« De cette première rencontre est née une amitié, entretenue par une correspondance suivie, même lorsque je revins à Toulouse. De longues années nous n'avons cessé de nous tenir au courant de nos travaux scientifiques.
« Puis ç'avait été le terrible coup de faulx du Pape qui ne pouvait supporter de voir l'orthodoxie des dogmes catholiques s'altérer au contact de la religion de Bouddha et glisser, par les soins des jésuites, à une adaptation extrême-orientale.
« La Compagnie de Jésus n'était-elle pas une armée qui avait été fondée pour la défense de l’Église catholique, apostolique et romaine, menacée par les hérésies ? Le vœu d'obéissance au Pape régissait tout l'édifice puisque cette armée s'était mise à la disposition du successeur de saint Pierre, représentant du Christ en ce monde.
« Le Pape avait donc rappelé les Jésuites de Chine et les avait dispersés aux quatre vents du ciel.
– Ce fut une disgrâce.
– Ce fut surtout la fin du grand rêve jésuitique qui avait failli réussir, gagner la Chine au christianisme.
– Le Père de Maubeuge a dû en être très affecté ?
– Les jésuites sont philosophes, dit Peyrac avec un sourire. La volonté de Dieu d'abord, représentée par l'obéissance à leurs vœux.
Vers le même temps le comte de Peyrac vivait en France sa propre catastrophe : condamné pour sorcellerie. Un écroulement, une dispersion aussi.
Ce ne fut que plus tard, lorsqu'il naviguait en Méditerranée, sous le nom du Rescator, qu'il avait entendu parler de nouveau du Père de Maubeuge par les jésuites de Palerme en Sicile et appris que celui-ci avait été envoyé comme Supérieur des jésuites du Canada, nomination qui ne trompait personne sur la mise à l'écart du brillant mandarin et savant astrologue de Pékin.
Lorsque le comte de Peyrac était parvenu en Amérique, il l'avait joint, par message, secrètement. Leurs échanges n'avaient pu être fréquents, mais suffisants pour qu'ils reprennent contact et sachent qu'ils ne s'étaient pas oubliés et qu'ils se gardaient une confiance mutuelle.
Pour être efficace, cette alliance devait demeurer insoupçonnée.
– ... En m'approchant de Québec, j'ignorais ce qu'il ferait et de quelle façon il m'aiderait. Mais, j'étais certain qu'il mettrait tout en œuvre pour soutenir notre politique. Nous lui devons l'éloignement du Père d'Orgeval, lequel, ce me semble, avait fini par se croire le vrai supérieur des jésuites au Canada...
De son côté, Angélique ne cacha pas que son amitié avec Janine Gonfarel était lointaine aussi, puisqu'elle datait de l'époque qui avait suivi leur séparation, après sa condamnation.
Mais comme elle ne donnait pas de plus amples détails, il n'insista pas.
Il dit seulement qu'il n'avait pas manqué d'être intrigué d'une déclaration d'amitié aussi étroite et rapide entre la tavernière et Angélique, dont l'entente quasi fraternelle et complice dès le premier abord n'avait pu échapper à son œil perspicace.
– Cela prouve qu'elle et moi nous ne possédons pas le même pouvoir de dissimulation que vous et votre jésuite.
– L'on est sensible à tout ce qui concerne l'être qu'on adore, dit Peyrac.
– Je crois pourtant vous adorer, mais je reconnais que j'ai mis plus de temps que vous à découvrir les liens qui vous unissaient à ce Chinois impassible.
Ils riaient.
« Dieu que je l'aime », se répétait-elle.
Et elle s'émerveillait encore de le voir assis près d'elle, de pouvoir l'écouter lui parler de sa vie, de sentir les mouvements de son corps contre le sien et de croiser la flamme de son regard sur elle, lui dédiant un rapide aveu d'entente amoureuse.
Le jour passa doucement dans l'accompagnement farouche du blizzard, du crépitement joyeux des flammes et fut remplacé insensiblement par une autre nuit sans qu'on pût en être averti autrement que par les battements discrets des horloges et leurs petits carillons sages, rythmant les heures.
Chapitre 37
La tempête dura deux jours et trois nuits. Ce n'était rien. Eloi Macollet l'affirmait qui s'était promu gardien des feux, jour et nuit, entretenant le foyer de l'âtre, bourrant le poêle, le four où l'on cuisait pain et gâteaux – il fallait se soutenir – et le seul à se glisser dehors pour se rendre au bûcher.
On dut maintenir les volets clos. On entendait le grésil des cristaux de neige y crépiter avec une violence rageuse. Le vent du nord-est, le grand ravageur dément, passait alentour avec un sifflement continu qui, par moments, s'immobilisait, se renversait en une brusque bourrasque, se jetant à poings levés contre les murs et les secouant et les ébranlant dans un éclatement d'explosions sourdes. Puis le sifflement continu reprenait.
Angélique et son mari parlèrent longuement, tous deux assis dans les confortables fauteuils du petit salon-boudoir où Ville d'Avray avait disposé ses meubles et ses bibelots les plus précieux. Sire Chat partageait leur intimité, appréciant le moelleux des soies brochées. De cette pièce, l'on pouvait apercevoir la perspective éclairée de la grande salle avec les enfants, les Indiens Piksarett et Mistagouche, amis et serviteurs groupés devant l'âtre ou autour de la table, occupés à manger, à rire et deviser. Cantor jouait au tric-trac avec Adhémar. Vers le soir, il prendrait sa guitare.
Parfois le souffle du vent trouvait une fissure pour se glisser et faire vaciller les flammes des lampes et des chandelles.
En contraste avec l'inclémence glacée que l'on sentait à l'extérieur, l'eau fraîche que l'on tirait du puits intérieur près de la cheminée se présentait comme une amie, lorsqu'on la faisait couler, luisante et vive, dans le chaudron.
Sous les toits de bardeaux ou d'ardoises, la vie quotidienne de la cité se poursuivait, à l'abri des murs épais dans le halo protecteur du cierge de la Chandeleur allumé.
Sans doute, aux ursulines, les petites pensionnaires continuaient de tirer l'aiguille sur leurs broderies chatoyantes. À l'Hôtel-Dieu, la sœur de l'apothicairerie préparait ses sirops de capillaire. Dans la Basse-Ville, Janine Gonfarel devait régner sur l'assemblée gaillarde de ses clients, ravis de s'être laissé surprendre en une si chaleureuse auberge. Et les cruchons défilaient sous les poutres enfumées, tandis que tournait la broche garnie de pièces de viande.
Mais le bon cœur d'Honorine s'inquiétait pour le chien des Banistère, enchaîné à son arbre par ce temps « à ne pas mettre un chien dehors ».
Pour la réconforter, Eloi Macollet l'assura que cette espèce de chien avait d'instinct la résistance nécessaire pour hiverner sous la neige, se creusant par son souffle une caverne protectrice dont elle trouverait la sortie quand la tempête s'apaiserait et que le soleil reviendrait. Elle gardait dans son atavisme la résistance des chiens du Grand Nord des Indiens Esquimaux qui supportaient les températures les plus basses. Mais eux, les chiens des Esquimaux, étaient intelligents. Les chiens des Indiens des forêts avaient dégénéré et le bâtard né du croisement avec leurs congénères d'Europe valait moins encore. C'était un chien niaiseux. « Y jappe pas... y sert à rien... Ni à la chasse... ni pour défendre la maison... » C'est un chien, un chien qu'on élève, c'est tout. Traîner les charrettes, et encore, il ne saurait pas retrouver le chemin de la maison. Il n'est utile qu'à une seule chose dans une demeure : il sent le début d'incendie. Qu'une escarbille s'échappe, qu'une bougie oubliée commence à ronger un bout d'étoffe, le voilà qui saute partout comme un fou. C'est pas qu'il aboie, c'est pas qu'il indique où ça se passe, mais il sent. Il prend peur. Il veut se détruire. Il se jette contre les murs, contre les portes. Quand on voit ou qu'on entend sauter le chien niaiseux, on n'a plus qu'à courir par la maison chercher où ça a pris.
– Mais c'est un chien très précieux ! fit remarquer Angélique. Si nous en avions eu un à Wapassou, nous aurions été moins anxieux, craignant de nous endormir la nuit par peur de l'incendie quand nous étions tous malades et si fatigués vers la fin de l'hivernage...
Sa pensée revint vers Wapassou. Et comme cet hiver-là, les histoires du vieux Macollet « voyageur » impétinent accompagnèrent les sifflements du vent.
Le troisième jour, dans le silence, les volets claquèrent. Les yeux s'ouvrirent sur un chaos immaculé. Clôtures, rues, arbres effacés, les toits seuls émergeaient de dunes et de collines neigeuses.
Au-dessus de tout ce blanc un azur de ciel d'été naissait lentement d'une brume impalpable.
Québec se montra encapuchonnée de velours, les clochers saillant sur l'arrondi des toits. Molle, adoucie, dans ses contours, elle ressemblait à un immense encensoir, rendant grâce à Dieu, par les multiples filets de fumée qui jaillissaient des cheminées et montaient tout droit vers le ciel, devenant de vermeil et d'or, lorsqu'ils passaient sur le soleil.
Le dogue de M. de Chambly-Montauban, batifolant comme un loup marin au creux des vagues, fut le premier signe du retour à la vie en ce quartier de la Haute-Ville. Un sillage d'étincelles, de cristaux poudreux, signala le passage du glouton, s'élançant vers la maison où se tenaient Angélique et Cantor, et le monde reprit vie par un ballet éblouissant entre le dogue délirant et le glouton facétieux.
Les enfants sortirent en poussant des cris de joie et, se roulant dans la neige poudreuse, se mêlèrent à la sarabande des deux animaux. Le dogue s'enfuit le premier.
Le batte-feu d'Eustache Banistère résonna dans l'air cristallin.
Mlle d'Hourredanne, enterrée dans la pénombre de sa demeure, perçut tous ces bruits, mais ne put rien voir. Sa servante, s'entortillant dans des châles, sortit par la lucarne de la mansarde avec une bêche et commença de déblayer devant la fenêtre. C'était la tâche la plus urgente. La porte viendrait ensuite.
D'une gerbe de poudrerie comme de l'écume de la mer surgit le chien niaiseux et sa chaîne. Il se hissa sur un tonneau renversé et il regardait vers la maison de Ville d'Avray comme un noyé regarde vers un navire.
La vie recommençait.
Les Indiens du petit campement se forèrent une issue, sortant un à un comme des taupes de leurs wig-wams d'écorce dont les formes champignonnières se devinaient à peine, sous l'éventail de l'orme enseveli jusqu'aux branches.
Durant la tempête, l'une des femmes indiennes avait mis au monde un enfant. Elle vint jusqu'à la maison de Ville d'Avray demander du pain blanc et un peu d'eau-de-vie pour elle, de la charpie pour son nouveau-né.
Elle le portait sur son dos, dûment ficelé, sur une petite plaquette de bois, peinte de couleurs vives, lui-même emmailloté étroitement de la tête aux pieds, de bandelettes rouges ou violettes brodées de perles et de poils de porc-épic. On aurait dit un cocon bariolé d'où émergeait à peine sa frimousse ronde, couleur d'acajou. Il dormait paisiblement.
M. de Bardagne, de sa Closerie, fit creuser une tranchée qui le conduirait par le plus court chemin jusqu'à la maison de Mme de Peyrac. Il vint sur les pas des pelleteurs. Très inquiet, il voulait la voir, s'informer de sa santé. On ne pouvait négliger son empressement et on le reçut à dîner. Durant la tempête, il n'avait cessé de jouer aux cartes avec M. de Chambly-Montauban.
Angélique aperçut Honorine qui, se faufilant à mi-corps dans la neige, s'entretenait avec la servante anglaise déblayant le devant de porte dans un tournoiement énergique de pelle et de balai de bouleau.
Elle savait quelques mots d'anglais, la petite Honorine, et elle se débrouillait fort bien.
– Que veux-tu de Jessy ? s'informait Angélique.
– Je veux voir la dame dans son lit. Elle a dit que, quand la grande neige serait là, elle nous lirait l'histoire d'une princesse.
On fêterait Noël dans une cité de tranchées blanches.
En ville, deux nouvelles se répandaient conjointement.
Mère Madeleine avait rencontré Mme de Peyrac et avait levé, sans conteste, le doute qui planait sur celle-ci. Tout le monde en était bien aise.
En revanche, ce n'est pas sans émotion qu'on recevait confirmation du départ du Père d'Orgeval pour l'Iroquoisie.
Mme de Castel-Morgeat donnait un ton dramatique aux commentaires. Ne dissimulant pas son désespoir elle rappela qu'on laissait s'accomplir une criminelle injustice. Le Père d'Orgeval avait déjà été une fois prisonnier des Iroquois et torturé. S'ils se saisissaient de lui à nouveau, cette fois ils ne lui feraient pas grâce.
« Nous aurons un nouveau Brébeuf », disait Mgr de Laval, avec peut-être un brin de satisfaction dans la voix.
Pour rappeler aux fidèles à l'ombre de quels grands martyrs s'édifiait le pays de Canada il lut en chaire le témoignage écrit par le « donné » Christophe Magnault, Canadien le premier mis en présence du corps de réminent jésuite, témoignage d'un supplice qui demeure l'un des plus atroces parmi les annales des martyrologues chrétiens.
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