Ils s'enlacèrent et s'étreignirent avec jubilation.
Longue nuit d'amour, longue comme une vie et qui semble tout conclure parce que tout résumer, que l'on traverse comme une fin alors qu'elle porte en elle tout le commencement, mais que l'on éprouve ainsi parce que tout s'est aboli de ce qui fut avant, de ce qui pourra venir après. Tout a perdu de l'importance des choses de la vie : gloire, dangers, richesses, ambition, envie, craintes, peur de la misère et peur de l'abaissement, ascension ou chute, poids de la subsistance de la maladie et de la mort.
Le corps est glorieux, l'âme libre. Le cœur bat.
Tout a disparu et « l'ailleurs » vous accueille dans le sanctuaire secret de l'amour.
Leur ailleurs était cette nuit-là une chambre étroite environnée par la tempête en un lieu sauvage comme la malédiction, en une cité plus frêle qu'un fétu issu d'une graine perdue et prête à être arrachée de son rocher par un vent d'apocalypse.
L'univers où ils avaient été transportés s'enfermait dans le cercle de leurs bras et le feu du centre du monde brûlait entre eux.
Sans avoir quitté leurs vêtements, ils restèrent longtemps debout dans cette chambre obscure où vacillait la lueur d'une veilleuse juste nécessaire pour éblouir leurs yeux par l'éclat des yeux de l'autre où tremblait ce reflet comme une étoile, une étincelle, lorsque leurs paupières closes sous le poids de la félicité se soulevaient comme en rêve. Et le visage penché ou offert barrait leur horizon, seule apparition dans le clair-obscur à retenir et séduire leurs pensées ou leurs sens.
Ils s'embrassaient et s'étreignaient en silence.
Enfin la morsure du froid les ramena à la réalité et la fièvre de leur désir les jeta sous les couvertures, nus et riant au fond du grand lit, courtines bien tirées sur l'ombre et la tiédeur de leur refuge. Leurs corps se cherchèrent, attentifs à se retrouver, à se laisser de nouveau envahir par l'ineffable. Il y avait entre eux cet appel. Un don contre lequel on ne peut rien. L'attirance mutuelle et toujours surprenante d'une chair pour une autre, ne se renie pas. Elle ouvre les vannes à la volupté. Entre eux, elle avait toujours existé. Elle avait balayé les colères et les rancunes de leur séparation.
« C'est dans tes bras que je suis le mieux », pensait-elle. « De tous mes amants tu es l'inoubliable... Et cela durera autant que notre vie... Tant que nos mains vivantes pourront se tendre l'une vers l'autre et se toucher. Et nos yeux et nos lèvres se rencontrer. C'est pourquoi nous sommes libres. Parce que liés par le seul lien que nous n'avons pu délier : l'attirance. Emportant où que nous allions la marque de l'autre avec nous. »
Et à partir de ce sortilège de la chair qui les retenait, ils se retrouvaient toujours, retrouvaient le chemin de leurs esprits différents, opposés : homme-femme, mais aussi semblables par une même conception qu'ils avaient de la vie et qu'ils n'avaient cessé de se reconnaître depuis leur première rencontre, à Toulouse.
Ils aimaient l'amour, ils aimaient la vie, ils aimaient rire, ils ne craignaient pas la colère de Dieu, ils aimaient l'harmonie et la création, ils luttaient afin de les voir triompher sur Terre, ne serait-ce qu'en vivant pleinement, sans mélange, au sein d'une nuit de tempête, le bonheur de s'aimer follement.
Ces hurlements et grondements extérieurs qui abolissaient tous menus bruits de l'existence quotidienne, même ceux de la maison, ces ébranlements qui semblaient parfois frapper avec hargne et fureur aux portes de leur enchantement, ajoutaient au sentiment d'effacement de tout ce qui n'était pas eux. Et pour chacun, l'autre, son bien-être et son plaisir, sa joie traduite en mots brefs, gestes de tendresse, en soupirs.
Bonheur donné, reçu, délivrance d'être, d'exister et de le savoir, oubli de tout parce qu'elle est là, parce qu'il est là. Une heure d'amour volée au temps, à la nuit, à la terreur, au mal. Un droit et pourtant toujours miraculeux.
Au sein de ses transports amoureux de telles images traversaient Angélique en voletant.
Et comme chaque fois, elle n'imaginait pas avoir été jamais aussi heureuse que cette fois-là. Elle se disait que les lèvres de Joffrey n'avaient jamais été si douces, ses mains aussi caressantes, son étreinte aussi brisante.
Qu'il n'avait jamais été aussi brun, aussi fort, aussi dur, aussi tendre, que ses dents ne lui avaient jamais paru aussi blanches dans son sourire de faune, son visage marqué de cicatrices aussi terrible et aussi fascinant, son regard aussi moqueur, qu'elle n'avait jamais été aussi troublée par l'odeur de sa chevelure touffue et ténébreuse marquée d'argent contre son hâle, par la chaleur de sa peau lisse sur les muscles durs, qui parfois lui paraissait brûlante au toucher à force d'être brune, alors qu'elle ne l'était surtout que par contraste avec sa chair à elle et la blancheur des draps.
Elle aimait ses hardiesses qui lui traduisaient la faim qu'il avait d'elle, une sorte d'avidité fervente qui avait toujours été son signe.
Il s'adonnait à l'amour sans plus admettre que pour une autre science on pût poser des limites aux inventions du désir lorsqu'on en était tous deux inspirés. Là, comme ailleurs, il restait le même, à la recherche de la vie. Derrière les soupirs et les aveux qu'il faisait naître, c'était elle qu'il cherchait, sa plus aimée, objet plus précieux et insaisissable que la flamme des métaux inconnus révélés au patient alchimiste.
Mais elle aimait aussi l'égoïsme avec lequel il vivait sa propre satisfaction. L'amour était une jouissance terrestre à laquelle il devait attention. Il plongeait au sein de l'aventure avec toutes les forces rassemblées de son corps et de son esprit. Ce comportement c'était lui ! Engagé en toutes choses. L'amour devenait son domaine. Il y était présent et parfois seul à seul avec lui-même dans une plénitude de sensations érotiques et de bonheurs intenses qui l'occupaient tout entier et le rendaient vibrant et joyeux, ou sombre et lointain, mais plus que jamais habile et fougueux, entraîné et subjugué par elle, et pourtant elle disparaissait à ses yeux. Il restait seul avec l'amour. Et c'est alors devant sa liberté qu'elle aussi se découvrait libre. Libre de larguer les amarres, d'obéir à la langueur ou à la folie, entraînée vers les étoiles à la fois par sa présence et par son absence. Présence qui embrasait son corps, absence qui le libérait.
Les mains de Joffrey, ses caresses, son souffle, sa possession, les manifestations multiples, délicates ou passionnées de son adoration, l'avaient fait exister, ce corps. À certains moments elle en était comme dépossédée tant il s'emparait d'elle. Puis il le lui rendait, s'abîmant dans son voyage intérieur. Et elle se retrouvait comme magnifiée, nouvelle et inconnue à elle-même. Elle ressentait son enveloppe charnelle investie d'une puissance démesurée qui lui apparaissait dans une clarté exaltante.
Elle avait échappé à la faiblesse de ce corps de femme, moins assuré que celui de l'homme, ce corps troublé d'être à la fois tant convoité et tant rejeté, adoré et honni. Elle retrouvait la vraie puissance de ce corps de femme, douce et irradiante, celle des premiers jours, puissance nouvelle d’Ève, ajoutant à celle du monde déjà créé ses différences et ses transcendances comme la lumière sourd d'une lampe à travers l'albâtre, ses formes plus rondes, ses cheveux plus tendres, ses joues plus lisses, ses seins gonflés, premier symbole d'abondance, son ventre souple, premier symbole de fécondité, son sexe mystérieux, représenté dans le premier bijou façonné par l'homme, un galet frappé d'un sillon, amulette protectrice.
Elle était libre et d'une puissance éternelle.
Le suivant dans ce tumultueux silence, elle adoptait son élan, se laissait entraîner dans ce vent de liberté et de gloire qui la happait et qui la faisait basculer soudain dans le solitaire et merveilleux délire de l'extase.
Dans une demi-léthargie, Angélique méditait sur les effets aphrodisiaques de la tempête dont le déchaînement n'avait eu d'autres résultats que de prolonger la nuit et ses délices au-delà des heures du jour.
Nulle lueur de l'aube ne viendrait les tirer de ces magnifiques alternances de sommeil bienheureux et d'étreintes comblées en lesquels Angélique crut voir s'annoncer une ère bénie de paresse et d'insouciance comme il est nécessaire parfois d'en goûter et que l'on rêve de connaître un jour, souvent en vain.
Dans une demi-léthargie, elle pressentait que la quiétude de son âme ne serait plus jamais ébranlée. Cette quiétude reposait, au-delà des heures exquises dans lesquelles son être engourdi s'enveloppait encore, sur l'absolution que lui avait donnée la veille une petite ursuline, l'innocentant à la face du monde, et sur la certitude qu'elle avait acquise que le Père de Maubeuge était « l'espion » de Joffrey.
Elle commença par se demander si ce n'était pas une idée folle puis les détails de la scène de la veille qui semblait très loin lui revinrent par bribes, portés par les grandes orgues de la tempête.
Elle s'était persuadée : il avouera.
Elle le regarda dormir. Le sachant prompt au réveil comme tout homme habitué au danger, elle se retenait de poser un index caressant sur ses sourcils noirs, sur les cicatrices de sa joue et de sa tempe.
Pourquoi était-il tellement secret puisqu'ils s'entendaient si bien ?
Il ouvrit les yeux, se dressa et, après avoir allumé la chandelle au chevet du lit, il se tourna vers elle, appuyé sur un coude, l'interrogeant du regard.
– À quoi pensez-vous ? Ou à qui ?
– Au Père de Maubeuge.
– Que vient faire cet honorable jésuite dans notre couche impudique ?
– Il m'intrigue.
Elle lui raconta l'entrevue, passant rapidement sur les modalités de l'interrogatoire pour en venir à la dernière déclaration du Supérieur des jésuites. Derrière cette démarche qui l'avait fait envoyer le Père d'Orgeval aux missions iroquoises, elle avait vu un signe d'alliance, plus, de complicité, avec lui, Joffrey comte de Peyrac. Complicité qui ne s'expliquait pas. Il n'était pas d'origine gasconne et était un homme d’Église, et les Occitans auxquels Joffrey appartenait n'étaient guère portés à entretenir, au prime abord, d'excellentes relations avec tout ce qui pouvait leur rappeler les rigueurs de l'Inquisition. Et pourtant, lorsqu'elle était entrée la première fois dans la bibliothèque du couvent des jésuites, elle avait senti qu'il y avait entre le comte aquitain et le jésuite picard, mâtiné de chinois, une entente profonde, indéfectible.
– Alors, je me suis posé la question : De quelle sorte, la complicité ? Qu'est-ce qui pouvait vous rapprocher si spontanément d'un tel personnage dont tout, a priori, semblait vous éloigner ?
Il l'avait écoutée d'abord impassible. Puis il finit par sourire et elle comprit qu'elle avait deviné. Il allait être obligé de lui avouer que le Père de Maubeuge était bien ce complice inconnu qui l'avait aidé à préparer sa venue et son arrivée à Québec.
Pourtant, par la forme qu'il donna à cet aveu, il la prit de court et la laissa interdite.
– Ce qui nous rapproche ? Eh bien ! Disons que cela ressemble fort à ce qui vous rapproche, vous, de Madame Gonfarel, dame fort aimable je n'en disconviens pas, mais dont tout semblerait pourtant vous éloigner... à priori... s'il n'y avait entre vous ces liens du passé que rien ne peut rompre, ni le temps ni les séparations, ce qu'on appelle : les liens d'une amitié ancienne...
Angélique resta d'abord interloquée en entendant jeter dans ce discours le nom de Janine Gonfarel : la Polak. Puis elle comprit. Elle aussi avait été devinée.
Elle se mit à rire et lui jeta les bras autour du cou.
– Oh ! Monsieur de Peyrac ! Monsieur de Peyrac ! Je vous déteste ! Vous aurez toujours raison de moi.
Elle cachait son front contre son épaule. Mais quand elle releva la tête, il vit qu'elle avait les yeux pleins de larmes.
Il la prit dans ses bras.
– Gardez votre secret, dit-il. Je vous conterai le mien.
*****
Le lendemain, il n'était toujours pas question de mettre le nez dehors et ils passèrent une partie de cette longue journée assis l'un près de l'autre, dans le petit salon, appuyés aux coussins du confortable canapé et dans le rayonnement du beau poêle de faïence qui affrontait à merveille son premier hiver canadien. Sans se le dire, tous deux se félicitaient de cette rémission qui leur permettait de deviser tranquillement.
Au sein de la tempête qui ébranlait autour d'eux les murailles, ils parlèrent à mi-voix.
– J'ai connu le Père de Maubeuge, il y a très longtemps, alors que j'étais un très jeune homme parcourant le monde sur les traces de Marco Polo. Ma mère était encore en vie, régente de nos domaines toulousains, et moi, son héritier, je pouvais me livrer à la conquête de la Terre, avide de tout voir et de tout connaître pour me rattraper de mon enfance infirme. J'allai jusqu'en Chine. Le Père de Maubeuge venait d'y arriver, comme assistant des révérends pères jésuites que le Grand Mogol avait invités afin d'aider à la construction de l'observatoire astronomique de Pékin. Malgré sa jeunesse, sa grande valeur scientifique et son don des langues, il savait le chinois en arrivant, l'avaient fait désigner pour ce poste... Les jésuites selon leur méthode vivaient à la chinoise, vêtus comme les mandarins dont ils partageaient la vie, pénétrant le pays et sa mentalité par une adaptation intérieure qui peu à peu les identifiait à ceux qu'ils étaient venus prêcher et convertir à la religion du Christ. La première fois que je me suis adressé à lui, dans une rue poussiéreuse de Pékin, il était hissé dans un palanquin, coiffé d'un bonnet carré rouge et vêtu d'une robe blanche brodée de dragons d'or. Il avait des ongles d'une longueur démesurée dans des étuis d'or. Je lui adressai péniblement quelques mots en chinois. Je fus surpris de l'entendre rire et me répondre en français.
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