Au-delà, les bois. Les bois ! Le salut ! Ils ne le rattraperaient jamais. Il courait comme un fou, se répétant pour soutenir sa résolution :
– Les mauvais anges... Les mauvais anges...
Il les sentait volant vers lui, beaux et séduisants comme Lucifer, l'ange de la lumière, pour le faire périr et l'attirer dans les enfers. Il courait et sautait. La glace volait en éclats acérés, craquait et se fendait et il franchissait, comme en délire, les fissures béantes au fur et à mesure qu'elles s'ouvraient sous ses pas.
Le bruit grondant des courants nocturnes, charriant leur moisson de diamants, emplissait ses oreilles.
Vers le milieu du fleuve, il atterrit trop lourdement sur une dalle ovale, polie comme un miroir. Tel un piège mécanique bien huilé, la dalle bascula. L'homme poussa un cri terrible et disparut, englouti par les eaux.
Chapitre 72
En son manoir, Guillemette de Montsarrat-Béhars fit distribuer à tous les rescapés de la poursuite une boisson brûlante.
Ces sortes d'expéditions sur le fleuve, au dégel, comportaient toujours des semi-noyades. Rare était celui qui à un moment de la course ne sentait pas céder sous son poids la glace traîtresse.
Pour les plus chanceux, ils avaient pataugé dans des gerbes d'eau. Pour d'autres, ça avait été le plongeon, l'emprise froide de l'eau cerclant le ventre, la poitrine sous les aisselles. Il y avait toujours une poigne solide de compagnon pour vous attraper par le col, vous hisser à la surface ou dans la barque, les vêtements de peaux alourdis, visqueux, dégoulinant, ou les draps de laine, les capots imbibés comme des éponges et qui soudain se couvraient d'autant de glaçons étincelants comme l'habit d'un marquis, un jour de fête, à Versailles.
Heureusement pour Paul-le-Follet, dès les premiers pas pour suivre sur les glaces le terrible Basile, il était tombé à l'eau. On l'avait ramené raide comme barre, les dents claquantes, au manoir, où devant un bon feu, enveloppé dans une couverture, il avait attendu le retour de la compagnie.
« Où était la Seine ? Seine guillerette ! Gente demoiselle ! »
Pour les jeunes gens souples et légers, les Indiens demi-nus, pour les hommes de l'île connaissant les passages demeurés sûrs et pouvant jauger d'un coup d'œil avant d'y poser le pied l'épaisseur de la glace, sa fidélité, son « honnêteté », la partie se soldait par des mitasses humides, des bottes pleines d'eau qu'on ôtait pour les vider, en riant. On déroulait les ceintures indiennes, on tordait les bonnets avant de les remettre sur les têtes, humides autant de l'eau reçue que de la sueur coulée. Les gens qui n'avaient jamais sauté sur le fleuve ne pouvaient pas se douter... On suait sa vie dans ce duel avec la mort.
Les lèvres étaient sèches et brûlées. La vapeur gelée du souffle haletant les blessait. La soif dévorait.
La buée s'éleva autour de la grande table du manoir où se tenaient debout les hommes chauffant leurs doigts gourds aux flancs de la jatte contenant le breuvage fumant, mixture de la sorcière, aux ingrédients pas « catholiques » à part une bonne dose d'alcool qu'on y discernait avec plaisir.
Comme des enfants dociles, chacun avalait à grandes lampées, sachant qu'il n'y avait pas meilleur que cette potion de la sorcière de l'île d'Orléans pour vous dégeler le sang, vous désaltérer de votre soif et vous « parer » à recommencer.
Ensuite on mangea du pain et du fromage de l'île, bien rond, bien puant : un délice.
La sacoche de Pacifique Jusserant avait été jetée en plein milieu de la grande table, où l'on contemplait sa forme épaisse, gonflée d'on ne sait quelle charge nocive, fruit de la haine et de l'intolérance.
– Cela vous concerne, mes petits gars, dit la sorcière avec un geste vers Florimond et Cantor de Peyrac.
Mais Florimond se déroba.
– Je vous en prie, Madame, veuillez avoir l'obligeance de l'ouvrir, vous.
Et on approuva le jeune homme. Toutes les personnes présentes ressentaient le besoin de voir des mains habituées à manier les pièges des sortilèges se charger d'ouvrir cette sacoche qui avait coûté tant de peines et un mort, et dont on leur disait qu'elle était venue du Vieux Monde, ayant franchi en une saison dangereuse la Mer des Ténèbres, et ensuite, les espaces glacés interdits, réussissant au-delà de mille obstacles à les rejoindre, si retranchés du monde qu'ils fussent, dans l'intention de nuire.
Ils regardèrent Mme de Montsarrat-Béhars faire sauter les courroies et rejeter en arrière le rabat de la carnassière comme ils l'auraient regardée préparer ses filtres ou ses conjurations.
Elle tirait de la poche, à la lumière, un gros paquet arrondi enveloppé de toile gommée solidement cousue. De la pointe d'un couteau elle fit sauter les fils suifés. Apparut un rouleau pesant, composé de nombreux feuillets de parchemin que retenait entre eux un ruban de moire rouge dont les pans étaient réunis dans la plaque coulée d'un épais cachet de cire rouge. Les initiés pouvaient reconnaître le sceau de la Ville de Paris.
– S'il vous plaît, rompez le cachet, Madame, demanda encore Florimond.
Guillemette s'exécuta et ses doigts fins et longs déroulèrent les feuillets couverts d'une écriture serrée. Afin de les examiner, elle les reposa et chaussa ses lunettes. Puis elle étendit devant elle en le lissant de la main le manuscrit qui se défendait comme refusant de livrer son secret. Elle commença de lire. Soudain, lâchant tout ainsi qu'elle l'aurait fait d'une bête venimeuse, elle se recula voilant son visage de ses mains diaphanes et tremblantes.
– Ils sont toujours là ! Toujours les mêmes ! Les mêmes mots, toujours les mêmes cris...
Son jeune amant vint à elle et lui entoura les épaules de son bras. Cet orphelin de père et de mère, qu'elle avait élevé, l'adorait. Hors l'alcôve, rares étaient les moments où elle se montrait faible, s'abandonnant à sa virile et jeune force.
– Ne tremble pas, ma mie ! murmura-t-il. Je te défendrai de tout.
– Oh oui ! Défends-moi ! Défends-moi des inquisiteurs ! sanglota-t-elle.
Ils ne savaient que dire, inhabitués à la voir fléchir. Le rouleau de parchemin demeurait là, recroquevillé.
Cantor l'attira à son tour vers lui, mais dès qu'il y eut jeté les yeux, lui aussi sauta en arrière comme s'il avait ressenti la douleur d'une brûlure. Ce fut ensuite le tour de Florimond.
Le jeune homme pencha sur les lignes son fin visage brun. Ses longs cheveux noirs qui frôlaient ses joues lui donnaient, tandis qu'il lisait, un air d'écolier studieux. Il déchiffra la première page, en parcourut quelques autres, puis roula le tout soigneusement et le remit dans son enveloppe gommée.
– Cela concerne notre père, fit-il s'adressant à Cantor, nous devons le lui porter.
– Ne ferait-on pas mieux de les brûler tout de suite ? demanda Cantor effrayé.
– Je pense que notre père sera intéressé d'en prendre connaissance et c'est à lui de décider si ces pages doivent être brûlées ou non.
– Ah ! Tu lui ressembles bien ! s'exclama son frère avec un mélange d'admiration et de reproche.
Mais le sang-froid de Florimond et la désinvolture avec laquelle il traitait le détestable grimoire dissipèrent l'atmosphère oppressante.
Où était Basile ?
Paul-le-Follet se dressait, soudain terrifié.
On se rua dehors. On trouva Piksarett qui, passant outre à son horreur des glaces, s'était porté au secours de Basile, blessé par la hache lancée vers lui à la volée par le sauvage et intolérant visiteur du Très-Haut et qui le ramenait sur son dos.
La tranche aiguisée n'avait qu'effleuré la tempe mais le choc avait précipité le négociant à l'eau. Il était encore inconscient. Piksarett le trimbalait sur son échine maigre sans effort. La peau d'ours n'était que pointe de glace.
Il y eut une nouvelle distribution de boissons chaudes.
Le sang de sa blessure étanché, le solide Basile revint rapidement à lui.
L'aube entrait laiteuse et deux ou trois garçons se mirent à bâiller largement. Il n'était cependant pas question pour eux de retrouver leurs paillasses car les deux fils du comte de Peyrac, Basile, son commis devaient être ramenés à Québec et il allait falloir à nouveau s'élancer par les glaces et les eaux, traîner la barque à l'assaut des banquises, la pousser dans les courants, mais cette fois parmi les carmins et l'éclaboussure d'or de l'aube.
– Ho ! Hisse ! Hardi les gars !
Piksarett demeurait dans l'île. Son indépendance était connue, et ses amis ne s'inquiétèrent pas. Les Narrangasett étaient du Sud. À franchir les « saults » de leurs rivières torrentielles, ou pister l'Iroquois en forêt, ou prendre d'assaut un village de Nouvelle-Angleterre, il n'y avait pas plus habile. Mais ils se méfiaient avec raison de ce grand monstre marin du Nord : le bas Saint-Laurent. Il en avait assez pour aujourd'hui. Il reviendrait quand il voudrait. Il repasserait quand cela lui chanterait.
Il fallait se hâter de ramener le butin à Québec.
– Je ne serai tranquille que lorsque ces maudites feuilles auront été brûlées, dit Cantor.
– Moi aussi, approuva Guillemette. Mieux aurait-il valu qu'elles allassent à l'eau !
– Et nous n'aurions jamais su, protesta Florimond. Non ! Mieux vaut savoir toujours de quelles armes disposent nos ennemis et ce qu'ils nous réservent.
Il bouclait la sacoche du défunt Pacifique Jusserant et s'en chargeait gaillardement.
– Prends garde que ces papiers parviennent sans encombre jusqu'à ton père, insista Guillemette. S'ils tombaient en d'autres mains que les siennes, ils pourraient causer plus de mal que le souffle de la peste.
Florimond tapa sur la gibecière gonflée et dit gaiement :
– Dame, ne craignez rien, s'il le faut je me noierai avec.
Cela faisait partie de la trame des nuits.
Le jour, les visages étaient lisses et gais. Des voix frivoles s'entretenaient de théâtre, de la querelle de l'Évêque et du Gouverneur à propos du pain bénit ou des encensements du thuriféraire.
Le limon des nuits recouvrait ce qui devait demeurer secret. Le jour effaçait les traces.
*****
Angélique se trouvait chez Mme de Mercouville lorsqu'un homme du Gouldsboro vint la prier de la part de M. de Peyrac d'avoir à se rendre au manoir de Montigny. Elle y trouva dans l'appartement de Joffrey, en sus de celui-ci, Florimond et Cantor.
Au centre de la table il y avait des liasses de feuilles éparpillées. Lorsqu'elle y eut jeté les yeux, elle vît qu'il y avait là, soigneusement recopiées mot à mot, questions et réponses jour après jour, les minutes du procès de sorcellerie qui s'était déroulé à Paris, dans la salle du Palais de Justice, dont Joffrey de Peyrac avait été victime quelque quinze années auparavant.
Le dernier brûlot d'un combat sans merci avait donc dérivé vers eux et, en bons stratèges des mers, ils l'avaient intercepté avant qu'il n'allumât un nouvel incendie.
Mais comme tout cela était loin, songeait Angélique, tandis que le comte de Peyrac parcourait le dossier de ce vieux procès sans manifester de répugnance. Pourtant le Père d'Orgeval dans son habileté avait bien choisi le trait suprême à lancer et le lieu où le ficher, frappant au Canada un peuple exténué par son isolement.
Ce rapport aurait propagé l'effroi et le trouble en proportion de l'éloignement, de l'impossibilité qu'il y aurait eu de le « diluer » dans les courants nouveaux d'esprit de jugement, de savoir l'opinion du Roi.
Louis XIV s'était toujours montré réticent vis-à-vis du fanatisme religieux. Seule lui importait la docilité de ses sujets. Au début de son règne, il avait laissé se dérouler un procès inique qui le débarrassait d'un vassal trop puissant, mais il se préoccupait si peu des accusations de sorcellerie, qu'il l'avait gracié en secret à condition qu'il disparût. Aujourd'hui une telle affaire ne pourrait-elle se monter dans les mêmes formes ?
Sans bruit, mais à petits décrets, le Roi avait démantelé le tribunal de l'Inquisition et réduit les prérogatives judiciaires des évêques. La Compagnie du Saint-Sacrement avait été dissoute. Cela ne l'empêchait pas de demeurer très influente et de faire d'autant plus d'adeptes qu'elle se transformait en société secrète.
Ainsi va le monde, ainsi va la vie...
Ils parlèrent longtemps devant l'âtre et la nuit les surprit tous les quatre au château de Montigny, faisant des projets d'avenir, supputant leurs chances qui paraissaient certaines aux yeux de Florimond de retourner en France. Tandis que Cantor continuait à se montrer plus méfiant. Même ici à Québec on ne pouvait savoir comment cela tournerait pour eux, disait-il.
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