre briserait ses défenses de sanglier sur la maîtrise inébranlable du comte de Peyrac. Celui-ci était sûr du silence de ses hommes. Une circonstance de plus où il s'affirmerait en prince indépendant. Elle ne savait que penser de cette réunion de Gascons dans les bois, où il les avait convoqués afin de leur parler la langue de leur province... Une province annexée depuis deux siècles par les « barbares du Nord » et qui restait ombrageuse.
Leur parlait-il de revanche ? De liberté ? C'était folie !
Mais il ne lui dirait RIEN à elle, car il lui cachait TOUT, en fait. Ce serait inutile d'aborder le sujet de front avec lui... et, pour tout avouer, jamais elle n'oserait. Jusque dans l'abandon du plaisir, elle le sentait toujours plus fort qu'elle. Il ne se laissait jamais asservir par quiconque et il se l'attachait, elle, par cette fascination qu'il exerçait sur son entourage.
« Esclave ! Je suis son esclave. Et il le sait... »
Comme il en est souvent pour les personnes très vivantes, robustes et amoureuses de l'existence, c'était le présent qui comptait pour Angélique, et le présent lui montrait un Joffrey inquiétant, inexplicable, inaccessible.
Il se gardait d'elle pour réunir ses amis et leur parler en langue d'oc, tandis qu'elle affrontait le Lieutenant de Police.
Car lui, « on » n'osait pas le convoquer ainsi.
Eh bien, soit ! Elle devrait régler seule cette affaire. Pour commencer elle allait faire rendre gorge au comte de Saint-Edme.
Chapitre 54
Sitôt la première messe entendue, elle était partie à travers la ville à la recherche du comte de Saint-Edme.
Angélique avait mal dormi. Tout d'abord, le comte de Peyrac lui ayant fait savoir qu'il ne pourrait la rejoindre ce soir-là, elle avait imaginé le pis, c'est-à-dire Bérengère triomphant dans ses bras, pour ensuite se calmer et décider qu'elle se montait la tête sans raison. Et se féliciter de son absence.
S'il était venu ce soir-là ne se serait-elle pas montrée un peu incohérente ?
Il n'était pas venu...
« Tant mieux ! » se dit-elle en se regardant dans la glace.
Ne devait-elle pas à Bardagne et à la rudesse de sa moustache quelques rougeurs au bord des lèvres ?
Il était des circonstances où il y avait avantage à ne pas vivre trop étroitement sous le regard l'un de l'autre. Regard d'autant plus enclin à se montrer soupçonneux que l'on est amoureux. Des légèretés comme celles qu'elle avait commises la veille y gagnaient de ne pas tourner à la tragédie. Car les baisers fort conscients qu'elle avait rendus à Bardagne n'avaient aucune importance. L'absence de Joffrey permettait à sa conscience de les oublier.
Aujourd'hui où elle voulait rencontrer Vivonne et ses complices, personne ne savait où les trouver. Elle finit par aller sonner chez Mme de Campvert qui depuis qu'Angélique avait sauvé son petit singe était prête à lui rendre tous les services.
Elle lui indiqua le Chien qui tourne, un établissement à mi-chemin dans la côte du Palais, mi-taverne, mi-rôtisserie, qui pouvait être, selon la clientèle, un tripot où l'on jouait gros jeu.
M. de La Ferté et ses compagnons s'y montraient assidus.
Comme Angélique descendait la rue escarpée en se retenant à tout ce qu'elle pouvait, Ville d'Avray la croisa, remontant allègrement – peut-être venait-il du Chien qui tourne où l'on jouait dès le matin – et lui jeta :
– Tout s'est bien passé ? Chez Garreau ?
– Il a été odieux... Jamais de ma vie je ne me suis trouvée dans une position aussi blessante. Il ne s'agissait que de ragots et de calomnies.
– Lesquels ?
– Vous le savez fort bien. Et pourquoi ne m'avez-vous pas prévenue qu'il s'agissait de ce comte de Varange ? Varange était l'un de ceux qui attendaient ici Madame de Maudribourg.
– Ce n'est pas moi qui ai signalé sa disparition, mais Madame de Castel-Morgeat.
– Encore une qui ferait mieux de ne pas se mêler des problèmes des autres... C'est fort ennuyeux de voir soulever cette affaire car l'on raconte qu'il serait parti vers le nord, soit au-devant de la duchesse, disent certains, soit au-devant de notre flotte, disent les autres... Ensuite, il a disparu et nul ne s'en souciait jusqu'au moment où Sabine est intervenue... Elle avait bien besoin de se préoccuper de cet individu qui avait, paraît-il, des mœurs dissolues et convoquait le diable.
– À l'image de notre chère duchesse ! Qui se ressemble s'assemble... Vous êtes-vous bien défendue au moins ?
– De quoi aurais-je dû me défendre ? Et pourquoi est-ce moi que Garreau a voulu entretenir ? Plutôt que n'importe quelle autre personne qui se trouvait à notre bord ? Je me le demande.
– Je me le demande aussi, avoua Ville d'Avray qui parut cette fois sincèrement intrigué.
La taverne du Chien qui tourne était un établissement de moyenne importance qui n'avait ni le renom du Soleil levant ni la qualité d'accueil et de gaieté du Navire de France.
Angélique était allée s'y asseoir une fois avec M. de Loménie, car le patron, originaire de Marseille, y servait du café turc. Elle n'avait pas aimé la salle sombre et enfumée d'où l'on ne pouvait contempler aucun horizon car elle donnait sur une rue étroite bordée des deux côtés de maisons assez hautes qui la rendaient étroite et sombre comme une crevasse.
Les vins de la taverne étaient de médiocre qualité et la broche de la rôtisserie était mue par un chien qui, galopant toute la journée dans une cage ronde en forme de tonneau à un côté duquel était fixée la broche, entraînait celle-ci dans un mouvement de rotation.
La Polak disait que ce système-là était tout ce qu'on pouvait trouver de mieux pour faire brûler une rangée entière de chapons quand la bête s'arrêtait épuisée. Mais ces tenanciers étaient de Marseille. Peu courageux à l'ouvrage. Elle, elle était d'Auvergne. Ces déclarations soulevaient toujours un tollé chez les nombreux Méridionaux de sa clientèle.
– Alors, pourquoi venez-vous chez moi ? leur criait-elle, et non chez La verdure ?
Le chien qui tournait la broche avait donné son nom au tripot-cabaret qu'aucune enseigne n'indiquait.
Dès l'entrée, Angélique aperçut à une table le duc de Vivonne et nota avec satisfaction que si le comte de Saint-Edme était là, le baron Bessart, dont elle redoutait la prudence calculatrice, manquait à l'appel. Les quatre larrons n'étaient que trois et jouaient aux cartes.
Angélique attira une chaise et s'assit en face d'eux, repoussant l'offre du patron qui s'approchait avec une cruche de vin. Il se contenta de lui verser, selon la coutume adoptée, un verre d'eau fraîche, et ce n'était pas à refuser car la chaleur était étouffante. Le feu dans la cheminée flambait trop haut, et la Polak avait raison, la brochée de chapons qui y tournait risquait fort de brûler.
Après avoir noté machinalement, en ancienne aubergiste qu'elle était, ce détail, Angélique prit la parole.
– Ce n'est pas vous, Monsieur le duc, que je cherchais mais Monsieur de Saint-Edme.
En quelques mots et dédaignant les protestations galantes que le vieillard se croyait obligé de lui adresser, elle exposa les raisons de sa démarche. M. le Lieutenant de Police prétendait que M. de Saint-Edme était venu le trouver et lui avait dit sans détour : « Madame de Peyrac a tué le comte de Varange. » C'était de cette parole insensée qu'elle venait lui demander raison. Tout d'abord elle ignorait qui était ce comte de Varange que soudain un lieutenant de police apparemment sérieux et non pris de boisson l'accusait d'avoir assassiné. Secundo, elle souhaitait savoir pourquoi M. de Saint-Edme, qu'elle connaissait d'autre part fort peu, se permettait de se servir de son nom et de l'impliquer dans des plaisanteries de mauvais goût, à moins qu'il ne s'agisse de folie de sa part, ce qui était à examiner, ou d'hostilité déclarée sur la raison de laquelle il devait alors s'expliquer. En résumé : Quelle mouche l'avait piqué ?
Les yeux de M. de Saint-Edme devinrent aussi froids que ceux d'un serpent. Mais il parut qu'une jubilation secrète animait d'un frisson rapide sa peau parcheminée. Il répondit de cette voix de crécelle qui, passant entre ses lèvres minces, paraissait provenir d'une autre créature invisible.
– N'est-ce pas vous qui l'avez tué ?
Les yeux verts d'Angélique s'efforcèrent de capter, malgré sa répulsion, ces prunelles mortes dans leur cercle de khôl.
Il y eut ensuite entre eux un dialogue qui ne manqua pas d'intensité.
– Qui vous l'a dit ?
– Le sorcier de la Basse-Ville, le Bougre Rouge.
– Comment l'a-t-il su ?
– Par magie.
– Est-ce vous qui lui aviez demandé cette opération de magie ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Notre ami le comte de Varange avait disparu et nous voulions savoir ce qu'il était devenu.
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