Or, la querelle partit de là. Quelqu'un ayant avancé qu'une telle transformation chez les Barbares du Nord avait été due à l'effort de la civilisation occitane, celle des cours d'amour du Languedoc, peu à peu assimilée par ses vainqueurs. Aussitôt tout le monde se prononça.

La contrepartie des connaissances variées et de l'érudition de la plupart des personnes présentes était que chacun savait de quoi il discourait. D'où un feu roulant de précisions historiques, théologiques ou politiques, qui fusèrent afin d'étayer ou démolir la thèse émise et l'on se retrouva vite au temps de Charlemagne, puis à celui de l'époque romaine quand les Césars s'étaient engoués de ces terres récentes du sud de la Gaule où régnait la « prima lingua occitana ».

Cela avait donné le royaume de Provence. La subdivision d'Aquitaine et du Languedoc ne changeait rien à ce que les mœurs et la langue, demeurée très latine, fussent les mêmes. Au Xe siècle, les Arabes en allant jusqu'à Narbonne et en y demeurant plus d'un demi-siècle avaient appris aux Provençaux du Sud-Ouest des plaisirs plus doux et plus raffinés, les sciences, la poésie... De ces apports était née une civilisation charmante et riche, que personnifiaient dans sa forme doctorale les cours d'amour des troubadours, maîtres à penser, grands esprits, grands poètes. En ce royaume, les litiges se réglaient avec courtoisie.

– À leur façon, coupa M. Haubourg interrompant le major Sabanac qui avec lyrisme venait de tracer un tableau succinct mais hautement coloré du passé de sa province, vous ne me direz pas que dans ces cours d'amour où, paraît-il, on apprenait à copuler, la mystique...

– On apprenait aussi à parler galamment aux dames, à leur « faire la cour »... En ce royaume, les litiges se réglaient avec courtoisie, justice. Les classes inférieures elles-mêmes étaient très peu grossières. Il était de réputation qu'un laboureur d'Aquitaine avait plus d'aisance, de lettres, et de beau langage, qu'un baron normand, ou bourguignon, répondit M. de Dorillac, un officier du régiment de Carignan.

Les fronts s'assombrirent, essayant de rétablir l'équité. La conversation se maintenait dans les limites de la bienséance. On laissait la partie belle aux gens du Sud car beaucoup de fonctionnaires parmi les « hommes du Nord » se souvenaient à temps que leur gouverneur, lui aussi, était gascon. Mieux valait ronger son frein que risquer d'irriter la susceptibilité méridionale d'un puissant.

– Terre élégiaque soit ! dit Carlon, mais qui par trop d'aménité entraînait des abus, des faiblesses... Indifférence ou respect de l'autre ? Les sectes, les hérésies y étaient tolérées et ne se privaient de se multiplier, bafouant la doctrine de l’Église. Jusqu'à ces sombres Cathares, dans l'Albigeois, et qui se présentaient comme l'envers de la civilisation libérale et sensuelle dont ils étaient issus, car ils professaient que, le monde matériel étant l'expression du mal, il y avait péché à vivre et surtout à procréer.

– N'était-ce pas le devoir de l’Église que de réduire cette immonde hérésie ?

Les Cathares étaient fervents, purs et ne gênaient personne, ripostèrent les Gascons, ils avaient servi de prétexte à la voracité des gens du Nord.

On cita des faits encore vivaces. Les récits d'horreur de la guerre menée contre les Albigeois par Simon de Montfort, croisé, et le grand saint Dominique, le moine à la bure blanche, fondateur de l'Inquisition, faisaient dresser les cheveux sur la tête et quelqu'un raconta qu'aujourd'hui encore après quatre siècles, dans les campagnes du Languedoc lorsqu'on voulait effrayer un gamin turbulent, on lui disait : « Simon de Montfort va venir te prendre ! »

Aussi bien, il ne s'était pas agi de guerre mais de massacre. Pas de croisade mais d'extermination : hommes, femmes, enfants, vieillards, et nouveau-nés, tous parmi les Cathares avaient été passés au fil de l'épée ou jetés au feu. La croisade sanglante s'était poursuivie au-delà de la destruction de l'hérésie. La destruction de la civilisation méridionale avait suivi.

Les Cathares n'avaient été qu'un prétexte. C'était le marquisat de Provence, le comté de Toulouse que visaient les reîtres bardés de fer.

Dans le salon de M. Haubourg, au Canada, ces réminiscences à odeur de sang et au nombre inquiétant de bûchers dressés et crépitant parurent soudain faire obstruction à toute conciliation possible entre personnes mêmement coiffées de perruques ou parées de dentelles, mêmement affables d'éducation et de caractère et qu'enfermaient l'exil et l'hiver canadien.

– On ne pouvait tout de même pas tolérer..., maugréa M. Garreau d'Entremont après un temps consacré à savourer le rossoli.

Une voix de femme claire et harmonieuse s'interposa :

– On peut tout tolérer de ce qui n'entraîne pas la conquête par la violence.

C'était Mme de La Vaudière, Bérengère-Aimée, qui montait aux remparts. Et comme la remarque était judicieuse et qu'elle la jeta d'un petit air crâne, Joffrey de Peyrac lui octroya un sourire et un signe d'approbation. Elle en rosit de plaisir

– Avouez que vous êtes bizarres vous autres, gens d'Aquitaine, dit M. Le Bachoys, bonhomme et conciliant. Le vainqueur vous a laissé vos formes de gouvernement, vos coutumes, votre langue, et vous en abusez pour sauvegarder votre liberté de mœurs scandaleuses. Même encore aujourd'hui, vous agissez comme si vous faisiez fi du péché, comme s'il n'existait pas.

– Si... Il existe... Mais il n'est pas celui que vous dénoncez, vous les gens du Nord...

– Hérésie ! marmonna M. Magry de Saint-Chamond, on voit que vous venez d'une source corrompue : la Rome païenne, l'Islam licencieux, que vous plongez vos racines dans un sol différent...

– On ne vous le fait pas dire, crièrent les Gascons.

Les arguments s'entrecroisaient.

– Et vos guerres Baussenques4... vos anti-papes ?

– Mes ancêtres ont été du parti des rois et d'Alexandre IV, dit Peyrac.

– Les miens aussi ! cria Castel-Morgeat.

M. Haubourg de Longchamp, profitant d'un instant d'accalmie où les adversaires reprenaient souffle, voulut trancher.

– Nos propos ne mènent à rien car cette querelle est sans issue. Les siècles futurs eux-mêmes ne pourront l'épuiser car nos antagonismes résident dans une conception différente du péché.

– En effet, approuva M. d'Avrenson qu'Angélique découvrit gascon, notre civilisation proposait d'atteindre Dieu par l'amour charnel vécu en transcendance, chemin de communication avec le divin, et non par sa suppression et son rejet.

– Alors que se serait-il passé si la civilisation du Nord n'avait pas triomphé ? demanda encore Bérengère de La Vaudière en se tournant vers le comte de Peyrac avec une expression d'innocence exaltée.

Angélique, que cette altercation avait inquiétée, remarquait les femmes qui autour de Joffrey s'étaient comme groupées, guettant ses paroles et levant sur lui ces regards énamourés qu'elle estimait être la seule à pouvoir lui adresser.

Parmi elles, on découvrait Mme de Saint-Damien, la belle Éléonore de l'île d'Orléans que l'on voyait décidément beaucoup plus à Québec cet hiver.

« Oui, toutes ces dames d'Aquitaine étaient folles de lui et sans savoir pourquoi !... Oh si ! Je sais pourquoi... »

Sabine de Castel-Morgeat se tenait la plus proche de lui, très droite et grande, dans l'attitude d'une femme qui est prête à défendre jusqu'au bout son seigneur et maître.

Or, c'était à Angélique que cette place revenait. Et d'en être dépossédée sans que personne ne songeât à le remarquer lui parut le comble de l'impertinence.

– Sauriez-vous nous répondre, cher suzerain ? demanda Éléonore de Saint-Damien avec une œillade incendiaire.

– Oui ! répondez, prièrent des voix impatientes. Si les rois de Provence avaient triomphé du roi d'Île-de-France et, de ce fait, détruit la civilisation du Nord, que se serait-il passé ?

Au cours de la soirée Angélique avait noté que Joffrey répondait légèrement comme ne voulant pas donner à ses paroles un tour trop sérieux. Mais il répondait ce qu'il voulait et ce n'était jamais anodin.

Cette fois, il laissa passer un temps avant d'énoncer :

– Peut-être y aurait-il eu la réconciliation de l'AMOUR et de l’ÉGLISE !

– Voilà qui est agréable à entendre, dit Ville d'Avray.

– Avancez-vous que la vérité aurait été autre et sans doute aussi les dogmes ? Vous blasphémez ! Notre royaume serait tombé dans l'hérésie, comme les Anglais...

Laissant une tempête de protestations se déchaîner, Angélique n'y pouvant plus tenir préféra s'éloigner et gagner un petit boudoir voisin. Elle eut le soulagement de s'y trouver seule.

« Par bonheur, songeait-elle, M. de Bardagne, l'envoyé du Roi, n'était pas présent, ni le duc de Vivonne. »

Dans le salon la bataille continuait.

– ... On pouvait gagner Dieu avec l'Amour.

– ... Avec l'amour ou contre l'Amour !

– ... Reconnaissez au moins le jugement de l'Histoire, disait M. de La Melloise... La victoire de Simon de Montfort avait décidé : contre l'Amour.

Angélique se sentait très bouleversée. Elle n'avait plus le courage de rien écouter et resta dans le boudoir en se cachant derrière les rideaux.

Au-delà de l'imprudence des propos qu'avait tenus Joffrey, prenant la défense d'une province dont la rébellion latente contre le Roi était loin d'être apaisée, c'était l'attitude des dames d'Aquitaine qui l'ulcérait.

Fallait-il comprendre qu'elle était déjà trompée et depuis longtemps par le Gascon au cœur frivole et ces femmes sans scrupule ? La pensée du corps gracieux de Bérengère-Aimée dans les bras de Joffrey lui fit passer un frisson glacial dans la nuque. Il avait penché sur elle son sourire. Elle ne pouvait supporter l'idée que Joffrey eût pour une autre femme le même sourire que pour elle.

*****

Avec un trémolo dans la voix, le marquis de Ville d'Avray s'écriait :

– Ah ! Que n'ont-ils gagné, ces joyeux Occitans et leur belle devise : Delectus coïtus.

– Marquis, un peu de décence, protesta le maître de maison. Nous sommes en Carême.

La sortie fut houleuse. L'hôtel du premier conseiller se perchait à mi-côte du chemin de la Montagne. La marge qui séparait son seuil du précipice se révélait étroite. Si l'on sortait en groupe compact et animé, il y avait toujours risque de voir un ou deux ivrognes basculer par-dessus bord.

Lorsque les équipages en attente s'en mêlaient l'entreprise de se séparer après une bonne soirée devenait périlleuse.

La lune éclairait un désordre de carrosses et de chaises à porteurs. Il y eut des cannes levées sur les cochers et les valets. Et les échos résonnèrent de cris et de hennissements, charivari peu propice au recueillement exigé par la période de Carême, dont M. de Bernières, Supérieur du Séminaire, qui logeait dans le voisinage, fit, le lendemain, rapport à l'évêque.

Angélique, poussée par le flot, s'était trouvée brusquement devant le comte de Peyrac et sa colère ne s'étant pas calmée, elle lui jeta :

– Vous êtes fou ! Tenez-vous tant à vous aliéner l’Église par vos déclarations ? Ne vous suffit-il pas, déjà, d'avoir le Roi contre vous ?

Il eut un sourire caustique et haussa les sourcils comme surpris et amusé de sa violence.

– Seriez-vous un agent du Roi, Madame du Plessis-Bellière ? Et chargée de soutenir sa politique contre les rebelles du Sud ?

Elle fut sans parole.

*****

Angélique demanda à Ville d'Avray de la reconduire avec son équipage jusqu'à la maison. Elle y attendit Joffrey. Elle était bien décidée à s'expliquer. Il ne suffirait pas cette fois de caresses et de mots tendres, alors qu'il se moquait d'elle avec cette Bérengère. Il ne vint pas. Elle passa une nuit blanche à se retourner sur sa couche, car jamais elle n'aurait pu croire que Joffrey lui parlerait sur ce ton. Son « Madame du Plessis-Bellière » était particulièrement venimeux.

Elle ne doutait plus, après le lui avoir entendu lancer, d'un ton mi-provocant, mi-taquin, qu'il savait tout sur la présence du duc de Vivonne à Québec, qu'il l'avait connu sous ce nom. Alors qu'elle était allée jusqu'à risquer sa vie en se taisant afin qu'il n'apprît pas qu'elle avait retrouvé des personnes de ce temps où elle avait régné à la cour de France, période dont il semblait éprouver amertume et jalousie...

*****

Au matin dans un souci de réconciliation, elle se précipita vers le manoir de Montigny. Elle apprit que M. de Peyrac était absent de Québec. Il inspectait ses forts du côté du Cap Rouge et de Lorette.

À tort ou à raison, elle s'imagina que la situation était catastrophique. Elle courut jusqu'au couvent des jésuites.