Lorsque le Père de Maubeuge recevait Mme de Peyrac au tribunal de la pénitence, la cérémonie se déroulait suivant un rite établi, mais qui n'avait rien de traditionnel.
Angélique était introduite dans la belle et savante bibliothèque. Elle s'asseyait dans un fauteuil à haut dossier de tapisserie et le supérieur à quelques pas prenait place sur un modeste tabouret. Ils se signaient. Le Père prononçait une brève prière en latin. Ensuite ils causaient à bâtons rompus. Un jour, ils s'entretenaient de la transmission de la pensée, une autre fois, la conversation portait sur le gin-seng, une racine aux propriétés médicinales dont les Chinois faisaient grand usage, et que l'on pouvait trouver en Amérique aussi. Un des Pères en avait ramené de ses voyages et l'étudiait afin de décider s'il s'agissait de la même plante qu'en Asie ou d'une variété.
Après quoi le Père de Maubeuge se levait, la priait de s'agenouiller, de réciter l'acte de contrition et lui donnait l'absolution.
Ce jour-là, elle ne savait par quel bout commencer pour rendre justifiables ses larmes. Elle se sentait en danger, expliqua-t-elle... Un homme avait essayé de la tuer sans raison. Un sort rôdait autour d'elle et elle craignait d'y retrouver un signe de la volonté constante à la détruire d'ennemis anciens qui ne désarmaient pas et qui même à distance continuaient à la persécuter. Et surtout, son mari et elle n'étaient pas de la même province... De là venait tout le mal.
Lorsqu'elle se tut, il laissa passer un long moment de réflexion, qu'elle respecta. Elle reconnaissait qu'il aurait du mérite à y comprendre quelque chose.
– Les femmes qui ont reçu en apanage le don de la beauté, dit-il enfin, posent au reste des hommes une interrogation mystérieuse. Car elles vivent quelque chose de singulier et dont il leur est difficile de mesurer l'ineffable. La vie leur est à la fois plus facile et plus ardue. N'ayant pas à subir le sort commun, elles sont souvent écartées des bonheurs communs. Messagères de l'enchantement et du rêve de perfection et de ravissement dont chaque humain porte en lui la nostalgie, prêtresses désignées par leurs suffrages de ce rêve, il leur arrive de subir un destin où leur être intime se trouve oublié, méconnu et parfois immolé. Il est fréquent qu'elles se tiennent auprès des princes et des rois chargées par la folle illusion des hommes d'une responsabilité sans mesure avec la fragilité de leur esprit et la tendresse féminine de leur cœur, Grisées par les hommages et une adulation qui s'adressent moins à elles qu'au reflet qui les marque, il n'est pas rare que leur cœur se dessèche et qu'elles sombrent dans la sottise.
– Si c'est à moi que vous vous adressez, dit Angélique qui l'avait écouté avec surprise, et si c'est pour moi, me plaçant parmi ces femmes qui ont reçu comme vous le dites « l'apanage de la beauté », que vous brossez ce sinistre tableau, je vous dirai, mon Père, que j'ai toujours lutté pour demeurer un être humain et préserver mon droit à vivre selon mon cœur et penser selon mes goûts. Cela dit, sachez que je suis heureuse d'être belle, ajouta-t-elle en le regardant avec défi.
– Et bien faites-vous, approuva le Père de Maubeuge, car vous ne m'avez pas laissé achever, Madame... En revanche, j'allais vous dire que les très belles femmes sont assurées en toutes circonstances de plaire, c'est-à-dire de ravir ceux à qui elles se présentent. C'est en cela qu'elles vivent un destin singulier. Constater, chaque fois qu'on aborde autrui, le rayonnement d'une heureuse surprise, d'un doux enchantement, d'une gaieté bienfaisante éclairant les visages et savoir que vous en êtes la cause, est sans conteste une aventure plus plaisante que d'y lire, sans faute de votre part, répugnance, froideur, antipathie ou méfiance. Telle est la bonne fortune des femmes belles qu'elles puissent plaire sans y tâcher. Le monde leur sourit. Or, telle autre femme qui n'a pas moins de mérite que vous verra, pour ses traits ingrats, le monde lui faire grise mine. Songez, Madame, à ces faveurs du Ciel que vous avez reçues, et qu'il n'est que justice, pour vous, de les parfois payer... un peu.
Il fit une pause et reprit.
– ... Quant à vos craintes de tomber dans les pièges d'ennemis qui chercheraient à attenter à votre vie soit par violence soit par magie, la lumineuse santé de votre aura m'indique que vous devez en triompher et – un éclair ironique filtra entre ses paupières étirées – je vous dirai que je me sens porté à les plaindre car il m'apparaît qu'ils risquent fort, s'ils persistent dans cette entreprise de s'attaquer à vous, d'y laisser leur vie, sinon leur âme. D'autre part, je ne saurais trop vous recommander de faire diligence pour régler avec Monsieur de Peyrac cette « querelle d'Aquitaine » dont on m'a rapporté les échos et dont vous vous montrez blessée. Comme il est commun dans ces escarmouches entre époux, on prête à l'autre plus qu'il n'en pense. Je suis persuadé que vous vous exagérez l'importance que Monsieur de Peyrac apporte à ces débats et que vous accordez à ces réunions qu'il se plaît à tenir avec des amis un but qu'elles n'ont pas. De même qu'il n'imagine pas que vous puissiez en être piquée. Voici deux points sur lesquels il serait bon que vous vous éclairiez mutuellement et sans tarder.
– Il est absent de Québec, dit Angélique d'un ton lamentable. Il est parti.
– Il reviendra... ce soir... ou demain... En cette saison, nul ne peut partir bien loin... À deux lieues d'ici... il n'y a plus rien...
Le Père de Maubeuge se moquait d'elle. Elle partit, rassérénée.
Chapitre 58
Soit ! Elle n'ignorait pas qu'elle venait d'une province où l'on croyait aux fées, au loup-garou, aux maléfices de la forêt qui partout oppressait l'humain de sa voûte obscurcie, quand elle n'était pas coupée de marécages hantés de feux follets, où l'on s'égarait. Dans les châteaux du bocage on ne parlait pas d'amour courtois mais l'on évoquait Gilles de Retz qui avait immolé au diable en les torturant des centaines de petits garçons. Elle avait peu de connaissances dans le domaine des belles-lettres, des arts et des sciences, mais de cela elle ne pouvait que s'en accuser elle-même et battre sa coulpe, car elle le devait à sa paresse quand elle était au couvent des ursulines. Elle n'était qu'une étrangère, une Poitevine. Mais... Elle l'aimait.
Mais... elle l'aimait plus que tout le monde ! Il fallait qu'il le sache. Il fallait qu'il la croie. Bien qu'elle fût poitevine
Joffrey de Peyrac se prit à rire si fort qu'il en étouffait. Ils se trouvaient tous les deux, vers la fin de la matinée, dans la « chambre de commandement » du château de Montigny. Lorsqu'il eut retrouvé son sérieux, il voulut savoir ce qui avait pu lui mettre en tête d'aussi absurdes et folles idées et commença de la questionner.
Elle lui parla de ces réunions où il rassemblait ses compatriotes et d'où elle se sentait exclue. Ces colloques lui avaient inspiré des craintes. En les voyant rassemblés, en écoutant les griefs et accusations qu'ils se jetaient à la face, elle n'avait pu s'empêcher de revivre les disputes de Toulouse dont elle avait dû apprendre par la suite combien elles étaient dangereuses pour leur bonheur et pour leur vie. Or, la sagesse et l'expérience acquise lui montraient combien, aujourd'hui, elles étaient vaines.
Leurs efforts ici ne tendaient-ils pas à circonvenir, sinon séduire le Roi de France et à rappeler ce qui pouvait susciter son ombrageuse inquiétude à propos de son autorité dans le royaume ; ne risquait-il de ruiner une tentative qui ne visait en premier lieu qu'à obtenir droit de bon voisinage avec la Nouvelle-France, la paix en Amérique ?
– C'est bien ainsi que je conçois notre présence ici, affirma-t-il, et j'essaye de vous faire saisir pour calmer vos alarmes combien peu me tourmente cette hégémonie sur l'Aquitaine qui fut reconnue à mes ancêtres, que j'ai dû porter par loi d'héritage, mais qu'après les suprêmes combats auxquels elle a donné lieu, il n'est plus question de revendiquer. Je ne discuterai même pas si c'est en cela un bien ou un mal, car c'est un jeu naturel à l'humanité que de sans cesse brasser et redistribuer les cartes... Et c'est ce qu'on appelle l'Histoire... Il faut savoir l'enfourcher comme un cheval au galop et ne point trop la détourner du chemin qu'elle veut suivre, quitte à trouver à son goût les perspectives nouvelles.
Cela n'empêchait pas chacun de conserver ce qui lui était cher, ce qui le composait. Ainsi du plaisir qu'il éprouvait à la vie agréable de Québec lui permettant de partager avec des frères de race, d'anciennes émotions littéraires et poétiques.
– Combien volontiers je vous aurais conviée parmi nous, mon amour, si j'avais seulement pensé que vous en seriez heureuse.
« Mais il me semblait que les activités que vous vous étiez choisies à Québec emplissaient votre vie de satisfactions et combien je me réjouissais de vous savoir libre et vivant comme une enfant à laquelle on accorde de faire ce qui lui fait plaisir. Ma chérie, à vous aimer plus que mon âme, j'ai appris que c'est de vous voir heureuse, peu à peu libérée d'oppressions qui avaient détruit votre joie de vivre, oubliant les injustices qu'on vous a fait subir, redevenant vous-même par le plaisir d'exister en épanouissant ce qui vous complaît des qualités que vous avez reçues à disposition par le Ciel, comme chacun de nous, que je puisais mes joies les meilleures et vous rejoignant le plus sûrement dans ma jalouse aspiration à vous connaître mieux, à percer vos mystères. Une femme heureuse se révèle mieux qu'une femme qui, pour une raison ou une autre, se sent prisonnière. Il m'arrive de vous souhaiter dans ces murs, de trouver aux heures privées de votre présence une absurde inutilité. Mais je refrène cette égoïste et tyrannique exigence masculine. Et je ne goûte qu'avec plus de transport le charme de vous retrouver dans votre petite maison où je me glisse enivré de n'y respirer que votre présence, le signe, la marque comme d'un parfum, oui, qui est à vous, et par les choix que vous faites de ce qui vous environne ou de ceux que vous admettez dans votre intimité. Je vous découvre, je vous apprends comme un livre aux images nouvelles, aux pages tournées chaque jour. Et là, quand je viens, je ne vous sais que pour moi et que l'un et l'autre nous fermons la porte sur le fracas du monde et la servitude de nos charges. Je crois au bienfait d'un peu d'égoïsme. Être deux amants, conscients de leur vie mutuelle, voilà peut-être le secret du bonheur.
– C'est pourquoi je tremble, dit-elle, de voir se briser une si fugitive et si complète sécurité.
« Je sors de la maison et je vous découvre vous exposant au danger. Ou, puisque vous l'affirmez, je m'imagine que vous vous mettez en danger. Les épreuves qui nous ont accablés et les événements qui les ont provoquées sont encore trop vivants dans ma mémoire. Quoi que vous en disiez je ne suis pas encore guérie et je me souviens que c'est le premier seigneur d'Aquitaine que le Roi de France a voulu abattre...
Il se levait et la grondait gentiment en la prenant dans ses bras.
L'autre soir chez M. Haubourg de Longchamp n'avait-elle pas vu qu'il s'était efforcé de répondre sur ces choses graves en badinant, car en fait, elles n'étaient pas graves ?
– Ce ne sont que joutes plaisantes pour délier l'esprit et lui éviter de s'engourdir dans la paresse qu'engendre un long hiver.
N'avait-t-elle pas remarqué qu'en ces tournois du langage les opinions se retrouvaient « cul par-dessus tête » que c'en était un plaisir, et c'est ainsi qu'on avait vu vers la fin de cette mémorable soirée des gallicans défendre le Pape, des jansénistes les jésuites, des licencieux la vertu et... Mme du Plessis-Bellière, la Révoltée du Poitou, prendre le parti du Roi de France.
– C'est vrai, dit-elle... Et c'est alors que l'on s'aperçoit que les années passent. Que les révoltes s'estompent et que les blessures se guérissent. La vie que l'on veut vivre vous contraint à jeter le regard sur un monde que l'on a cru immuable et l'on s'aperçoit qu'il se façonne sans nous et change. L'on a cru traverser l'existence en gardant le même cœur, la même âme... L'on se retourne et l'on s'aperçoit que certaines idées qui nous composaient sont devenues futiles. Certains êtres sont morts et ne peuvent ressusciter.
– Croyez-vous que je l'ignore, ma chérie, et que je me leurre sur les temps qui s'annoncent ?
Des deux mains posées sur sa taille, il la rapprocha de lui avec douceur.
– Je sais ! Il n'y a plus de troubadours. Et il n'y a plus de fées...
Les yeux sombres et ardents plongeaient dans les siens, verts, au reflet de source.
– Si ! dit-elle. Il y a NOUS.
"Angélique à Québec 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 2" друзьям в соцсетях.