Il connaissait Ambroisine, il la domptait comme une bête fauve. Il est étrange qu'il ne l'ait jamais crainte sachant la profondeur de sa malignité et l'ampleur de ses vices. Il a toujours senti qu'ils étaient de forces opposées mais de force égale. Magie blanche et magie noire.
Celle qui s'est entremise entre eux n'appartient ni à l'une ni à l'autre de ces magies. Elle s'est élevée seule et lumineuse, comme il l'a vue, sortant des eaux du lac, dans le rougeoiement des arbres de l'automne.
A-t-il pressenti que cette magie portait un autre nom qui dépassait en force les leurs... L'Amour. Est-ce donc aussi... une force magique ? Il a décidé la guerre avec d'autant plus de rigueur que rien n'est plus criminel que de détruire un ordre établi, que de faire surgir l'entité du doute...
Il a jeté l'une contre l'autre ces deux femmes. Seul le mal peut circonvenir le mal. De leur affrontement aucune ne pouvait demeurer victorieuse, pensait-il. Elles se causeraient des blessures mortelles car aucune n'était pure. Elles se détruiraient. Leur beauté dont elles masquaient leur âme vile ne leur servirait de rien. Pantelantes, elles offriraient le spectacle de leur défaite, révéleraient enfin leur vérité à chacune, mesquine, égoïste et cruelle. Or par l'on ne sait quel avertissement, il a su qu'il était trop tard et qu'Ambroisine avait été vaincue. Quelque chose était arrivé qui détruisait ses plans. Il était remonté à Québec pour apprendre qu'« ils » approchaient, l'homme et la femme, toujours unis. Il est entré en campagne par le prêche et l'adjuration.
C'est en pénétrant dans la cellule blanche où l'attendait le Père de Maubeuge, qu'il a su que sa vie allait basculer une fois encore et. qu'il avait lutté en vain pour échapper à l'emprise de la Nuit. Et ce qui le taraude d'une humiliation sans pareille, c'est que le clairvoyant Maubeuge a mis le doigt sur sa faiblesse cachée.
« Vous avez péché contre l'œuvre de Dieu. Vous avez péché contre la Femme... Par esprit d'orgueil et de domination... Par esprit de vengeance... Contre la femme... »
La Femme... fléau indéracinable que lui indiquait son père. Toujours ! Toujours ! Entre lui et la vie... lui et la sérénité... lui et Dieu !...
Un moment il réfléchit et s'apaise. Car il reste peut-être une dernière chance d'éclairer les esprits, c'est que Pacifique Jusserant son « donné » qu'il a envoyé, dans le sud au rivage du Pénobscot, attendre un navire de France, revienne avec ce courrier dont il avait sollicité l'envoi pour achever d'abattre les prétentions territoriales de Joffrey de Peyrac. Mais ne sera-t-il pas trop tard si les esprits aveuglés refusent de se laisser effrayer ?
Trop tard en tout cas pour lui Sébastien d'Orgeval qui s'avance vers le pays de l'Iroquoisie.
La solitude qui l'entoure préfigure celle de sa mort et de son martyre.
Alors que là-bas, à Québec, la femme qu'il a vue s'élever des eaux, et l'homme conquérant qui se tient près d'elle, qui l'aime, qui le proclame et qui dans l'intimité de l'alcôve la prend dans ses bras, tous deux le narguent.
La haine se répand dans le sang du voyageur, lui fait grincer les dents et lui rappelle les jouissances impures qu'il éprouvait jadis à frapper les hérétiques de son glaive justicier.
– Qu'elle meure ! qu'elle meure aussi !
Des cristaux de gel hérissent sa barbe. L'hiver est sur lui comme le fil glacé et tranchant d'une épée. Il donnerait tout l'or du monde pour percevoir un parfum de feu de bois, de fumée, trahissant une présence humaine. Mais la peur de l'Iroquois est déjà entrée en lui. Dans ses gants épais, il sent ses doigts mutilés, infirmes.
Il songe : « Pas deux fois ! Pas deux fois ! »
La peur de l'Iroquois le submerge et la crainte du martyre. Avec horreur, il songe que c'est à cause d'elle, la femme entrevue un jour d'automne, qu'il a perdu sa force.
– Qu'elle meure ! Qu'elle meure ! se répète-t-il.
Il est ravagé d'une haine brûlante. Car par cette faille ouverte s'écoule sa force, se diluent ses pouvoirs.
La terreur de son supplice à venir l'envahit. La mémoire des souffrances qu'il a déjà endurées le hante.
Horrifié, il supplie.
– Pas deux fois ! Pas deux fois !
Chapitre 39
À Québec, les solennités religieuses se succédaient sans rémission.
Le premier mardi de décembre, la messe annuelle des jésuites, instituée par la Compagnie des Cent-Associés à la suite d'un vœu.
Le 3 décembre, Saint-François-Xavier, second patron du pays.
Le 6, Saint-Nicolas.
Le samedi des Quatre-Temps, les offices revêtirent une somptuosité particulière car c'était le jour réservé aux ordinations.
Pendant toute cette période de l'Avent, on ne vit plus de petits Canadiens sur les places jouant à la crosse ou patinant sur les espaces gelés ou se poursuivant à coups de boules de neige.
Tous les gamins de Québec, requis pour le service du Très-Haut, passaient leur temps à enfiler et à retirer soutanes rouges, noires ou violettes et surplis de dentelles, à allumer et à éteindre des cierges, à remplir et à balancer les encensoirs, à couper du pain bénit dans des corbeilles pour le distribuer à la messe.
On répétait les chants de Noël.
Appelée sans cesse au pied des autels, la population ne s'en affairait pas moins à préparer le réveillon qui suivrait l'audition des trois messes basses, dans la cathédrale, à minuit.
Noël était une fête de famille. Il y aurait pourtant beaucoup d'amis et de parents à convier.
Un peu avant Noël un prêtre du séminaire des missions étrangères vint un matin chercher le jeune Suédois Neals Abbal. Les jésuites, qui le savaient adopté par le Père de Vernon, mort en Acadie, leur avaient demandé de le prendre parmi leurs jeunes pensionnaires.
Angélique aidait Yolande à plier dans un petit coffre de cuir bouilli les vêtements de l'enfant et son costume de page qu'il désirait. Mais l'abbé refusa de se charger de ses effets qui ne seraient pas de mise dans le cadre du séminaire. Tous les enfants y étaient dûment revêtus et chaussés.
Neals Abbal quitta docilement la maison de la rue de la Closerie malgré les cris désespérés d'Honorine et de Chérubin qui s'accrochaient à ses basques sur le seuil de la porte.
Mlle d'Hourredanne nota le petit drame de sa fenêtre.
Angélique embrassait l'enfant, lui murmurant en anglais des paroles d'encouragement. Il semblait indifférent.
Il revint le soir même, vêtu de sa culotte de jutaine, de sa vieille chemise, sa flûte de Pan sous le bras. Il entra et rejoignit sa place au coin de l'âtre, comme si de rien n'était.
Un peu après, un grand séminariste arriva essoufflé, lancé à sa poursuite. Il l'admonesta. L'enfant accepta de le suivre.
Il revint le lendemain soir mais, cette fois, en compagnie du Père Marcellin, le neveu de Romain de L'Aubignière, qui avait été élevé chez les Iroquois.
Ce soir-là, la nuit était déjà profonde et il neigeait abondamment.
– Mes petits, que vais-je faire de vous ? demanda Angélique en les regardant assis côte à côte sur la pierre de l'âtre en compagnie de Timothy le négrillon qui, dans son capot rouge, complétait cette image de l'enfance errante.
Dans la soirée, malgré la neige qui tombait toujours et avait de nouveau rendu les rues impraticables, le Séminaire envoya un jeune garçon de seize ans, nommé Emmanuel Labour. Angélique le connaissait de vue pour l'apercevoir chaque matin accompagner les enfants du Séminaire lorsqu'ils traversaient la place de la Cathédrale pour se rendre chez les jésuites. D'origine normande, il était blond avec un visage avenant, toujours souriant. Il se destinait à la prêtrise et payait ses études en s'occupant des enfants.
Vers l'âge de huit à dix ans, il avait été prisonnier chez les Iroquois. Aussi comprenait-il la rébellion de Marcellin, enfant sauvage qui souffrait d'être enfermé.
Il trouva son pupille assis sous l'auvent, un livre sur les genoux, et lisant à haute voix La passion des martyrs de Tunis : saint Saturnin, sainte Perpétue et sainte Félicité.
Non seulement il parlait, non seulement il lisait, mais encore il lisait en latin.
– Ce mouflet a trompé tout le monde, lui dit Eloi Macollet. Ces messieurs du séminaire ne sont pas de force avec une graine d'Iroquois comme ce blondinet.
Sur ce, on frappa encore à la porte et c'était un nouveau bonhomme de neige s'empêtrant dans ses raquettes, soit Romain de L'Aubignière, que ses devoirs familiaux contraignaient, sur l'injonction des ecclésiastiques, à venir chercher son neveu.
Le lendemain matin, dans la foulée de trois hommes énergiques qui pelletaient la neige avec ardeur, Angélique accompagnée de Romain de L'Aubignière, de Marcellin et de Neals Abbal, se rendit au couvent des jésuites où ils avaient été convoqués.
Elle n'était pas revenue dans l'austère demeure depuis son intrusion mouvementée à propos de l'ours Willoagby. Elle y retournait en amie.
Devant M. de Maubeuge, ses préventions étaient tombées.
M. de Loménie-Chambord était présent. Le Père de Maubeuge, parlant du petit Suédois, exposait le dilemme. Tout permettait d'envisager que le Père de Vernon le recueillant lui avait administré le baptême catholique mais, dans le doute, il avait décidé d'une cérémonie renouvelant les rites au cours de laquelle il lui serait donné un nom chrétien. Le chevalier de Loménie se proposait pour être le parrain. Si Mme de Peyrac acceptait de son côté d'être la marraine, elle recevrait la possibilité de veiller sur le petit exilé et d'intervenir dans les actes importants de sa vie. L'enfant la considérait déjà comme sa mère. Ne se croyant plus abandonné, il accepterait plus volontiers de se laisser enfermer dans les salles d'études et se former à devenir un pieux serviteur de Dieu. Le Père de Vernon leur avait certainement inspiré ce compromis et ils avaient la certitude de répondre à ses souhaits.
Quant au jeune Marcellin, Mme de Peyrac ayant fait dire qu'elle le prendrait volontiers chez elle avec ses enfants, il pourrait durant l'hiver venir coucher sous son toit, comme les autres élèves dont les parents habitaient la ville. Il n'aurait pas ainsi l'impression de vivre entre quatre murs dont il ne sortait jamais. Vers la fin du mois de mai, une grande barque à voile carrée emmenait tous les jeunes pensionnaires du Séminaire à Saint-Joachim sur la côte de Beaupré, où Monseigneur l’Évêque avait là une maison d'été, appelée la Grande Ferme, entourée de communs où l'on élevait des bêtes.
Jusqu'à l'automne, les enfants vivraient au grand air, se promenant, se livrant aux travaux agricoles, et aussi à différents apprentissages, dont la sculpture et la peinture pour l'enseignement desquels le vieux Le Basseur et ses fils se déplaçaient chaque semaine, la serrurerie et la ferronnerie, un peu de menuiserie, de charpenterie. C'était une véritable école des Beaux-Arts que l'évêque y avait fondée et les collégiens attendaient avec la plus grande impatience le départ pour la Grande Ferme au pied du Cap Tourmente.
Tourné vers Neals et Marcellin dont il avait été prouvé que tous deux comprenaient le français, le Père de Maubeuge leur adressa une petite admonestation. Il les mit au courant des décisions qui avaient été arrêtées à leur sujet, leur démontra avec quel soin on s'était préoccupé d'eux, fit miroiter à leurs yeux les beaux jours du Cap Tourmente où ils pourraient s'ébattre à l'aise et les pria en attendant de se montrer fort studieux et dociles.
Ils se retirèrent avec MM. de Loménie et de L'Aubignière, le Supérieur des Jésuites souhaitant dire quelques mots en privé à Mme de Peyrac.
Restée seule avec lui, elle se demandait s'il allait faire allusion au passé d'amitié qui le liait au comte de Peyrac.
Mais ces démonstrations n'étaient guère dans la tournure de caractère jésuitique qui consacre de préférence ses efforts à des paroles efficaces en vue du salut des âmes.
– En ces temps de Noël, nous sommes requis de nous approcher fréquemment de la Sainte Table, dit-il. Désirez-vous, Madame, que je vous donne une absolution générale pour vous permettre de participer aux offices en toute sérénité de cœur ?
Angélique, tout d'abord surprise de la proposition, s'empressa de l'accepter en le remerciant.
Elle s'agenouilla et récita l'acte de contrition, tandis que le Père de Maubeuge, après avoir revêtu son étole, traçait au-dessus d'elle le signe de croix l'absolvant de ses péchés passés, présents et à venir.
– Cela jusqu'à l'ouverture du carême, précisa-t-il.
Angélique fut reconnaissante au Père de Maubeuge de lui permettre, sans ennui, d'être en paix avec sa conscience.
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