Au flanc de la falaise, juste en face et presque à sa hauteur, une silhouette bougeait, un Indien et son arc. Mais au même instant, il arrivait quelque chose d'abominable. Deux mains puissantes, gantées de rouge, sortaient de la brume pailletée qui l'environnait, un visage hideux au regard fou perçait l'aura lumineuse. Dans cette face, la bouche grande ouverte, carrée comme celle d'un masque de tragédie antique, hurlait des mots inaudibles.

– ... question ordinaire... question ordinaire... Vous l'avez livrée... au policier. Vous allez... mourir.

Martin d'Argenteuil titubait vers elle. Il voulait l'étrangler. Mais ce n'était pas la peine, il pouvait d'une bourrade la jeter dans le vide. D'en bas, personne ne verrait rien. Crier ? Inutile dans ce fracas infernal. Ces pensées ne furent qu'un éclair. Ce qu'il advint se passa si vite qu'elle n'eut même pas le temps d'ébaucher le moindre mouvement. Dans ce silence créé par le bruit forcené de la chute d'eau, elle voyait l'homme hoqueter, sauter comme un poisson ferré, s'abattre à ses pieds puis glisser et soudain se fondre, dissous dans la buée lumineuse. On eût dit une ombre s'évanouissant au sein d'un nuage de myriades de gouttelettes de vermeil. Mais elle avait eu le temps d'apercevoir une autre flèche plantée entre ses omoplates. Le brouillard se referma en mille formes mouvantes, denses, traversées d'or par le soleil.

À travers les pins noirs rabougris accrochés au moindre ressaut de la roche, la fourrure d'ours noir de Piksarett se déplaçait. Par-dessus l'abîme, l'Indien lui adressa un signe, lui intimant de redescendre, ce en quoi elle n'avait pas besoin d'être encouragée. Pourquoi était-il venu se poster là ? Lui seul savait, qui consultait les meilleurs « jongleurs » indiens de la contrée, interprétait les songes et se fiait à ses prémonitions...

Elle commença à descendre les marches de glace, et le fracas de la chute s'estompant, elle essayait de reconstituer ce qui s'était passé.

La première flèche de Piksarett avait été pour l'alerter. La deuxième pour suspendre le geste criminel de Martin d'Argenteuil, dont l'Indien devait suivre, de la falaise, la progression.

Montant vers elle, elle aperçut le chevalier de Loménie et, quand il l'eut rejointe, elle accepta volontiers l'appui de sa main pour achever la descente.

– La tempête arrive, lui dit-il, tout le monde plie bagage.

Angélique interrogeant le ciel n'y vit qu'un peu de nuages dispersés en bouquets de plumes blanches. Mais la tempête arrivait, les augures l'avaient dit. Les taverniers ambulants démontaient leurs cabanes. Les gens se précipitaient dans les traîneaux. On y hissait ceux qui étaient venus à pied. Et l'un après l'autre les équipages s'élançaient vers Québec.

– J'ai déjà fait partir vos enfants avec leurs domestiques, l'informa M. de Loménie.

Elle le remercia et le pria de l'attendre un instant car elle voulait dire deux mots à M. de La Ferté. Rejoignant celui-ci au moment où il allait monter en traîneau, elle le prit à l'écart.

– Ne vous avais-je pas averti ? lui dit-elle tout bas, tremblant autant de rage que de peur rétrospective. Est-ce vous qui l'avez envoyé pour me tuer ?

– Quoi ? De qui parlez-vous ?

– De votre Martin d'Argenteuil, ce dément ! Il a essayé de m'étrangler. Était-ce sur vos ordres ?

– L'imbécile !

Le duc se reprit.

– Qu'imaginez-vous, ma chère ? J'ai trop bon espoir de vous reconquérir un jour pour lui donner des ordres de ce genre.

– Ne plaisantez pas. Cette fois, je peux avertir de vos agissements Monsieur de Frontenac. N'oubliez pas que le gouverneur a les pouvoirs du Roi en Nouvelle-France et que, dans l'impossibilité de s'en référer à Sa Majesté durant les glaces, ses décisions quelles qu'elles soient seront entérinées et approuvées à Versailles.

– Calmez-vous, pria le duc. Vous savez que Martin est fou et le climat le rend plus fou encore.

– Soit ! Je veux bien admettre qu'il a agi sur sa seule impulsion dans une crise de folie. Mais ne cherchez plus à attenter à ma vie, Monsieur de Vivonne, ni vous, ni vos amis, ni votre sœur...

Elle le bravait encore de ses yeux d'émeraude.

– ... Vous ne comprenez donc pas que vous ne pouvez rien contre moi ? Je suis la plus forte ! Si vous vous attaquez à moi, vous disparaîtrez tous !

– Ne criez pas si fort, dit le duc en regardant autour de lui avec inquiétude, car dans sa colère elle l'avait appelé plusieurs fois Monsieur de Vivonne...

Il ajouta :

– Où est-il ?

– Qui cela ?

– Martin d'Argenteuil.

Angélique, alors, réalisa le sens de la dramatique pantomime qui s'était déroulée sous ses yeux, tout à l'heure, au sommet du Pain de Sucre : Martin d'Argenteuil, frappé d'une flèche, était tombé dans le gouffre.

– Il est mort, répondit-elle. Mais ce n'est pas moi qui l'ai tué... Il a glissé et il est tombé dans les chutes.

Elle le quitta, le laissant interdit et épouvanté.

Le chevalier de Loménie l'aida à s'installer dans le traîneau. Sans en comprendre la raison, il la voyait pâle et bouleversée et ne disait mot. Avec soin, il ramena les fourrures autour de ses épaules. Puis il prit place à ses côtés. Le chemin de retour se fit en silence.

Il n'en était pas de même pour les autres participants de cette joyeuse journée. Les cris et les appels voguaient à travers la plaine chaotique du Saint-Laurent où des ombres s'allongeaient dans une lumière soudain plus glauque.

Aujourd'hui, les emprisonnés du Nouveau Monde avaient un peu tiré sur la corde autour de leur piquet. Ils s'en revenaient vers leur port d'attache, la petite cité de Québec, mi-normande, mi-bretonne, aux allures de Mont-Saint-Michel, cerné par les étendues d'un océan livide. Ils s'en revenaient la bouche pleine de saucisses et si réchauffés par le calvados, le gin, le rhum, l'eau-de-vie de noyau, de seigle, d'orge et l'eau-de-vie pure, simple et meurtrière des gourdes canadiennes, qu'il y eut des carambolages et que le traîneau de M. de Chambly-Montauban faillit passer sur le corps de Jean Prunelle, le mercier, couché en travers de la piste, le véhicule d'où il avait été éjecté emportant un bouquet de chants sonores.

Comme le traîneau dépassait sur la gauche la pointe de l'île d'Orléans, Angélique pensa avec rancune à la sorcière Guillemette.

« Ne devait-elle pas m'avertir quand un danger me menacerait ? »

Ce qui l'effrayait le plus dans ce qui venait d'arriver, ici, au Canada, c'était l'indifférence avec laquelle elle avait vu un homme s'engloutir dans ces bouillonnements de chaudière d'un Tatar glacé. N'était-ce pas déjà la Cour, où entre deux portes, on empoisonnait comme on ajouterait du sucre dans un breuvage, pour reparaître souriant et secouant ses manchettes... « Tout le monde le fait. »

Elle continuait à se heurter à son dilemme intérieur. Parlerait-elle de ces événements à Joffrey ? Dès qu'elle l'envisageait, des impossibilités se dressaient, compliquées d'un sentiment qu'il s'éloignait d'elle et qu'elle ne pouvait à l'avance être garante de ses pensées, à lui. C'était un homme secret et s'il s'était mépris sur son cœur à elle, elle de son côté avait de sa vie intérieure une image confuse, qui l'effrayait quelque peu et qu'elle n'avait jamais cherché à définir que par rapport à elle. Cela voulait-il dire qu'elle l'avait mal aimé ? Un millier d'aiguilles parurent lui hérisser la chair dans le frisson qui la saisit à l'énoncé d'une telle hérésie. Car c'était bien en leur chair que commençait le mystère qui la reliait à lui, comme d'ailleurs toute passion amoureuse.

Elle découvrait des choses banalement évidentes. Ce n'en était pas moins crucifiant et difficile à franchir.

*****

Québec était en vue. Angélique eut pour Loménie un sourire d'excuse et il lui répondit par un sourire si doux qu'elle en fut consolée. Il l'excusait en tout. Il n'exigeait rien d'elle.

La tempête arrivait. On la devinait avançant en noirs galops derrière une barrière de nuages d'un bleu d'ardoise frappés d'étincelles de rubis par le couchant et qui montaient du nord-est. L'animation et la bousculade étaient intenses aux abords du rivage où les traîneaux se heurtaient aux coques des navires et barques immobilisés dans les glaces du port. Il fallut prendre rang et se mettre en file pour remonter, par le chemin le plus praticable, sur la rive.

On apprit que l'expédition qui s'était rendue à l'embouchure de la Chaudière était de retour dans le même temps. Ce qui causait ce tohu-bohu. Elle n'avait guère pu dépasser l'embouchure de la rivière et Mme Le Bachoys avait dû renoncer à se rendre jusqu'au manoir de sa fille, faute de piste praticable.

En apprenant ce retour Angélique se ranima et ses yeux brillèrent de joie.

– Et Monsieur de Peyrac ? héla-t-elle.

Il n'était pas loin. On venait de le voir passer avec ses Espagnols...

Elle l'aperçut. Les premières rafales de neige cinglèrent la ville alors qu'elle se jetait dans ses bras.

À l'abri de l'alcôve, leurs baisers eurent la saveur des secrets inavoués.

Bien des choses en eux couvaient, qu'ils essayaient de se dire dans cet échange de lèvres. Des secrets, des secrets trop lourds ou trop imprécis qu'aucun mot ne pouvait, ne devait énoncer.

C'était toute l'ardeur des passions contenues, des interrogations anxieuses, des promesses apaisantes, des engagements irréversibles, des tendresses trop profondes et trop voluptueuses pour être exprimées qui affleuraient au seuil de leurs lèvres en ces baisers, infiniment répétés, au cœur de la nuit, bouche contre bouche, corps contre corps, et dont, enivrés et absents de ce monde, ils ne parvenaient pas à se lasser.

Elle rêva d'eau et de fleuve et qu'elle se noyait.

Elle était sur les bords de la Seine, en train de se baigner avec la Polak, dans l'un de ces établissements de bains que l'on trouvait le long des rives, les jours de canicule. Des pieux, plantés çà et là et cernés par de grands pans de toile, permettaient aux Parisiens de se rafraîchir hors des regards indiscrets, hommes d'un côtés, femmes de l'autre.

Dans son rêve, le policier Desgrez rôdait sur la berge.

Effrayée, elle glissa, perdit pied et se débattit tandis que l'eau lui entrait par la bouche et la suffoquait.

« Pourtant, je sais nager », se disait-elle.

Joffrey se dressait non loin, mais il ne lui tendait pas la main, D'un suprême effort, elle réussit à sortir de l'eau et se réveilla, haletante.

Elle mit un certain temps à réaliser où elle se trouvait et elle se cramponnait à Joffrey. Elle caressait sa nuque, glissant ses doigts dans ses épais cheveux. Des gestes de tendresse qu'elle n'avait pas souvent.

– Comme je t'aime ! Comme je t'aime !

– Mon bel amour, qu'arrive-t-il ? N'êtes-vous pas heureuse dans votre petite maison ?

– Oh ! si ! Je suis heureuse, heureuse !

Elle se rendormit et rêva encore d'eau et de fleuve.

Cette fois, c'était le Saint-Laurent, elle était assise sur un rocher qui partait à la dérive. C'était une plaque de glace. Elle appelait Joffrey, mais il ne l'entendait pas.

« Je dois m'en tirer seule », se dit-elle.

Elle aurait voulu plonger. C'était interdit, elle savait qu'elle ne retrouverait jamais l'eau première, l'eau de la liberté. Elle s'aperçut qu'elle était redevenue enfant, avec ses jupes courtes et ses pieds nus. Elle était calme et libre et sans aucune crainte comme lorsqu'elle était enfant.

Une lueur l'éveilla. Elle crut que c'était le soleil, mais la nuit était encore profonde, la maison silencieuse.

Joffrey avait allumé le réchaud de porcelaine et une enivrante odeur de rhum à la cannelle s'élevait de la cassolette posée dessus.

– Il faut vous réchauffer.

Ils allaient boire ensemble tous les deux, en riant, chacun tenant une anse de la tasse de vermeil, le « chaudau », destinée à recevoir le brûlant breuvage qui réconforte les amoureux.

De ces deux songes où elle avait vu Joffrey inatteignable, ou ne pouvant percevoir ses appels, Angélique ne garda qu'une impression : « Je dois m'en tirer seule ! » Et elle retrouvait la tranquillité de son enfance. Elle s'en tirerait seule et c'était pour cela qu'elle était venue à Québec y retrouver son passé comme pour un défi. Le temps était venu de son combat avec l'Ange. Celui que chaque être doit mener un jour seul à seul, comme Jacob. Elle ne savait pas très bien pour quelle victoire, mais elle n'avait plus peur.

Sans comprendre très bien comment, elle devinait que tout ce qui arrivait en cet hiver béni camouflait la longue marche secrète qu'ils avaient entreprise l'un vers l'autre pour se mieux connaître et s'aimer d'un plus grand amour.