En éclairs la traversaient des pensées hagardes, comme des oiseaux se bousculant affolés :
« Ce n'est pas vrai ! C'est affreux ! Il fallait s'arracher à une soumission si abjecte ! »
Mais elle ne pouvait pas. Ainsi le sort en décidait... Elle ne mourrait pas, elle ne vieillirait pas sans avoir connu le secret des autres femmes, ce qu'Angélique avait connu, connaissait tout au long de sa vie, ce qui rendait si follement heureuses et lumineuses sa chair et sa carnation, au point que, sous ses vêtements même, dans tous ses gestes, elle paraissait imprégnée d'amour.
Le secret ! Le secret de vie des autres femmes. C'était comme une liqueur brûlante qui coulait dans sa gorge nouée, s'insinuait dans ses veines.
« Suis-je donc désirable ? Désirable ? Désirable ? » répétaient ses pensées se heurtant aux parois de son crâne.
Et la certitude que la réponse enivrante lui était ainsi imposée la faisait défaillir. Une sorte de douleur doucereuse lui tordait les entrailles et lui donnait envie de vomir et de gémir. Elle sentait une main chaude et impérieuse brûler sa chair, par endroits – son dos, ses épaules, sa taille – à travers l'étoffe de son corsage. Cette paume, au moite rayonnement, glissait partout et achevait de la subjuguer, de la livrer et, encore une fois, elle savait qu'elle avait toujours attendu de telles caresses, qu'il les lui fallait maintenant sur sa peau nue. Elle avait envie d'arracher ses vêtements comme une tunique de Nessus, sinon elle allait mourir. Seule cette main sur sa peau pourrait la soulager, la faire revivre, l'arracher à la mort.
« Une fois seulement ! » gémissait-elle en elle-même. « Une fois seulement, dans toute ma vie... pour savoir que je suis vivante... Suis-je vivante ? Suis-je vivante ? »
– Mais oui, vous l'êtes, petite bécasse ! dit la voix masculine, lointaine comme derrière un brouillard.
Elle ne savait pas qu'elle avait parlé tout haut. Elle voulut répondre. Elle serrait les dents pour retenir cette nausée qui lui ôtait toutes ses forces. Le sang bourdonnait à ses oreilles. Les lèvres la faisaient souffrir. La langue était épaisse et dure comme la pierre. La frayeur et le désir la parcouraient de courants contraires épuisants. Lorsqu'elle prit conscience qu'elle se trouvait étendue sur le lit et, enfin, entièrement nue, sa reconnaissance d'un tel miracle fut comme une lame de fond qui la submergea, entraînant toutes défenses. Les mains habiles qui la caressaient ne lui laissaient pas le loisir de percevoir autre chose que la sensation d'un immense bien-être auquel se mêlait, s'enflant peu à peu, celle d'un triomphe éblouissant. C'était donc arrivé ! Elle le commettait enfin ce terrible péché, ce délicieux péché ! Elle franchissait la barrière de feu, le mur impavide auquel elle s'était si longtemps heurtée, déchirée, meurtrie. Et cela se faisait légèrement, comme porté par l'ondoiement harmonieux de la mer. Flux et reflux la soulevant hors de sa pesanteur amère et douloureuse.
Tout était simple ! Le soleil éclatait dans son cœur, dans son âme, dans son corps surpris mais consentant.
Elle était libre.
Une femme, une vraie femme dont la beauté appelait au plaisir de l'amour. Il fallait croire qu'elle était belle et désirable puisqu'il prenait plaisir à l'aimer, lui, familier du corps de tant de femmes, et de la plus belle entre toutes. Elle sanglotait et riait à la fois, cramponnée des deux mains à quelque chose de dur et de tiède dont elle appréhendait par éclairs que c'était son corps à lui, au-dessus d'elle, ses épaules solides, sa nuque, ses bras musclés. Éperdue de découvrir si proche de la sienne sa face aux yeux brillants, acérés et moqueurs, et de le deviner attentif à exaspérer son délire en même temps que sa propre jouissance.
Sous l'effleurement de sa bouche, elle découvrit ses seins dressés, gonflés, la pointe ardente, tels deux êtres vivants détachés d'elle et elle crut qu'elle allait éclater de ravissement. Sa présence en elle l'habitait avec une ampleur qui la suffoqua, comme si elle en avait été envahie jusqu'à la gorge. Son corps désert s'emplissait de sources et d'échos, de mouvements anarchiques et profonds, comme une terre secouée par les convulsions d'un feu souterrain. C'était épouvantable, mais tellement bon ! Elle pouvait mourir maintenant ! Elle allait mourir !
« Merci, mon Dieu ! Merci pour un tel homme sur cette Terre ! »
Pâmée, elle sentait la folie la gagner et elle cria presque. Mais la lumière fut si déchirante et éblouissante que, de longs instants, elle demeura arquée, palpitante, presque évanouie, seulement consciente de ce bonheur sans nom qu'elle goûtait pour la première fois et qui lui était arraché comme dans une naissance dans une débauche de sensations étranges et inconnues, un feu d'artifice dont les gerbes ne cessaient de fuser, les étoiles de retomber en pluie étincelante. Un frisson incoercible la redressa brusquement, et avec la même soudaineté la rejeta en arrière violemment. Sa tempe heurta une moulure ornementale du grand lit à colonnes. Cette fois, elle s'évanouit pour de bon.
En revenant à elle, elle sentait la nappe de ses lourds cheveux comme une soie sur ses épaules. Elle était à demi nue sur ce lit et, apercevant à son chevet le comte de Peyrac, vêtu de pied en cap, elle fut un moment à se demander si elle n'avait pas rêvé. Elle fut saisie d'effroi à la pensée que peut-être il ne s'était rien passé. Mais le bien-aise de son corps lui certifiait que ce qu'elle venait de vivre dans les bras de cet homme n'avait pas été un songe. Elle leva la main et du doigt toucha à sa tempe une meurtrissure qui lui faisait mal. Elle s'était ouvert le front contre le montant du lit.
– Comment vous sentez-vous, ma chère ? dit-il. J'ai dû jouer au Frère hospitalier.
Il lui expliqua qu'il avait appliqué une compresse d'eau froide sur sa blessure pour arrêter le sang, puis, ensuite, pour la tirer de son évanouissement lui avait fait respirer un flacon de sels révulsifs.
– Vous voyez..., fit-elle tristement, même en amour, je suis maladroite.
Mais il riait et la couvait d'un chaud regard.
– Vous êtes trop passionnée, ma chère. Il va falloir que vous appreniez à maîtriser les rênes des chevaux fougueux de la volupté.
– Suis-je donc une vraie femme ? demanda-t-elle humblement.
Il continuait de rire.
– Ma foi ! Il me semble que vous m'en avez donné toutes les preuves possibles.
Elle le regardait encore. L'ombre envahissait la pièce avec de grands éclats rouges du couchant sur les meubles, les bibelots, les beaux instruments de science. L'heure était venue. Il l'avait aidée à se revêtir. Et maintenant, elle se tenait devant lui, étonnée à la pensée qu'elle avait été, si peu de temps, mêlée à ce corps.
« Peau contre peau, souffle contre souffle, et la proie de ses mains, dont les gestes précis, quand il parlait, l'avaient toujours transportée. Jamais plus cela ne sera », se dit-elle.
Mais elle repartait ayant reçu de lui un trésor inestimable. Un monde la séparait de la femme égarée qui avait pénétré dans cette pièce au début de l'après-midi. Elle adorait cet homme. Il l'avait sauvée : d'elle-même, de tous, de la folie, du suicide, du ridicule et de la déchéance. Mais il n'était pas pour elle. Et ce qu'elle venait de vivre demeurerait unique.
– Il faut oublier, dit-elle en se tordant les mains. Vous oublierez, n'est-ce pas ?
– Certes, non ! Ce serait là montrer de l'ingratitude envers la bonté des dieux et la perfection de vos charmes.
Sabine se mit à rire. La réplique lui faisait plaisir et lui rendait un peu de la légèreté et de la gaieté inhérente à leur race occitane. Il souriait. Comme il souriait !
Elle glissa à genoux devant lui. Elle lui prit les mains, les baisant avec ferveur, les serrant contre sa joue, ses lèvres en balbutiant.
– Merci, merci ! Merci d'être un homme différent des autres. Un homme dont le cœur est chaud, le corps vivant, un homme qui n'a pas peur du péché. Oh ! Soyez béni pour cela, dit-elle, d'une voix brisée. Sans vous j'étais perdue, je le sais. Vous m'avez sauvée ! Merci d'être vous, de ne pas craindre, ni personne ni l'enfer.
– Il me semble, Madame, que vous faites bien fi de mon salut.
Il plaisantait.
Mais elle sentait son indulgence pour elle et la connivence entre eux d'un secret partagé. Jamais elle n'oublierait. Se relevant, elle lui dédiait le regard humide et reconnaissant de ses grands yeux noirs.
Jamais elle n'oublierait la gravité avec laquelle il lui avait dit, ce tantôt : « Vous êtes une très belle femme ! »
Dans l'impossibilité d'ajouter un mot, elle marcha vers la porte. Le loquet de celle-ci était mis. À quel moment le comte de Peyrac l'avait-il poussé ? Ce détail, lui confirmant qu'il avait la volonté délibérée de la prendre dans ses bras et d'en faire sa maîtresse, dissipait ses derniers doutes sur elle-même.
– Madame !
Sabine se retourna, l'interrogeant du regard.
– N'oubliez pas d'aller à confesse.
– Ah ! Vous êtes le diable ! s'écria-t-elle.
Elle tira la porte et s'enfuit. Mais elle riait intérieurement. La vie était devant elle et tous les jours qui viendraient désormais seraient riches de bonheur.
*****
Sans prendre garde aux rafales de neige qui avaient commencé de tomber, Sabine de Castel-Morgeat était rentrée chez elle, au château Saint-Louis, et après avoir de nouveau arraché tous ses vêtements, avait enfoui son corps brûlant entre ses draps et avait sombré dans une voluptueuse rêverie.
– Qu'ai-je fait ? Angélique ne me pardonnera jamais.
Elle était atterrée et, en même temps, grisée d'un triomphe qui rachetait les échecs endurés. Revanche sur cette femme à la blondeur éclatante, qui, parée de tous les charmes, de toutes les grâces, s'était implantée dans sa vie comme un glaive et l'avait écartée du paradis terrestre.
« J'ai été injuste ! J'ai été stupide ! »
Ses folles rancunes s'émiettaient, tombaient en poussière... La glace de son cœur fondait au soleil de cette revanche qu'elle n'aurait jamais pu imaginer si précise et si totale. Revanche sans lendemain. Elle le savait. Mais suffisante pour briser le cercle maléfique dans lequel elle s'était enfermée...
Elle tomba dans une somnolence dont elle se réveilla brusquement, effrayée à la pensée qu'elle avait rêvé ces heures incroyables, trop belles, trop brèves, et que rien ne s'était passé, et qu'elle était encore enfermée dans son tombeau glacé, prisonnière de ses démons. Puis son corps se rappelait à elle. Lui promettait qu'il ne la trahirait plus. Les frémissements et tendres douleurs, comme des plaintes, des petits gémissements qu'elle sentait sourdre au fond de ses entrailles, lui chuchotaient que le plaisir est une magie aux mille nuances et qu'il ne dépendait que d'elle et de son consentement au désir d'un homme qu'il se renouvelât. N'importe quel homme, se dit-elle avec exaltation et déchirement, car elle ne devait plus songer à LUI.
Chapitre 62
On avait vu Mme de Castel-Morgeat sortir de l'appartement de M. de Peyrac en criant : « Vous êtes le diable. »
Et comme elle portait une blessure à la tempe, le bruit courut que le comte, cette fois, avait riposté à l'insolence hargneuse de la virago et l'avait frappée. La nouvelle n'était pas de celles qu'un début de tempête pût arrêter dans son cheminement naturel.
Elle parvint sans tarder à la Basse-Ville, rôda d'un estaminet à l'autre, s'insinua sans mal parmi les joyeux buveurs du Navire de France et atteignit les oreilles de M. de Castel-Morgeat au moment où, enflammé par des libations nombreuses et les charmes d'une accorte commère qui avait déjà eu pour lui des bontés, il s'apprêtait à poursuivre dans les profondeurs de l'auberge son aventure galante.
On ne lui laissa pas le temps de se ressaisir, et ses amis l'entourèrent, le priant avec véhémence, les uns de ne plus souffrir de voir sa femme nuire à sa carrière par ses agissements, les autres de provoquer en duel M. de Peyrac qui avait osé lever la main sur elle.
Partagé entre l'envie d'aller rosser son épouse et celle de venger son honneur, Castel-Morgeat se rua comme un fou hors de l'auberge, ivre de vin et de colère. La nuit et des cinglées de neige l'accueillirent dans leurs tourbillons. Négligeant les détours trop longs de la côte de la Montagne, il choisit le plus court chemin pouvant le conduire au château Saint-Louis, c'est-à-dire la ligne droite vers le sommet et, après avoir escaladé les maisons suspendues du quartier Sous-le-Fort, brisé des barrières, crevé le toit de la vieille voisine du Bougre Rouge, dépassé le repaire de celui-ci, il attaqua la falaise de plein fouet et se hissa, se cramponnant aux broussailles et aux arbres nains, dans une pluie de cailloux et de glaçons brisés, une avalanche de neige et de boue. Soutenu, porté, enlevé par on ne sait quelle transe diabolique, les chausses déchirées, le chapeau envolé, la moitié de son manteau arraché, il parvint aux abords de la demeure du gouverneur.
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