J'ai appris, hélas, de Mme de Peyrac en l'observant lorsqu'elle s'adresse à quiconque devant sa maison, où une sorte de cour des plus variées se succède, comme les courtisans et les quémandeurs dans l'antichambre du Roi, j'ai donc appris, vous dis-je, toutes les nuances de l'art de s'adresser à un être humain, homme, femme, enfant, vieillard, noble et pauvre, et de toutes les races ou couleurs que nous avons en notre cité, de s'adresser à lui en le charmant, ce qui n'est pas sans me causer une douleur assez cruelle et que vous comprendrez vous qui aimez vous pencher sur les subtilités du cœur humain, car si j'avais su en pratiquer les règles au temps de ma jeunesse, il me vient l'idée qu'en bien des occasions il m'aurait été donné de vivre de ces aventures de cœur, d'amour et de tendresse dont je vois passer le reflet sur son beau visage lorsqu'elle le lève sur un autre visage, serait-il celui de cet ivrogne d'Heurtebise ou de son Indien aux longues dents, le Narrangasett, au lieu de n'être aujourd'hui qu'une vieille femme dans son lit, que l'on n'aime point et dont la vie est bien pauvre en souvenirs aimables.
Barssempuy avait remercié Angélique de son intérêt. Tout allait bien pour lui, affirma-t-il, et pour son cœur aussi... bien que... Un éclair passa dans les yeux du jeune officier dont il ne fallait pas oublier qu'il avait été sous les ordres de Barbe d'Or, un franc pirate.
– Ceux qui l'ont tuée, celle que j'aimais, n'ont pas été assez châtiés, Madame... Mais, pour l'instant, Dieu m'a demandé de me résigner.
La vie était plaisante à Québec, et il fallait reconnaître que M. de Peyrac était un chef qui ne laissait guère chômer les hommes de sa recrue ou de ses équipages. Barssempuy disposait de peu de temps pour s'appesantir sur ses peines de cœur. Ayant donc « pris sur elle » comme le lui recommandait autrefois sa tante Pulchérie, car c'était le premier devoir d'une dame de qualité de savoir « prendre sur soi » dans le monde, afin de ne jamais rien laisser transparaître de son déplaisir, Angélique regagna la cour à l'arrière de la maison et rentra chez elle, le message de Joffrey à la main et sans être tout à fait sûre qu'elle n'était pas au bord des larmes.
M. de Ville d'Avray et Mme de Castel-Morgeat l'attendaient dans le petit salon assis tous deux sur le canapé. Ils se levèrent.
– Sabine s'est émue d'apprendre que vous la blâmiez d'être intervenue dans l'affaire du comte de Varange, dit le marquis. Elle souhaite s'en expliquer et je vous l'ai amenée.
Angélique le foudroya du regard. Ce que voyant le marquis s'esquiva avec un sourire hypocrite.
– Je vous laisse !
Le manteau de Mme de Castel-Morgeat était doublé de couleur prune. Debout dans le demi-jour qui venait de la rue, avec sa pâleur chaude, elle était décidément très belle.
– Monsieur de Ville d'Avray me rapporte qu'en m'intéressant au sort des petits Savoyards de Monsieur de Varange je vous ai contrariée, entama Sabine, dont les yeux andalous s'agrandirent sous l'effet de l'anxiété. Angélique, je suis très peinée. Vous auriez énoncé contre moi des accusations.
– Quelles accusations ?
– Que j'avais sciemment soulevé le cas des petits Savoyards pour vous mettre en cause près du Lieutenant de Police.
– Ah ! Ne tournez pas tout au tragique !
– Ma vie est tragique, s'écria Sabine de Castel-Morgeat.
– Alors que dirais-je de la mienne ! Asseyez-vous !
Mme de Castel-Morgeat reprit place sur le canapé tandis qu'Angélique s'asseyait à l'autre extrémité.
La femme du gouverneur militaire s'efforça au calme afin d'expliquer qu'elle n'avait jamais songé à causer le moindre tort à Mme de Peyrac. Elle avait été simplement la première à remarquer l'absence, dans le quartier où il habitait, de M. de Varange.
– Monsieur de Varange était notre voisin le plus proche avant que notre maison ne soit démolie. Nous le fréquentions peu mais j'observais les allées et venues de sa domesticité. Un temps, je lui fis observer qu'il devait envoyer ses petits laquais au catéchisme. Il me dit qu'il le ferait. Je ne sais s'il y a pensé par la suite. Les enfants sont originaires du pays de Savoie. Ils parlent à peine le français.
Un jour récent, elle avait constaté qu'il ne restait dans la demeure vide que les deux domestiques dont l'errance et l'état misérable avaient attiré son attention. Elle avait averti de ce fait étrange M. le procureur Tardieu qui lui-même en avait avisé M. Garreau d'Entremont. On découvrait alors que cela faisait des semaines et même des mois que le comte avait disparu. Quant aux enfants elle les avait tout d'abord recueillis au château Saint-Louis où ils pouvaient manger aux cuisines, puis M. Tardieu avait eu l'excellente idée de les prendre au greffe, pour le contrôle du ramonage des cheminées qui est le métier habituel des enfants savoyards. Petits et minces, se faufilant dans tous les orifices, ils accompagnaient les archers de contrôle et pouvaient témoigner prestement du bon état de nettoyage du conduit qui devait être ramoné tous les deux mois aux frais de l'habitant, sous peine d'une amende sévère. Les enfants restaient donc au greffe, entre les étalons de poids et de mesures d'après lesquels on établissait les fraudes commerciales. La gardienne du greffe les logeait et les nourrissait. Carbonnel, le greffier royal, les avait pris en charge. Il leur constituerait un petit pécule, en tant que fonctionnaires de l'État. Angélique était consciente de ne pouvoir expliquer à Sabine les vraies raisons de sa contrariété.
– Vous avez eu raison, dit-elle tout haut. Je n'ai pas mis en cause votre charité, Sabine. Je sais que vous êtes très bonne.
– Bonne, mais maladroite, ce qui revient à n'être point bonne...
Angélique ne sut que répondre.
– Il me semble, murmura Sabine de Castel-Morgeat, qu'on me tienne grief plus encore de mes actes de bonté que de mes interventions de colère ou de révolte. Comme si, en me permettant d'être bonne, je contrariais l'ordre des choses.
– Mais non ! Vous vous faites des idées.
– Pouvais-je laisser ces petits malheureux à l'abandon ? s'anima Sabine. Ils étaient d'une maigreur pitoyable. Les voisins de la Grande Allée sont pour la plupart des anciens « voyageurs » ou interprètes enrichis dans le commerce de la fourrure, et qui ont fait bâtir maison. Des gens durs à eux-mêmes et aux autres. Ils se contentaient en les voyant errer de leur jeter un quignon de pain ou de les frapper s'ils les surprenaient à rapiner dans les poulaillers. Même à Noël personne ne s'est préoccupé de savoir comment ils vivaient la fête bénie du Divin Enfant... Une fois au courant d'un tel état de choses, je ne pouvais m'en désintéresser. N'est-ce pas votre avis ?
– Mais oui ! Vous avez eu cent fois raison, répéta Angélique d'un ton si excédé et tourmenté qu'il annulait tout l'effet lénifiant de son approbation, atterrant Sabine de Castel-Morgeat et la laissant sans voix et presque sur le point d'éclater en sanglots.
– Ils ne pouvaient rester plus longtemps dans cette demeure sinistre, glaciale et humide, continuait Sabine, ils ne faisaient du feu que dans la cuisine, couchaient devant l'âtre sur un peu de paille. Monsieur Carbonnel n'est pas un mauvais homme. Le dimanche, il les emmènera manger chez lui à la table de famille. J'ai cru bien faire...
– Mais oui, vous avez bien fait. Mais taisez-vous, pour l'amour du ciel..., s'écria Angélique.
Et comme dans sa nervosité, elle tripotait l'accoudoir du canapé elle crut, à un craquement du meuble, que le mécanisme allait se mettre en marche. À la pensée qu'elle risquait de se retrouver basculant à la renverse avec Mme de Castel-Morgeat, elle éclata de rire, ce qui, pour lors, était déplacé.
Sabine se leva, blême.
– Vous vous moquez de moi !
– Je vous promets que non, affirma Angélique.
Le visage de sa visiteuse s'adoucit et elle sourit presque à son tour, en la regardant.
– Vous riez toujours !
Ç'avait été un des reproches d'Ambroisine, encore qu'Angélique ne se souvenait pas d'avoir été tellement gaie en sa présence.
– ... Je vous observe. Vous êtes gaie comme une femme qui... qui sait... qu'elle aura de l'amour quand viendra la nuit. Et qu'elle s'éveillera chaque matin, riche d'une encore nouvelle munificence, sûre d'être belle, d'être femme, d'être aimée. Et non pas s'endormant chaque soir et se réveillant chaque matin en exilée éternelle de ce paradis auquel tous les humains ont droit sur cette Terre : l'Amour.
– Qui vous empêche d'y accéder, à ce paradis ?
– Je n'attire pas l'amour.
– Parce que vous ne l'aimez point, et vous ne vous aimez point vous-même. Quelle maladresse envers la vie vous a donc poussée à vous haïr ainsi ? Savez-vous que moi que vous prétendez avoir tout reçu des fées à mon berceau, j'envie votre belle taille et votre poitrine sculpturale et vos cheveux noirs, si vous ne les cachiez point ? Vous êtes désirable, Sabine. Vos amants ne vous l'ont-ils jamais dit ?
– Des amants ! se récria-t-elle indignée. Qu'osez-vous dire ? Ah ! Je reconnais bien là la légèreté de votre morale.
– Alors, tant pis pour vous ! À vous fréquenter, je me demande si la vertu la meilleure n'est pas encore celle qui consiste à être heureux, à jouir des plaisirs de ce monde. Vous vous êtes laissé enfermer dans votre amour brisé comme dans une maladie... Vous avez voulu vous venger de l'amour en le reniant, mais maintenant c'est lui qui se venge de vous...
Sous son regard – ce regard qu'elle estimait triomphant – Sabine se sentait comme une lépreuse.
Elle se maudissait aussi de ne pouvoir jamais s'entretenir de sang-froid avec Angélique.
Chaque fois qu'elle lui parlait, elle finissait toujours par souffrir comme une damnée de regrets et de jalousie.
– On voudrait pouvoir vous haïr, murmura-t-elle.
– Il me semble que vous ne vous en privez pas, riposta Angélique. Et tout cela parce que vous prétendez que je vous ai « pris » l'homme que vous aimiez ! Que savez-vous de cet amour ?...
– Dès que je vous ai vue sur le chemin de Toulouse, atroce, j'ai su que j'avais perdu la partie parce qu'il ne pouvait échapper à un charme comme le vôtre. J'ai su que vous alliez l'enchaîner totalement, lui cet homme de goût, ce sensuel qui aimait les femmes comme de beaux objets mais qui ne s'était encore jamais rendu à aucune. Et cela était si injuste que ce fût vous, une Poitevine ! Vous, si éloignée de notre civilisation.
– Parlons-en de votre civilisation ! s'exclama Angélique qui s'enflamma. Voici des sornettes dont j'aimerais mieux le voir se détourner et qui lui ont coûté assez cher.
Angélique jeta un regard autour d'elle afin de vérifier que personne ne se trouvait à portée de voix.
– Je trouve que mon mari s'intéresse beaucoup à votre civilisation depuis que nous sommes à Québec...
– Vous ne pouvez lui demander de renier la culture des troubadours.
– Il n'y a plus de troubadours ! Cela ne vous suffit-il pas qu'il ait été torturé, condamné, et banni, sans que vous le remettiez en danger maintenant qu'il parvient, après des années, à être reconnu et peut-être réhabilité ?
– En danger ? répéta Sabine. Que voulez-vous dire ?
– Que nous ne sommes pas venus en Nouvelle-France pour donner au comte de Peyrac le loisir de comploter contre le Roi, dit précipitamment Angélique qui regrettait ses mots au fur et à mesure qu'ils lui sortaient de la bouche. Faudra-t-il que je découvre que l'injustice de notre souverain à son égard n'était pas sans fondement ?
– Que me baillez-vous là ? Vous perdez l'esprit ! Angélique, qu'allez-vous imaginer ? Nous sommes tous fidèles sujets du Roi de France.
– Je vous ai vus dans le bois rassemblés et il vous parlait en langue d'oc.
Mme de Castel-Morgeat sourit et cela irrita Angélique, car, à ce moment-là, elle se sentait très amoindrie.
– Nous nous réunissons souvent ainsi pour parler notre langue familière, celle de l'enfance et du pays, cela est doux aux exilés. Monsieur de Frontenac lui-même, qui est gascon, aime se joindre à nos colloques. Monsieur de Peyrac en nous conviant ainsi m'a rappelé de lui sa qualité la plus exquise, quoique la moins reconnue peut-être derrière son apparence parfois mordante. Il est très bon.
– Ce n'est pas vrai. Il n'est pas bon du tout. Il est même très méchant.
– Vous le connaissez peu décidément.
– Je le connais mieux que vous, il me semble. C'est mon mari ! Et tous vos souvenirs de lui n'y changeront rien, c'est moi qui suis sa femme. C'est moi qui ai pâti avec lui de sa disgrâce, et qui ai dû subir le sort des réprouvés parce que je portais son nom. Vous, vous l'aimiez parce qu'il était riche et fastueux, parce que vous vous croyiez régnant sur Toulouse, présidant les jeux floraux. Mais auriez-vous supporté de voir sa réputation, sa fortune s'effondrer ? Sa grandeur jetée à bas, ses amis se détourner de lui et vous-même livrée au plus affreux dénuement ?
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