On ne s'adressait à elle, on ne faisait appel à son obligeance que lorsqu'on avait à lui demander un service, à se débarrasser d'une corvée.
Mme Favreau et deux habitantes de la banlieue refusèrent de se laisser installer des métiers à tisser dans leurs combles. Comme on ne savait où les mettre, on demanda à Mme de Castel-Morgeat de les entreposer dans une petite pièce, au rez-de-chaussée du château Saint-Louis, qui leur avait été attribuée comme débarras et qu'elle souhaitait transformer en oratoire. Personne ne l'en remercia.
Sabine n'existait plus. Il ne lui restait rien. Même pas son fils qui ne lui pardonnait pas d'avoir tiré sur la flotte de Peyrac. Il avait honte d'elle. Il lui échappait. Et c'était encore à cause d'eux, à cause d'elle : Angélique.
C'était atteindre le fond... Des pensées de suicide la hantèrent. Et si elle se jetait du haut du Sault-au-Matelot, ce coin de la falaise où le découvreur Cartier avait planté, à son premier voyage, une de ses croix géantes à l'écusson du Roi de France ? Elle s'imaginait au pied de cette croix rassemblant son courage avant de s'élancer dans le vide. La difficulté était de trouver le point de chute. De la Haute-Ville on finissait toujours par se retrouver sur les toits de la Basse-Ville.
Du greffe, perché en nid d'aigle, elle irait s'empaler sur les pointes aiguisées des troncs entiers formant la palissade du camp des Hurons.
De la terrasse du château Saint-Louis son corps bondirait sur deux seuils de roches et risquerait d'aller défoncer les masures du fameux quartier pourri qui ne semblaient plus tenir, en cette saison, que par le carcan des glaces.
Accablée de macabres visions, Sabine de Castel-Morgeat suivait son enterrement vers le cimetière de la Côte de la Montagne. On commenterait une fois de plus sa maladresse et celle ultime avec laquelle elle s'était donné la mort. L'évêque lui refuserait peut-être la sépulture chrétienne. Et l'on soupirerait qu'elle créait encore plus d'embarras morte que vivante.
Des cernes mauves se creusaient chaque jour plus sombres, sous ses yeux, dans son visage pâle.
Elle n'avait jamais connu l'amour. Elle ne connaîtrait jamais l'amour...
Un jour, seule dans son logis et presque en tremblant, elle se dévêtit et se regarda nue dans le miroir. Elle fut surprise de la rondeur de ses hanches, de la ligne en amphore de sa taille, de l'abondance de sa poitrine qui la choqua. Elle rougit d'y voir le petit scapulaire de toile blanche qu'elle portait en permanence. Mais ses seins de brune, aux mamelons trop larges et trop sombres à son goût, n'était-ce pas ce qui attirait la concupiscence des hommes ? Elle comprit qu'en un point de sa vie, elle avait été mystifiée.
« Je suis belle, pensa-t-elle. Et pourtant nul homme ne me l'a jamais dit... »
Ce qui était faux.
Des hommes le lui avaient dit ou le lui avaient laissé entendre avant qu'elle ne les décourage par son refus intérieur de s'accepter belle et d'être courtisée. Car ces aveux, elle n'aurait voulu les entendre que d'un seul homme, que d'une seule bouche.
Entêtée à ne pas se résigner, elle avait considéré comme une insulte, plus qu'un hommage, la passion fougueuse de Castel-Morgeat, Gascon, amateur de femmes, son empressement lui paraissait un signe insupportable de lubricité. Elle l'avait contraint par ses refus à déserter la couche conjugale, mais elle comprit, à s'examiner, que ce paillard n'y avait pas consenti sans regret. Elle eut une crise de larmes devant son miroir.
« Un corps mutilé ! Méprisé ! » se disait-elle se prenant en pitié.
« Une seule fois, songea-t-elle, connaître l'amour... Une seule fois !... Avant de mourir ! Avant de vieillir !... »
Elle arracha le scapulaire qu'elle portait au cou.
Chapitre 60
Les premiers jours de mars, la température fut des plus basses.
Il faudrait avoir le sang d'eau-de-vie, le corps d'airain et les yeux de verre pour résister au froid qu'il fait, écrivit Mlle d'Hourredanne, et les rigueurs du Carême achèvent de nous pétrifier.
Dans le paysage confondu de blanc, le Saint-Laurent raviné de dunes et de congères, traversé de pistes d'où s'élevaient les sonnailles des attelages, laissait oublier qu'il eût jamais été un fleuve.
Non ! L'hiver n'était pas près de finir. Loin de là. Alternant avec ces jours glacés mais durs, des tempêtes se levaient pour une nuit, un jour, en poudreries cinglantes, sèches, dures, sifflantes, et vous coupaient en deux.
Dans la fièvre se montait la pièce théâtrale prévue pour la Mi-Carême qui tomberait le 12 mars.
Mme de Castel-Morgeat intervint avec âcreté à propos du choix de la pièce prévue. Tartuffe proposé par les esprits forts avait été écarté. Inutile de créer à Québec des remous qui avaient agité Versailles. On savait que le Roi qui soutenait Molière avait dû s'incliner devant la cabale des dévots. Mme de Castel-Morgeat parut prendre la tête de ceux-ci, aucune œuvre ne trouvant grâce à ses yeux. Des unes et des autres, elle prétendait que le Père d'Orgeval ne les aurait jamais tolérées.
Pourquoi reparlait-elle du Père d'Orgeval ? On avait déjà bien assez de peine à supporter le Carême et l'hiver.
Elle proposait Castor et Pollux ou Déjanire et Acheloüs d'un auteur peu connu mais que M. Berinot, le secrétaire de M. de Frontenac, avec lequel elle s'entendait bien, et qui même avait composé quelques œuvrettes, lui conseillait.
On en discuta chez M. l'intendant. Son goût pour le théâtre étant connu et l'ayant désigné comme l'ordonnateur du spectacle. L'on discuta en soupirant des exigences de Mme de Castel-Morgeat qui, par bonheur, était absente : Castor et Pollux ? ou Déjanire et Acheloüs ?
– Et si l'on demandait à M. Berinot de nous écrire une œuvre inédite, trois actes, avec un ou deux petits ballets, proposa Mme Le Bachoys.
– Et qu'il intitulerait Sabine et Sébastien, proposa l'intendant.
Sa plaisanterie peu charitable provoqua une hilarité énorme, disproportionnée, mais qui pouvait être excusée venant de personnes dont les nerfs étaient mis à rude épreuve. Le jour approchait où la pièce devait être jouée, alors qu'il leur était impossible de commencer les répétitions, le choix de ladite pièce n'étant pas fixé. De plus, il faisait froid et l'on avait l'estomac creux. M. et Mme Gollin, arrivant en retard, trouvèrent un salon rempli de personnes qui se contorsionnaient comme saisies du mal des Ardents tandis que sur des joues coulaient des larmes et que d'autres avaient du mal à ne pas suffoquer.
– Oh ! Si vous saviez, s'écria Angélique, Monsieur l'intendant nous fait mourir de rire...
Ce qui parut d'une folie encore plus intempestive car oncques ne se souvenait avoir jamais vu l'intendant Carlon mériter un blâme de cette sorte. L'air ahuri des Gollin provoqua une nouvelle crise. Entre deux hoquets, on leur rapporta l'anecdote, et le reste de la réunion se passa à s'esclaffer.
*****
Angélique n'était pas sans remords. Depuis quelque temps, elle se sentait mécontente d'elle-même lorsqu'elle pensait à Sabine de Castel-Morgeat.
– Sabine m'inquiète, lui dit Mme de Mercouville en la rencontrant. Elle avait paru s'amender et devenir même charmante et puis, crac ! La voici retombée dans ses humeurs. Elle a une mine à faire peur. Je suis persuadée qu'elle ne dort pas. N'auriez-vous pas une médecine à lui conseiller ?
– Non, hélas ! Je ne puis rien pour elle, moi moins qu'une autre.
– Je vais aller faire quérir Guillemette de Montsarrat-Béhars à l'île d'Orléans. On la dit très versée dans les plantes.
– Oh ! Surtout ne mettez pas ces deux femmes en présence. Elles achèveront de se rendre folles mutuellement. Peut-être vais-je aller moi-même visiter Guillemette ?
– Eh bien ! Si vous allez la voir, dit Mme de Mercouville dont l'efficacité faisait flèche de tout bois, voici le scapulaire de Sabine qu'elle m'a jeté, je ne sais pourquoi, à la figure l'autre jour. Vous le remettrez à Guillemette. On dit que ces rebouteux ont besoin d'un objet ayant touché la personne malade pour leurs passes magiques.
Il se trouva que, le lendemain matin, Angélique qui se rendait au Navire de France fut hélée par Dame Éléonore de Saint-Damien. La belle femme, très séduisante dans l'encadrement d'une capuche amarante, se tenait sur le siège de son traîneau qu'elle venait d'arrêter près du vieux magasin du Roi.
– Guillemette vous salue, lui dit-elle, elle attend votre visite.
– Retournez-vous à l'île d'Orléans ? s'informa Angélique prise d'une inspiration subite.
– Je comptais passer la journée ici et la nuit chez mon fils, le major Fabrice, répondit-elle, mais si vous êtes décidée à m'accompagner, je repartirai dans une heure. Le temps de quelques emplettes. Nous regagnerons Québec ensemble ce soir.
Angélique griffonna un billet sur un coin de table de la grande salle de l'auberge. Pour une fois, c'était elle qui avertissait Joffrey qu'elle s'absentait de Québec pour la journée. On n'allait jamais bien loin, mais cela donnait une bienfaisante sensation de liberté que de pouvoir galoper à travers la plaine après avoir laissé derrière soi la ville s'amenuisant.
Et elle s'assurait du même coup de la personne de la belle Éléonore qui n'aurait pas manqué de se rendre au château de Montigny pour y saluer celui qu'elle appelait son « suzerain ».
*****
Le manoir de Guillemette, à mi-côte dominant l'Anse-aux-canots, où se perchait le clocher pointu de la paroisse de Sainte-Pétronille, se présentait comme une belle demeure, fort occupée. Des malades, des Indiens, des voisins, des enfants entraient et sortaient sans cesse.
Elle les recevait plus en seigneuresse qu'en guérisseuse, s'asseyant au bout d'une grande table dans un fauteuil à haut dossier sculpté, riant et devisant avec eux. Parfois, elle les entraînait dans son officine pour leur distribuer herbes et conseils.
Elle attira aussitôt Angélique dans une autre pièce plus calme, un salon bien meublé.
– Reste jusqu'à demain ou bien promets-moi de revenir. Nous avons trop de choses à nous dire...
Angélique lui fit observer que ces jours derniers elle avait été en danger, qu'on avait essayé de la tuer au « Pain de Sucre » et que Guillemette, malgré sa promesse, ne l'avait pas avertie.
– Es-tu morte ? s'enquit la sorcière. Non ! De quoi te plains-tu ? Tu es la plus forte. Tu es protégée...
Les heures passèrent, en effet, rapidement et lorsque le temps s'annonça de regagner Québec, les prémices d'une tempête, qui déjà là-bas effaçait la ville, décidèrent Angélique à demeurer pour la nuit.
Depuis trente ans que Guillemette était venue au Canada accompagnant l'homme qu'elle avait épousé afin de pouvoir fuir l'Europe et qu'on l'avait accusée d'avoir assassiné peu après son arrivée, sa vie se confondait avec celle de l'île. C'était encore, quand elle y avait bâti sa première cabane, l'île déserte que Cartier avait commencé par nommer l'île Bacchus, à cause de ses vignes vierges. Puis l'île s'était peuplée.
Quinze ans plus tôt, Guillemette avait échappé au massacre perpétré par les Iroquois, dont la flottille était descendue venant de Tadoussac, parce qu'elle se trouvait à cueillir du serpolet sur les hauts de l'île avec quelques petits enfants. Elle les avait, par la suite, adoptés, leurs parents étant morts ce jour-là, ainsi que son second époux : Gilles de Montsarrat-Béhars, et la plupart des Hurons réfugiés qui y avaient un camp depuis l'exode de leur nation.
L'existence de la sorcière de l'île d'Orléans parut à Angélique plus sage et plus ordonnée que ce qu'on en disait à Québec. Elle gardait ses amants longtemps et ils ne la quittaient pas sans regret. Elle dit qu'elle leur enseignait de l'amour bien des choses plus précieuses qu'ils n'auraient pu en apprendre des sauvagesses des bois.
Son amant du moment, un jeune hercule rêveur, s'occupait des travaux de la seigneurie avec compétence.
Allant des tâches simples qu'il aimait : le bûcher, les bêtes, le fromage, le foin, au lit d'une femme qu'il aimait et le comblait, il offrait l'image d'un homme qui a trouvé son propre paradis et ne s'interroge pas sur celui des autres. C'était reposant de le voir entrer, sortir, s'asseoir à la table devant une assiette où l'attendait sûrement une nourriture de choix, sous le regard tendre de Guillemette, enfant gâté, heureux, mais si conscient de l'être que c'en était édifiant.
Une adolescente aux cheveux blonds presque blancs, belle, mais aux yeux vides, faisait avec des gestes d'enfant appliqué le service. Elle vint après le repas s'asseoir aux pieds de la seigneuresse appuyant sa tête sur ses genoux.
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