– C'est ce que m'a dit le Père de Maubeuge.

– M'étonne pas ! Moi et les jésuites, tu vois on se comprend...

En quittant la Polak, elle leva les yeux. Au flanc de la falaise, la lune allumait des diamants aux guirlandes de glace et, sous des babines de neige, de longues dents de cristal pendaient dans l'ombre des cours et des recoins du vieux quartier Sous-le-Fort, au sommet duquel habitait le Bougre Rouge.

Elle irait demain.

Chapitre 64


Fut-elle déçue de la rencontre ?

Elle avait devant elle un petit homme fort savant mais qui ne voulait rien lui dire.

La cahute du sorcier était éclairée par une lampe de fer forgé, de celle qu'on appelait « bec de corbeau », pendue aux solives, et dans une cuve de pierre de stéatite creusée, des mèches qui trempaient dans de l'huile de baleine répandaient une suffisante chaleur.

L'Eskimo dans un coin, celui qui fabriquait des gants en peaux d'oiseaux et des pansements en peaux de souris, surveillait, les yeux brillants.

Le Bougre Rouge disait qu'il n'avait pas assisté à la cérémonie que le comte de Varange avait tenue dans sa maison.

– Je lui ai indiqué ce qu'il fallait faire pour lire dans le miroir noir mais je ne sais pas ce qu'il y a vu.

– Qui le sait ?

– Ceux qui étaient présents : les enfants, le valet, le soldat qui a fait la conjuration sur le crucifix... et maintenant le Lieutenant de Police s'il peut les faire parler, ajouta-t-il en reniflant et en passant sa main sous son nez pour dissimuler un sourire.

– Vous ne me dites pas la vérité...

– Vous n'avez pas besoin de la savoir. Lorsqu'on a le jeu en main, et vous l'avez, il est préférable de ne pas tout savoir. La créature est faible, il vaut mieux qu'elle soit un peu aveugle et qu'elle ignore la profondeur du précipice qu'elle côtoie. Ainsi marche-t-elle plus sûrement vers le but que ses ennemis redoutent de lui voir atteindre.

Il se moquait d'elle. Il reconnut cependant que la nuit qui avait suivi l'arrivée de leur flotte à Québec, M. de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil étaient venus le trouver avec des hosties volées et qu'ils étaient prêts à le payer une fortune pour qu'il leur concoctât un charme assez puissant, capable de les faire entrer en communication avec leur complice en alchimie démoniaque, Varange, qui avait disparu.

– Ils m'ont fait rire avec leurs hosties. Ces gens-là dégradent les secrets. Ils touchent à des choses dangereuses, sacrées et difficiles pour satisfaire d'insanes questions de préséance ou de gratifications royales. L'autre, Varange, était plus sérieux. Il brûlait d'amour infernal pour un être infernal. Il s'était emprisonné de mille façons dans les rets de la concupiscence, celle qui dévore son propre feu. Il pouvait réussir l'opération.

– Vous avez dit : un être infernal. Vous savez donc qui il a vu dans le miroir magique ?

Il haussa les épaules avec agacement.

– Cessez donc de parler du miroir magique, c'est piteux ! Il s'agirait plutôt de ce que John Dee a vu dans la pierre noire d'Enoch... C'est beaucoup plus grave. Cela implique des rencontres sidérales...

– Qui était John Dee ?

Avec patience, il lui expliqua que c'était un Anglais, un scientifique du début du siècle, mathématicien distingué, spécialiste des classiques. Il avait inventé l'idée d'un méridien de base : le méridien de Greenwich. Mais il s'était fait arrêter pour conspiration magique contre la vie de la Reine Marie Tudor.

Plus tard, on lui prêta les pouvoirs du rabbin Jacob Loeb qui, à Prague, avait créé un être à distance par sa pensée, le Golem, dont les apparitions blêmes terrorisaient la ville. Prague était pourtant la ville la plus magicienne d'Europe, privilégiée des sciences occultes.

Quant à la pierre noire à travers laquelle il captait ce qu'il appela « les voix énochiennes », était-elle venue d'un autre monde ? Avait-il eu des émules qui en possédaient des fragments ?

Le sorcier retira, de sous une pile de manuscrits, des feuillets rongés au bord à croire qu'on avait essayé de faire de la dentelle et lui montra le titre du livre en question, qu'elle eut la surprise de déchiffrer en anglais «A true and faithfull relation of what passed between dr. John Dee and some spirits »6.

Les autres aussi, Saint-Edme, Argenteuil, ils lui faisaient pitié et même peur avec leur ignorance malhabile et leurs manipulations perverses, grossières. Il les avait renvoyés avec leur boîte d'hosties. Pour rien au monde, il n'y aurait touché.

– Ce Varange a commis une grave infraction, il a mêlé aux rites que je lui avais indiqués ceux de la conjuration de Belzébuth car l'être qu'il convoquait était un démon. Il a déclenché des forces dangereuses terribles. Et désormais la pierre noire est maudite, je ne peux plus m'en servir.

Il la regardait en clignant des paupières comme si chaque fois ce qu'il lisait en elle l'embarrassait.

– Dans toute conjuration de Belzébuth, l'animal doit être vivant.

– Le mal se repaît de la douleur des êtres vivants.

Le Bougre Rouge haussa les épaules.

– Mal ? Bien ? Ange ? Démon ? Ce ne sont que des mots qui dissimulent l'intervention des Invisibles. Les esprits mauvais veulent le sang vivant car c'est le rayon rouge de la vie, et ils veulent le souffle vivant qui l'anime, car ils sont jaloux du don des hommes qu'ils ont perdu ou ne posséderont jamais...

Angélique frissonnait.

« Oh ! Joffrey, ils ont voulu t'entraîner dans ces ténèbres, te condamner comme sorcier... Quelle aberration ! »

– Mais ici, les choses ne se passent pas comme dans l'Ancien Monde, continuait le sorcier. Nous ne sommes pas nombreux comme dans les campagnes d'Europe. Je suis seul ou presque seul à SAVOIR, Madame.

Il lui désigna les livres qui s'amoncelaient. On devait à peine s'étonner qu'en une ville où tous se piquaient d'instruction un sorcier possédât une bibliothèque de théologien.

Il lui montra une copie du Livre de Toth, L'Apocalypse alchimiste de Basile Valentin, Le miroir des secrets de Roger Bacon, Le désir désiré de Nicolas Flamel, Le rosaire philosophique d'Arnaud de Villeneuve et, en anglais, Le livre des douze portes de Ripley. Tous livres maudits, mais qui voisinaient avec Le paradis ouvert à Philagie du jésuite Paul de Bary et de doctes essais de l'Université de Louvain. Où et quand s'était-il procuré tant de rares spécimens ? Elle retenait ces questions futiles auxquelles la poussait une féminine curiosité.

– Chaque temps est le temps d'une sphère, expliquait-il. Une fois la révolution accomplie il faut passer à une autre sphère car les sphères se rejoignent sans fin. Je dois maintenant me consacrer à l'étude. Il y a des choses nouvelles à découvrir ici que les prêtres ne prennent pas en considération.

– Vous renoncez à la magie noire ?

Il ricana.

– Magie noire ? Magie blanche ? Je vous ai dit que c'est tout comme. Les prêtres aussi ont fait couler le sang vivant et pendu l'innocent au croc du supplice.

Puis il ajouta dans un chuchotement complice.

– ... Vous le savez comme moi... Mais il ne faut pas le dire, sinon ils allumeront encore le feu des purifications... Et, maintenant, belle dame, remontez dans votre perchoir de la Haute-Ville. Car s'annonce la dernière tempête, la plus terrible.

Chapitre 65


Une poudrerie qui formait nuage tourbillonnait au sommet de l'île d'Orléans et de la côte de Lévis. Le soleil brillait encore, mais tout le monde se hâtait.

Dans la côte de la Montagne, Angélique aperçut la petite Ermeline qui venait à sa rencontre. La « miraculée » à plusieurs titres lui donnait du souci. Elle l'enleva dans ses bras.

« Que je t'aime, petit bébé gourmand ! »

De noires nuées montèrent rapidement derrière la cathédrale et le soleil s'éteignit. Tout à coup ce fut la charge.

Pour nouer sa fanchon plus serrée sous son menton, Angélique eut l'imprudence de poser l'enfant à terre et Ermeline s'envola d'un coup, ses petites jupes gonflées par le vent formant cloche. Angélique la rattrapa au vol. Des charrettes, des paniers, des escabeaux, toutes choses oubliées par les rues commençaient leur sarabande, roulaient, tourbillonnaient, retombaient brusquement. Un chien hurla projeté contre un mur. Il se tapit à terre à l'abri d'une borne cavalière. Angélique traversa la place de la Cathédrale penchée comme une vieille, couchée à ras du sol, avec l'impression de cauchemar que le vent finirait par lui arracher Ermeline, trop frêle, comme il lui arrachait son manteau qu'elle ne sentait plus sur ses épaules. Ses jupes claquaient derrière elle et la secouaient à croire que des démons s'y cramponnaient. Au sommet des mâts et des édifices, les drapeaux et oriflammes que l'on n'avait pas eu le temps d'amener se déchiraient d'un coup avec un claquement sec d'arme à feu. Le maître d'hôtel des Mercouville vint au-devant d'Angélique dans le jardin, mais cet homme qui était âgé fut sur le point de ne pouvoir résister au vent et dut rester immobile, luttant sur place pour ne pas être jeté à terre. Heureusement, la neige qui commençait à s'amonceler redonnait aux êtres et aux choses un peu de pesanteur. Angélique poursuivit sa marche infirme jusqu'au seuil de la grande demeure des Mercouville où elle ne se rassura qu'en voyant Ermeline passer, par l'entrebâillement de la porte à laquelle se cramponnaient ses frères, dans les bras sûrs de la nourrice martiniquaise, tandis que M. le Juge qui était grand et de belle taille revêtait sa houppelande pour aller au secours de son maître d'hôtel.

– Restez ! Restez, Madame ! criait la famille toute rassemblée en cercle dans le vestibule.

Mais Angélique voyait l'amorce de sa rue non loin, au bout de laquelle se trouvait sa maison et elle voulait profiter de ce que la tempête n'était pas encore déchaînée pour l'atteindre. Le vent, sous l'afflux de la neige qui s'épaississait, marquait une accalmie. Elle put sans trop de mal repartir en sens inverse et entreprendre la montée de la rue de la Petite-Chapelle. Mais la poudrerie devint tellement cinglante, glaciale et suffocante qu'elle n'avançait plus que les bras croisés sur le visage. Un brusque coup de vent en tourbillon lui fit perdre l'équilibre. Elle jeta les mains en avant et se cramponna à un rebord de fenêtre qu'elle ne lâcha plus jusqu'à ce qu'elle sentît diminuer la fureur des rafales qui, comme le courant d'un fleuve, semblaient vouloir l'entraîner. Une accalmie se produisit et, entre les cataractes blanches qui se déversaient, Angélique voyait scintiller au-dessus d'elle un soleil d'or flamboyant avec un grand rire naïf et des yeux écarquillés : Le Soleil levant. Une fente de lumière perça la tourmente, une main se tendit, la saisit au poignet et la tira à l'intérieur.

La main qui l'avait happée et ramenée dans cet antre de chaleur que représentait la grande salle du Soleil levant était celle du cabaretier lui-même.

– Ah ! Madame, disait-il en s'empressant, vous me dédaignez. Êtes-vous seulement entrée deux fois dans mon établissement depuis que vous êtes à Québec ? Il faut que la tempête vous jette sur mon seuil pour que vous me fassiez cette grâce de vous asseoir chez moi.

Il la débarrassait de son manteau lourd de neige. Il lui avançait une chaise à dossier devant une table qu'il faisait briller d'un coup de torchon. Il savait d'où venait le mal : Janine Gonfarel qui l'avait accaparée, avait déprécié son établissement en se moquant de son sirop d'orgeat. Elle n'avait pas trop de lazzis pour se moquer des boissons délicieuses qu'il préparait à ces dames charmantes de la Haute-Ville, dont elle n'avait pas voulu être quoique étant sa voisine à quelques maisons près.

– Eh bien soit ! Donnez-moi de votre sirop d'orgeat, dit-elle tandis que Mme Boisvite lui apportait un linge pour s'essuyer le visage et les cheveux. Mais accompagnez-le d'une boisson chaude car je suis gelée.

– Ne craignez rien, ma grand-mère aubergiste avait une recette qu'elle m'a léguée. On mêle le sirop d'orgeat à du lait chaud et du café brûlant. Elle était normande mais son mari avait voyagé et lui avait appris à fabriquer le café.

Il fut prompt à rapporter un grand bol fumant où il avait mêlé ses divers ingrédients et à la surface duquel il avait ajouté une pleine louche de crème épaisse.

Croyant boire une boisson inoffensive, Angélique prit le récipient à deux mains et en quelques longues gorgées avala le breuvage brûlant, crémeux, au goût d'amandes douces et de sucre, un régal pour enfants, femmes ou chats gourmands, à s'en pourlécher les babines.