L'un de ces deux brutaux avait l'intention de lui faire un mauvais parti à deux pas de Québec et pourquoi ? Et pour qui ? Et comme elle savait obscurément les réponses elle ne bougeait pas non plus. Québec proche ne signifiait pas le secours. La vie, la mort se côtoyaient et chacun vivait son destin dans le secret.
Au même instant, le soldat, impatient, ébaucha un mouvement en avant. Banistère le cloua sur place d'un seul grognement mauvais.
– Bouge pas !
Puis il eut un geste bref et sans appel du menton.
– ... Retourne d'où tu viens, La Tour. Et plus loin encore si possible...
– Tu es fou, Banistère... Tu sais ce que tu risques ? Pourquoi la défends-tu ?
– C'est ma voisine, répondit Banistère comme il aurait dit : c'est ma cousine, reconnaissant à ce lien des obligations inaliénables de se prêter assistance.
La clarté dorée du ciel derrière eux accentuait l'imprécis de leurs ombres respectives. On n'y voyait luire que les yeux. Mais Eustache Banistère n'en perçut pas moins le mouvement de la main de La Tour vers l'entrebâillement de sa casaque. D'un coup de pied il cueillit cette main, ne lui laissant pas le temps de révéler si elle comptait se saisir d'un pistolet ou d'un couteau. Puis attrapant le bonhomme par la nuque, il lui fit craquer les os, le rossa de trois coups de poing puis le lâcha en le projetant au loin, en direction de la forêt. L'autre se rattrapa tant bien que mal. Il n'était pas mort. Il n'avait pu pousser que quelques râles et reprenait souffle avec peine. On aurait dit qu'il ne savait plus que faire de ses bras.
– Je t'ai laissé tes jambes, dit le colosse, pour que tu puisses filer plus vite. Sinon on aurait dû te conduire à l'Hôtel-Dieu et le Ronchon aurait vite été au pied de ton lit...
– Ça ne t'aurait pas plus arrangé, cornard ! Ton compte est bon, à toi aussi !
Mais prudemment le soldat s'éloignait en claudiquant.
– Qu'est-ce qui t'a pris, Banistère ?
Son timbre rauque se perdit, tandis que l'ombre des bois happait sa silhouette, trébuchante.
Ayant retrouvé mouvement et déposé Honorine à terre, Angélique s'avança pour remercier Banistère de lui avoir assuré sa protection. Mais il leva une main large comme un battoir.
– C'est pas pour vous !... J'allais relever des pièges, j'ai rencontré le Bougre Rouge qui m'a dit : un danger attend la dame par là. Tiens-toi à cet endroit et arrange-toi pour qu'il ne lui arrive pas malheur. Faut jamais désobéir à un sorcier...
Puis il la précéda et elle marcha derrière lui, avec l'enfant, jusqu'aux abords de leurs demeures.
En apercevant le raidillon qui conduisait aux cours sur l'arrière de la maison et de la chaumière, Honorine s'élança appelant ses amis. Elle était ravie de sa promenade. Angélique moins.
– Méfiez-vous, dit Banistère avant de les quitter, « ils » veulent votre perte.
Les « ils », dont Banistère et le soldat parlaient, devaient être les amis de Vivonne : Saint-Edme, Bessart, et le duc lui-même, une fois de plus mêlé à leurs manigances d'apprentis sorciers. Avec une science insuffisante, rien n'était plus dangereux que de pénétrer dans le domaine maléfique. La désobéissance, la maladresse du conjurateur n'étaient pas seulement payées de l'échec, mais de maux indicibles qui se retournaient contre lui. L'opération magique à laquelle s'était livré Varange semblait destinée à entraîner une avalanche de cadavres. Il était notable qu'au centre de presque toutes les manipulations de magie noire on trouvait l'animal ou l'enfant immolé comme symbole d'innocence pour satisfaire le dieu cruel des Ténèbres.
Le seul initié, le Bougre Rouge, n'en était pas pour autant un être rassurant. Elle ne devait pas oublier qu'il avait aidé le comte de Varange à savoir ce qu'il était advenu d'Ambroisine par l'intervention du diable. Comme Angélique quittait la cour des Banistère le chien maigre sous l'arbre la regardait, et il paraissait de plus en plus amaigri avec un regard de plus en plus éteint dans le buisson d'aiguilles de glace de ses poils.
Elle rentra chez elle, oppressée d'un poids terrible.
Honorine était déjà dans un baquet d'eau chaude avec Chérubin et pérorait tandis que Yolande l'étrillait énergiquement.
– J'ai passé une très belle journée. J'ai mangé des ortolans et j'ai dansé.
– En Carême ! s'exclamait Yolande.
– Veillez bien sur elle, dit Angélique. Veillez bien sur les enfants... Et remettez-leur au cou les images de Monsieur de Loménie.
– Le chat ? Où est le chat ?
Elle le chercha de la cave au grenier et, ne le trouvant pas, se persuada qu'elle était arrivée trop tard. « Ils » s'étaient emparés de lui et étaient en train de l'écorcher vif pour l'offrir au démon.
Elle jeta un manteau sur ses épaules.
– Je sors, lança-t-elle à la cantonade.
– Maman, cria Honorine, n'oublie pas que nous allons ce soir écouter l'histoire de la princesse de Clèves.
Comme elle se dirigeait vers la porte, Angélique aperçut le chat, dans les hauteurs, perché sur une tablette, à côté d'un crucifix et suivant ses allées et venues d'un regard olympien.
– Tu m'as fait une belle peur, petit pendard !
Puisqu'elle était sur le point de sortir elle décida d'aller jusqu'à la Prévôté. En chemin elle se souvint que c'était le dimanche du mois que M. Garreau d'Entremont consacrait à sa dévotion particulière de saint Michel Archange. Elle entra dans la cathédrale et trouva le lieutenant de Police en prière à l'écart. Quelle lumière demandait-il au ciel et pour éclairer quelle lanterne ?... Était-ce la grâce de déceler le Mal qu'il devait pourfendre sous des masques souvent bien trompeurs ?
La tâche avait été plus simple pour l'archange saint Michel dont la petite statue de bois peint dominait, posée sur un socle de pierre, au-dessus d'un plateau de cierges. Le dragon représentant Lucifer était suffisamment hideux pour qu'il fût terrassé de bon cœur. Mais Angélique estima qu'on avait peint le monstre encore d'un trop beau vert.
Avertissant M. d'Entremont qu'elle avait à lui faire une communication urgente, elle l'entraîna sur le parvis. Elle pouvait, lui dit-elle, lui indiquer où trouver le soldat La Tour qui avait fait la conjuration sur le crucifix dans l'affaire Varange. Il avait parlé devant elle et, se devinant surpris, il avait essayé de lui faire un mauvais parti. Quelqu'un était intervenu à temps. L'homme était blessé et ne pouvait être allé bien loin. On le trouverait chez les Berrichons ou dans les parages.
Il nommerait sans difficulté ceux qui le payaient pour toutes sortes de manigances et de conjurations criminelles, les amis de ce Varange, dont ce Saint-Edme qui avait répandu des calomnies absurdes sur elle, un baron de Bessart, leur valet à la parfaite mine de bandit un nommé La Corne.
– Vous devriez les arrêter, au moins les mettre sous surveillance car ils sont dangereux.
– Mais ces gens appartiennent à la maison du duc de La Ferté, il me semble, émit Garreau d'Entremont en fronçant les sourcils. C'est un grand seigneur de l'entourage du Roi, à Versailles.
– Qui est ici sous un faux nom comme vous le savez sans nul doute. Ne serait-ce pas pour fuir les conséquences d'actes plus que répréhensibles ?
– Je ne le nie pas, Madame. Mais ces indésirables échappent à mon contrôle, encore que Monsieur le Gouverneur, auquel ils sont recommandés, soit très attentif à surveiller leur conduite. Mais nous avons consigne d'éviter de leur déplaire.
– Alors soyez vigilants. Car ceux-là sont de vrais assassins, je vous l'affirme.
M. Garreau d'Entremont plissa des yeux. Une expression assez fine passa sur son épais visage.
– Et qui placez-vous, Madame, dans la catégorie des « faux » criminels, disons, si je vous comprends bien, des criminels justiciers ? Vous, peut-être ?
– Ah ! Vous en revenez toujours à ce soupçon étrange envers moi. C'est Monsieur de Saint-Edme, ce vieillard lubrique, mêlé à ces horribles orgies, qui est venu m'accuser après avoir lu peut-être cette révélation en signes cabalistiques dans le miroir magique ? Et c'est vous, un policier, qui réclamez des preuves et des cadavres pour accuser, qui ajoutez foi à des sorcelleries ? Eh bien oui ! Sachez-le, si j'avais eu l'occasion de tuer votre immonde Varange, je l'aurais fait cent fois et je m'en féliciterais.
– Mais vous ne le diriez pas...
– Monsieur d'Entremont, vous me blesseriez si je ne sentais que vous veillez sur nous comme Monsieur de La Reynie veille sur Paris, et c'est ce qui vous porte à ne négliger aucune piste... même des plus impensables. Eh bien voyez ! Je vous apporte un renseignement : trouvez le soldat. Peut-être ses aveux vous conduiront-ils au cadavre de M. de Varange... ou à son assassin. Je vous pardonne. Votre tâche n'est pas facile. Maintenant que je vous ai vu, je me sens rassurée. Je suis désolée d'avoir ainsi troublé vos oraisons et vous supplie de m'accorder votre indulgence...
« Ces jolies femmes sont émotives », se dit Garreau en la suivant des yeux... « Mais combien charmantes... »
Il ne la voyait pas tuant quelqu'un.
Et pourtant...
*****
En arrivant chez Mlle d'Hourredanne où la lecture était déjà commencée, Angélique trouva tout le monde en larmes y compris Honorine.
M. de Clèves venait de mourir.
Il était mort de désespoir d'amour. Les aveux que Mme de Clèves lui avait faits de sa passion pour M. de Nemours l'avaient frappé au cœur aussi sûrement qu'un poignard.
– Je vous l'avais dit : n'avouez jamais ! s'écria Ville d'Avray. Cette sotte se confesse et tout le monde en meurt. Joli résultat : de toute façon, il n'y avait rien de grave dans tout cela... Rien !
En amour rien n'est grave, ni ne mérite qu'on se donne la mort et qu'on se prive des bienfaits de la vie...
On pensait trop dans cette ville. On y vivait trop. On y aimait trop. Le vent sifflait.
– Maman, intercédait Honorine, maintenant que Banistère est devenu gentil, peut-être pourrais-tu délivrer le chien ?
Angélique avait la tête qui éclatait.
*****
La confection d'une soupe aux fèves qu'elle élabora le lendemain avec la Polak lui ménagea un temps de répit.
À elles deux, elles dénudèrent activement plus d'un boisseau de fèves. La première peau enlevée, les légumes furent plongés dans l'eau bouillante salée où trempaient des brins de sarriette. Puis on les égoutta et une certaine quantité en fut réservée pour la garniture.
Énergiquement, le reste fut pilé dans des mortiers de bois et la purée, ainsi obtenue, allongée avec l'eau de cuisson. Après un nouveau bouillon dans le chaudron, le potage fut passé à l'étamine dans un autre récipient.
Angélique et Janine discutèrent sur la quantité à délayer dans du lait froid d'une farine anglaise que La Polak gardait cachée et qu'elle ne réservait qu'à des préparations de qualité. Ce produit extrait d'un rhizome exotique et que les « yenglish » appelaient arrowroot, elle l'estimait meilleur pour « lier » les potages que les farines ordinaires.
Le dosage s'étant révélé juste après une nouvelle ébullition qui vit le potage s'épaissir et devenir onctueux comme une crème, quantité de jaunes d'œufs furent ajoutés, plus les fèves réservées et la moitié d'une motte de beurre.
La Polak avait sa façon à elle de mener le Carême de ses clients.
– Les curés n'y peuvent rien redire, c'est du potage de pénitence : légumes et laitage.
Tout en épluchant, pilant et tournant, Angélique mettait son amie au courant de ses déboires et de ses inquiétudes.
Ce qui était réconfortant lorsqu'on parlait à la Polak, c'est que tout lui était vraisemblable. Elle ne doutait pas. Ni de votre esprit, ni de votre bon sens, ni de ce que vous aviez vu et entendu, ni de l'interprétation que vous en donniez. Elle tenait pour évidentes, acquises, toutes les manifestations que peut prendre le drame humain et ne voyait pas d'obstacle à ce qu'elles se manifestassent toutes à la fois, le danger et le miracle, l'espoir et la victoire, l'intervention du diable comme celle de la maréchaussée. Elle adhérait à tout, vous suivait dans tous vos dédales, partageait, réfléchissait, souffrait et tremblait avec vous. Après quoi, elle s'employait avec plus de fougue encore que vous-même à faire le point et à tirer des plans d'attaque et de défense. Allant et venant de son mortier à ses marmites et, de là, à son oratoire où elle alluma deux chandelles dans les chandeliers de bois doré que lui avait offerts Angélique.
– Ne t'en fais pas, frangine, dit-elle. Y a des moments comme ça dans la vie où tout vous tombe sur le râble. Quand on vous veut du bien tout va bien. Mais quand on vous veut du mal, c'est signe qu'on dérange. Et quand on dérange c'est signe qu'on est plus fort que d'autres... Et qu'il y a quelque part un enjeu d'importance à gagner. Où sont-ils ceux qui veulent ta peau ou au moins te réduire au silence ? De quoi ont-ils peur ? Que tu deviennes trop puissante ? Près de qui ? Que tu révèles leurs manigances ? À qui ? Ce soldat, il a peur qu'on apprenne son sacrilège. Et le Ronchon, il veut savoir qui a assassiné le comte de Varange. De ce côté-là, je suis tranquille. Tout ce beau monde se mord la queue. Va voir le Bougre Rouge, il peut te dire de qui te méfier et de qui prendre garde, ou te faire une petite conjuration pour les décourager. Mais, si tu veux mon avis, ça ne tourne pas si mal pour toi et je te vois bien placée.
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