« Arrivé à la mission de Saint-Ignace d'où les Iroquois s'étaient retirés je trouvai le corps des martyrs.

« Le P. de Brébeuf avait les jambes, les cuisses et les bras tout décharnés jusqu'aux os. On lui avait coupé les muscles par morceaux pour les faire griller et les manger.

« J'ai vu et touché quantité de grosses ampoules qu'il avait eues en plusieurs endroits de son corps, de l'eau bouillante que ces barbares lui avaient versée en dérision du saint baptême.

« J'ai vu et touché la plaie d'une ceinture d'écorce toute pleine de poix et de résine qui grilla tout son corps.

« J'ai vu et touché les brûlures du collier de haches rougies qu'on lui mit sur les épaules et sur l'estomac.

« J'ai vu et touché ses deux lèvres qu'on lui avait coupées parce qu'il parlait toujours de Dieu pendant qu'on le faisait souffrir.

« J'ai vu et touché tous les endroits de son corps qui avait reçu plus de deux cents coups de bâton.

« J'ai vu et touché le dessus de sa tête écorchée sur laquelle on a versé du sable brûlant, toujours en dérision du saint baptême.

« J'ai vu et touché les plaies de son nez tranché, de sa langue tranchée.

« J'ai vu et touché sa bouche qu'on lui a fendue jusqu'aux oreilles et vu la plaie dans sa gorge du fer rouge qu'on y a enfoncé.

« J'ai vu et touché ses orbites d'où on a arraché les yeux et dans lesquelles on a tourné des charbons ardents.

« J'ai vu et touché l'ouverture que le chef de ces barbares lui fit pour lui arracher le cœur et le dévorer tandis que d'autres buvaient le sang jaillissant de ce trou.

« Enfin j'ai vu et touché toutes les plaies de son corps ainsi que les sauvages nous l'avaient annoncé... »

Ensuite l'évêque rappela l'odyssée des Hurons et des quelques Français qui, malgré mille dangers, avaient rapporté le corps du martyr jusqu'à la mission de Sainte-Marie-du-Sault, puis sa tête jusqu'à Québec.

« ... j'ai rapporté son « chef » jusqu'à Québec le prenant en mes deux mains sur mon cœur tout au long du voyage, comme un petit enfant précieux... »

Aujourd'hui la tête du P. de Brébeuf était conservée chez les sœurs de l'Hôtel-Dieu dans un reliquaire de vermeil et d'argent à son effigie et posé sur un socle octogonal d'ébène. On venait l'y vénérer journellement.

À la suite de cette lecture impressionnante, Angélique souhaita s'entretenir avec le comte de Loménie-Chambord, ami du Père d'Orgeval. Elle savait qu'il habitait dans la Haute-Ville. Elle s'informa de sa demeure. Elle ne l'avait pas revu depuis le soir de la tempête et l'importante entrevue avec la Mère Madeleine à laquelle il avait assisté.

Il logeait du côté de la Prévôté, occupant une chambre modeste que son ami d'Arreboust avait mise à sa disposition. Le maître des lieux étant parti pour Montréal M. de Loménie aurait pu prendre un peu plus ses aises, utiliser le salon et la bibliothèque de son ami absent. Mais il se contentait de sa petite chambre comme d'une cellule monastique, et n'acceptait l'aide d'un domestique que pour l'entretien de celle-ci et de ses vêtements. Quand il n'était pas invité par des amis, il allait prendre ses repas aux abords de la Place d'Armes dans un petit estaminet qui était tenu par un Gascon, ancien soldat du régiment de Carignan-Falières et qu'on appelait le Levantin parce qu'il avait été prisonnier chez les Turcs. C'était le seul endroit de la ville où les anciens de la Méditerranée pouvaient venir parfois boire un café turc, boisson assez mal considérée et que la plupart des gens prenaient pour un remède.

Il y emmena Angélique.

On descendait quelques marches. L'endroit était assez sombre car les fenêtres de verre épais et verdâtre, cloisonné de plomb, donnaient sur la Place d'Armes et n'apportaient comme lumière que le reflet de la neige. Cette pénombre et la bonne odeur du café réconfortèrent Angélique.

– Nous ne nous sommes pas revus depuis l'autre jour. Il y a eu la tempête. Or, Mme de Castel-Morgeat est encore en train de soulever l'opinion contre moi. L'on va répétant que le Père d'Orgeval court de grands dangers et que j'en suis responsable. Mais je voudrais savoir, Monsieur de Loménie, si de quelque façon vous me considérez comme une coupable. S'il en était ainsi, ce serait très douloureux pour moi... De quoi suis-je coupable ?

Le chevalier posa une main sur la sienne. Il la regarda avec douceur et hocha la tête.

– Vous n'avez été coupable que de n'être qu'une femme et trop attrayante à ses yeux. Vous l'avez dit vous-même : Il vous a vue sortant des eaux. Il ne vous le pardonnera jamais, ajouta-t-il avec hésitation... Car peut-être en cet instant, a-t-il eu la révélation de faiblesses qui risquaient d'ébranler à jamais ses défenses et même sa foi...

– Ébranler la foi d'un jésuite ? Mon cher ami, votre pessimisme vous égare. Il y a certaines options qui sont irréversibles.

– Hélas, pas avec lui, soupira Loménie. Je le connais depuis nos années de collège. Il y a toujours en lui une peur, je dirais presque une haine... La peur, la haine de la femme... J'ignore pourquoi... Mais il se peut que votre rencontre lui ait révélé certaines choses. Par exemple que s'il s'était tourné vers l'état ecclésiastique et s'il avait voulu entrer dans l'ordre des jésuites, c'était pour se mettre à l'abri du mal. Il voulait se mettre à l'abri de la Femme. La femme en tant que personnage redoutable, entité monstrueuse incarnée, venue pour corrompre l'homme, la Lilith des Kabbalistes, la femme du Mal, le démon succube plus apte encore à détruire l'être humain, parce que plus sournois que l'incube, démon mâle.

Angélique l'écoutait en pâlissant. Elle comprenait que Loménie-Chambord ignorait l'existence dans la vie de Sébastien d'Orgeval de cet être infernal, Ambroisine, qui avait été mêlé à sa plus tendre enfance. « Comme un démon attaché à ses pas », pensa-t-elle. Mais il approchait de la vérité. Ainsi, par lui, se dessinait le profil de l'enfant meurtrier sans cesse à la frontière du Bien et du Mal et qui toute sa vie lutterait pour en déterminer les limites. Cela s'accordait avec les cris du délire de la Démone.

« Oh ! ma belle enfance ! Lui, Sébastien et son œil bleu et ses mains pleines de sang. Lui et Zalil ruisselants de sang humain... Nous étions trois enfants maudits entre les mains de Satan !

« ... Il n'y a jamais eu d'enfants aussi forts que nous... là-bas, en Dauphiné... Nous étions habités par le feu, par mille esprits ardents. Pourquoi nous a-t-il trahis ? Pourquoi a-t-il rejoint cette armée d'hommes noirs, avec leurs croix sur le cœur ? »

Angélique saisit la main de Loménie-Chambord :

– Mais ce n'est pas moi, Claude, ce n'est pas moi Lilith !

– Je le sais.

– Vous avez entendu la Mère Madeleine, l'autre jour ?

– Je n'avais pas besoin de l'entendre pour être convaincu.

Il affirmait avec une tendresse persuasive, s'évertuant à la calmer.

– Dès que je vous ai vue à Katarunk, j'ai su que les préventions qu'on avait contre vous étaient stupides. Ne vous souvenez-vous pas que notre sympathie a été spontanée ?

– C'est vrai.

Elle voulait lui dire : « Vous m'avez toujours plu. » Mais trouvant que la déclaration était un peu trop abrupte, elle dit :

– Je vous ai aimé dès que je vous ai vu, Monsieur de Loménie-Chambord.

Ce qui ne valait pas mieux. Les mots trahissaient leurs intentions qui étaient de se cantonner dans la simple amitié et ils se mirent à rire tous les deux.

Elle voulait alléger la peine injuste qui lui était causée. Elle dit pour le réconforter :

– Puisqu'il est si fort, il tiendra tête à Outtaké, le chef des Iroquois.

– Outtaké aussi est très fort et il est votre allié.

Le doute l'assaillait.

Mais pouvait-elle lui dire que « l'homme noir » entrevu derrière la Démone était le Père d'Orgeval, que la Mère Madeleine le savait, que le Père de Maubeuge le savait aussi ?

La décision du Supérieur des jésuites avait délivré la ville d'un mauvais sort.

Chapitre 38


Ainsi un homme s'éloigne dans le désert glacé, les semaines des Quatre-Temps de l'Avent s'ouvrent.

Noël approche.

Noël ! Noël !

Et tandis que carillonnent les cloches et que l'haleine de la vie s'échappe de toutes les cheminées comme d'un brûle-parfum, que les effluves des festins se mêlent à ceux de l'encens et des cierges allumés, montant vers le ciel glacé pour rappeler au Créateur que les humains sont là, dans ce désert inhumain, un homme, lié par le vœu d'obéissance, s'écarte de tout recours, une Robe Noire se sépare à lourds pas de ses raquettes, du cœur de ses amis, de la prédilection des siens et du sanctuaire de ses œuvres et de ses travaux.

Et le désert glacé en lui-même a remplacé toutes flammes de vie.

Il n'est que destruction.

Le souffle immaculé de la tempête a tracé autour de lui un paysage de mort. Il marche, guidé par la connaissance qu'il a de ces contrées, mais aussi anxieux et aux aguets que s'il pénétrait pour la première fois en une terre étrangère. Tout, autour de lui, est devenu ennemi. Car on l'a dépouillé de tout. Et ce sentiment devient si pesant qu'il doit s'arrêter.

Il crie d'une voix désespérée vers le ciel :

– Mon Père ! Pourquoi m'as-tu abandonné ?

Et la forêt, blanchâtre prison aux mille ramures dressées en fagots, en herses grises, bleutées, rosées sur lesquels se détachent les candélabres torturés des fins bouleaux crayeux, répercute l'écho à l'infini de son cri.

La buée est sur les sommets, vaporeuse comme un nid de plumes, posée sur les crêtes longilignes des Appalaches et se coulant insensiblement dans les vallées. Le gel solidifie son haleine. Il crie encore :

– Si tu es la Vérité, pourquoi m'as-tu abandonné ?

Ils l'attachèrent au poteau de torture.

Il lui semble que la hache incandescente, rouge comme le rubis, se rapproche de sa chair et il entrevoit derrière son rayonnement blanc le visage d'Outtaké, le chef mohowck qui le hait !

Ô chers enfants indiens, Abénakis fervents ! Piksarett et sa sublime ardeur de néophyte à détruire les ennemis de Dieu, Outtaké promis à une destinée de grand chef, Hatskon-Ontsi, voici le nom qu'ils lui ont donné et pour la première fois il y trouve une résonance différente et qui le condamne. Hatskon-Ontsi : l'Homme Noir.

Tout a toujours été noir autour de lui et c'est à peine s'il se souvient qu'il a vécu de longues années dans la lumière de la paix d'un cœur consacré à sa tâche. Sa pensée rejoint son enfance ténébreuse. Ces nuits noires du Dauphiné que perce la lueur des torches portées par les cavaliers, que traversent les cris des partisans huguenots massacrés, des femmes violées... Satisfaction du sang répandu... Le sang qui rachète. Rougeoiement des incendies, des villages qui brûlent, du feu bouté aux toits de chaume, le feu qui purifie.

L'imprégnation de son père, géant fort et juste, qui l'enseigne tandis qu'ils chevauchent dans la nuit pour aller porter la justice de Dieu au sein des villages qui se sont ralliés à l'abjecte doctrine de la Réforme.

Noirs les vallons où il rejoint, pour des jeux sombres où il est question de sorcellerie et de démons, Ambroisine la fillette aux yeux d'or du château voisin. On raconte que la châtelaine, sa mère, a eu cette enfant avec son aumônier. Zalil le frère de lait d'Ambroisine se mêle aux jeux inquiétants.

Plus tard en elle, Ambroisine, devenue Mme de Maudribourg, ce qu'il a aimé, c'est la pénitente qu'il amena à son confessionnal. Par sa place élevée de confesseur, il a pu humilier, abaisser la créature mauvaise et alors qu'elle croyait pouvoir le séduire, comme jadis, comme elle continuait de le faire avec Zalil, avec tous les autres hommes et même les femmes, lui, la dominait.

Beauté des femmes perverses environnant son enfance. La pire, pire que la fillette, la mère d'Ambroisine, la magicienne superbe, grande, étincelante, qui le recherchait dans son adolescence. Il s'enfuit chez les hommes consacrés. Là encore, jusqu'en cet asile des collèges, la femme reparaissait, lui tendant les bras. Belles bienfaitrices, tentées par les grâces des jeunes gens.

Le combat contre la chair, il l'a mené victorieusement. Pénitence, discipline, mortification. Son corps est devenu un instrument docile, insensible au froid, à la chaleur, à la fatigue, à la concupiscence jusqu'au jour où se réveille le mirage inoublié. Par la force de Dieu il a réussi à tout dominer : ses terreurs, sa chair, les êtres jusqu'à la plus fuyante, la plus habile qui n'a jamais réussi à le prendre dans ses filets, la fille de la magicienne et du prêtre maudit... Et les mêmes visages reviennent et tournent comme nés de l'enfer glacé.