– Ce bruit absurde vient à peine de me parvenir aux oreilles et il y a eu, je m'en doute, quelque incident qui lui a donné naissance, mais de quelle sorte ? Je ne sais car je vous l'avoue je ne vois pas mon mari lever la main sur une femme, si insupportable qu'elle soit.

La honte s'empara d'elle, et voyant qu'elle était sur le point de commettre encore un de ces péchés de médisance pour la pénitence desquels son confesseur lui donnait des aunes de chapelets à réciter, elle rougit ce qui augmenta ses douleurs et se mit à pleurer.

– Souffrez-vous beaucoup ? s'enquit Angélique.

Et comme Euphrosine secouait négativement la tête.

– Alors pourquoi pleurez-vous ?

– Parce que je ne suis pas une bonne femme, répondit la Delpech entre deux reniflements laborieux. Non, je ne suis vraiment pas bonne, et croyez que je le regrette. Vous êtes mille fois meilleure que moi, Madame, quoi qu'on en dise, et vous ne méritez point le mal qu'on vous veut, ni les trahisons dont on vous afflige. Pardonnez-moi, Madame, je vous prie. Pardonnez-moi, je vous le demande humblement.

Les protestations d'Euphrosine Delpech qui partit, un pot d'onguent sous le bras et noyée dans les larmes que lui faisait verser un mystérieux repentir, laissaient à Angélique une impression douteuse. S'il était déplaisant de passer pour une diablesse, il ne lui agréait pas non plus de passer pour une sainte. Qu'était-il donc arrivé en son absence, pourtant courte, qui mêlait l'incorrigible Sabine à leurs noms ? M. de Castel-Morgeat s'était-il battu en duel avec Joffrey de Peyrac ? Personne n'en parlait.

Elle se rendit au château Saint-Louis avec l'intention d'encourager Sabine à prendre des « simples » qu'elle rapportait de chez Guillemette et ainsi elle serait peut-être renseignée car l'impulsive Sabine ne savait rien dissimuler de ses émotions.

On lui dit que Mme de Castel-Morgeat était à l'église. Elle la rencontra sur le parvis et aussitôt son regard nota l'ecchymose qu'elle portait à la tempe.

– Que vous êtes-vous fait là ? demanda Angélique, après qu'elles eurent échangé des salutations banales.

Sabine ne broncha pas.

– Oh ! Cela ! dit-elle en portant un doigt à la blessure. Ce n'est rien, je me suis heurtée à l'angle d'un meuble.

Elle eut ce sourire trop rare qui la rendait belle en effaçant les plis d'amertume aux coins de sa bouche.

– ... Vous n'ignorez pas ma maladresse...

La voyant l'humeur accessible, Angélique lui remit le petit sachet que lui envoyait Mme de Montsarrat-Béhars.

– On raconte bien des choses sur elle, mais c'est une personne de cœur et fort savante, croyez-moi.

– Si vous la recommandez, je ne saurais penser autrement... Votre avis ne me surprend pas. Je sais que ceux qui la vouent au bûcher sont souvent les premiers à venir lui demander secours...

Elle prit le sachet que lui tendait Angélique.

– Votre bonté me touche, Angélique. Il n'y a pas au monde deux femmes comme vous.

– Elle est tout à fait transformée, lui dit peu après Mme de Mercouville. Les médecines que vous avez réussi à lui conseiller y sont peut-être pour quelque chose, mais je crois connaître le fin mot de cette conversion. J'ai tout su par le valet de M. de Frontenac. Il paraît qu'il y a eu une dispute terrible entre les deux époux... c'était la nuit de la tempête qui vous a retenue à l'île d'Orléans. Ils n'en étaient pas, certes, à leur première querelle et nous sommes accoutumés à voir Sabine nous revenir portant au visage les marques de ce brutal mais cette fois, et j'ai le témoignage du domestique, il y a eu réconciliation et réconciliation sur l'oreiller, qui est, vous n'en disconviendrez pas, la meilleure façon, quoi qu'en disent nos confesseurs. Et cela dure ! C'est un miracle ! Les dames de la Sainte-Famille et moi-même avions promis une neuvaine et vingt cierges à brûler au sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré si Sabine sortait du terrible état dans lequel elle se trouvait. Voyez, ajouta la pétulante et fervente Mme de Mercouville, à quel point le ciel se montre clément avec nous. Tout lui est bon et même les transports coupables de l'amour lorsqu'il s'agit de sauver une âme humaine !...

L'explication de Mme de Mercouville calma les appréhensions incertaines d'Angélique. En revanche, avait dit Mme de Mercouville, un sacrifice leur était demandé à toutes : il fallait renoncer à monter une pièce de théâtre pour la mi-carême. On avait trop atermoyé, l'évêque était trop réticent car ces festivités tombaient avec celles de la Saint-Joseph, patron de la Nouvelle-France et qu'il craignait de ne pas voir honorer assez solennellement et religieusement. Et puis... Il faisait trop froid, trop froid... Et ce froid ne fit qu'augmenter dans les jours qui suivirent. Aux plus actifs, les déplacements coûtaient mille morts, et les femmes craignaient de voir la peau de leur visage éclater sous le gel comme le bois des arbres dans les forêts.

Les chutes de Montmorency s'étaient arrêtées de couler. Tout à fait gelées. Le corps de Martin d'Argenteuil devait avoir été broyé derrière ces colonnades de glace.

M. de La Ferté avait dit que son écuyer était malade. Ce qui laissait tout le monde indifférent. À part Mlle d'Hourredanne qui blêmit : le mal napolitain !

– Par grâce ! Ne le soignez pas, supplia-t-elle Angélique.

Piksarett était absent. Il avait quitté la ville disant qu'il allait consulter un célèbre « jongleur », ainsi nommait-on les chamans indiens qui avaient le don d'interpréter les songes.

Le froid dura. On s'encapuchonnait aussi serré que des cocons et les rues étaient peuplées d'aveugles qui se heurtaient partout pouvant à peine risquer un œil pleurard dans la fente de leurs capuches.

Honorine pensait au chien des Banistère et tendait des bras suppliants vers Angélique.

– Va le délivrer ! Va le délivrer !

– Les chiens résistent au froid !

– Pas lui, il est trop bête et trop maigre.

– La dernière tempête l'achèvera, annonçait Adhémar sinistre.

L'absence d'Honorine qui, dans la journée, était à l'école, donnait à Yolande plus de liberté et les dames ursulines avaient accepté de prendre aussi Chérubin qui s'ennuyait. Car elles recevaient à l'occasion quelques tout petits garçons de moins de six ans. Yolande avait mis à profit ses heures de liberté pour rencontrer ses compatriotes acadiens. Et Adhémar trouvait qu'elle prenait bien fréquemment le chemin de la rue Saint-Jean où ils se retrouvaient entre eux dans une grande auberge-caravansérail à l'enseigne de la Baie Française. Adhémar se sentait exclu et se demandait s'il n'avait pas, par une conduite trop respectueuse et qu'elle avait pu juger timorée, déçu les espérances de la solide fille de Marcelline.

Il retrouvait ses peurs irraisonnées et ses rêves prémonitoires, de préférence sinistres.

– Comment peut-on savoir que c'est la dernière tempête ?

– Parce qu'elle est la plus terrible, m'ont dit les gens d'ici, on la reconnaît aux ravages qu'elle cause.

Angélique n'avait pas revu Joffrey à son retour de l'île d'Orléans et cela faisait près de quatre jours.

On le disait à Sillery.

Il était bien souvent à Sillery. Et Angélique ne poussait pas la sottise à penser qu'une de ces dames, et surtout Bérengère, pût le rejoindre dans ces forts inconfortables, mais ces absences ne marquaient-elles pas une désaffection ? Avait-il été mécontent de son escapade à l'île d'Orléans ? Voilà qui serait fort. Ou la « querelle d'Aquitaine » laissait-elle plus de séquelles qu'il ne l'affirmait ? Quand elle pensait au « recul », elle éprouvait un petit choc, mais chassait très vite cette subtile inquiétude.

Barssempuy vint avec quelques hommes s'informer de son confort. Le comte lui en avait donné consigne. Le temps de venir du château de Montigny à la maison de Ville d'Avray réclamait de l'héroïsme. La bise les avait transformés en pantins de bois.

Eloi distribua son plus fort alcool.

M. de Peyrac était toujours à Sillery.

– Il est souvent à Sillery, dit Angélique avec rancune.

– Les hommes en garnison dans nos forts ont besoin de le voir aussi.

Le temps s'adoucit enfin et quand le dimanche vint, le soleil réchauffa quelques heures. Angélique était tracassée par l'idée de la coquette Bérangère tournant autour de Joffrey, guettant son retour et l'attendant, au moins avec autant d'impatience qu'elle.

Dans la maison, elle croisa Cantor qui, sa guitare sous le bras, se rendait au château de Montigny afin d'y chanter quelques chansons du Languedoc à la compagnie.

– Alors, toi aussi, tu vas à ces assemblées de Gascons ? lui dit-elle.

Il la regarda avec surprise et un brin de morgue.

– Mais je suis cadet de la maison de Peyrac, ma mère. Moi aussi, je suis d'Aquitaine.

Ce qui était l'évidence même.

Ce n'était pas parce qu'il rappelait à Angélique ses frères, les Sancé de Monteloup qui étaient poitevins, qu'il n'en avait pas dans les veines le sang de ce brun Méridional, grand seigneur de Toulouse, son père.

Un petit incident acheva de lui mettre les nerfs à fleur de peau.

Honorine était à la maison, ce dimanche-là.

– Viens, lui dit Angélique. Laissons les petits seigneurs d'Aquitaine et leur père à leurs assemblées. Nous qui sommes des Poitevines, allons nous promener dans la forêt.

Le soleil brillait et il faisait un « froid magnifique ». Dès qu'elle se vit marchant, tenant la main d'Honorine sur le sentier de neige durcie qui s'enfonçait à travers bois derrière la ville, Angélique retrouva sa bonne humeur.

Sa première intention était de se rendre aux récollets. Jolie promenade. Mais à quoi bon ? La porte, en Carême, lui resterait fermée. Chez Suzanne ? Par les hauteurs ?... Bientôt elle comprit qu'elle avait dépassé la banlieue et se trouvait assez loin « hors des murs » de ce Québec qui n'avait point de murs, mais seulement quelques bastions de bois veillant aux points stratégiques. Marcher dans l'air pur et froid qui rendait la neige si dure que les sentiers tracés devenaient accessibles sans raquettes leur faisait du bien. Angélique oubliait l'absence de Peyrac et la conduite insolente de Bérengère, qui y avait peut-être contribué. Elles avançaient vers les bois qui se faisaient de plus en plus serrés. C'était un mouvement naturel lorsqu'on voulait s'évader de Québec et se donner l'illusion d'aller et de venir librement, que de tourner le dos au fleuve et, lorsqu'on habitait la Haute-Ville, on piquait droit, en suivant la crête du cap vers ce nord-ouest, domaine du couchant pourpre au creux duquel s'alanguissaient les Laurentides. Cette piste, par les piétinements qu'elles y voyaient, semblait fort suivie surtout ce jour-là.

Entre les arbres, elles aperçurent la silhouette furtive du greffier Carbonnel, seul, et portant un grand parapluie de toile gommée. Se voyant reconnu, il les rejoignit sur le sentier. Il paraissait embarrassé et crut devoir leur expliquer qu'il profitait du dimanche pour aller arpenter des concessions nouvellement distribuées sur Lorette et les îles Vertes.

Avait-on seulement planté les bornes ? Tracé les clôtures ? Respecté le passage pour le chemin du Roi ?

Pourquoi le greffier se croyait-il obligé de lui fournir tant d'explications ? Dimanche, il est vrai, montrait les gens sous un autre aspect. On découvrait d'eux des manies imprévues. Il avait pris son parapluie parce qu'il détestait recevoir dans le visage la poudrerie de la neige que soufflait le vent.

– Mais vous n'êtes pas vêtu ! lui dit-elle.

Car il se promenait en redingote de solide lainage mais sans manteau. À quoi il répondit que, tout greffier qu'il était, il ne s'en reconnaissait pas moins canadien de souche, c'est-à-dire endurci de naissance aux températures les plus basses.

Elle le pria de ne pas se retarder pour elles et comme il marchait très rapidement, il eut bientôt disparu à un tournant.

Une brume légère commença de sourdre cachant peu à peu les pieds des arbres. Elles traversèrent une esplanade plantée de courtes épinettes et de petits mélèzes mauves et gris. L'air était pur encore et le soleil imprégnait la brume qui comme un halo s'élevait ras du sol et montait. Un homme qui sortait des arbres de l'autre côté de la clairière était plongé dans ce brouillard jusqu'à mi-cuisse. Il donnait l'impression d'avancer comme s'il marchait dans une eau lumineuse. Il prit de biais la clairière pour se diriger droit vers le sentier et comme il s'approchait, Angélique reconnut le Bougre Rouge.

Elle s'arrêta. Le lieu était désert. Il y avait beau temps qu'Angélique avait cessé d'accrocher un ou deux pistolets à sa ceinture. On ne s'introduit pas, dans les salons d'une ville raffinée, harnachée comme un corsaire. Le Bougre Rouge, lui, armé d'un épieu et d'une arbalète, revenait de la chasse. Il avait tué un loup dont il portait le cadavre en travers des épaules. Il avançait en se dandinant car il était chaussé de raquettes et le poids du loup qui était une bête de grande taille ralentissait sa marche. Manifestement, l'ayant aperçue, il voulait la joindre. Et puisqu'elle aussi méditait de lui rendre visite à brève échéance, autant l'attendre.