– Mon père, je vous en supplie, brûlez ces feuillets. J'en vois le danger. Les esprits les meilleurs ne sont pas si libres qu'ils se l'imaginent. Seul le feu efface et purifie.
Joffrey de Peyrac commença de jeter une à une les pièces du procès dans les flammes. Le parchemin épais craquait et se consumait avec peine. Angélique éprouvait le même soulagement que son fils à voir chaque page disparaître, en se tordant douloureusement tout en exhalant une fumée bleue.
Certes, le monde changeait, les esprits éclairés essayaient de rationaliser les mystères, de se désolidariser de l'invisible, et, en passant avec Dieu et ses saints de solides traités de mutuelle assistance, d'échapper aux vieilles peurs ancestrales causées par le démon.
L'accusation de sorcellerie continuerait longtemps, et sans doute avec raison, à être la plus redoutable. Fugace et démente, elle réveillait « ce mal qui répand la terreur... », la peur du diable, le tout-puissant dieu du malheur.
Devant les minutes du procès aucun d'eux ne se leurrait.
Monseigneur de Laval s'était montré sage en refusant même de savoir de quoi il s'agissait. Ayant lu, n'aurait-il pas été ébranlé ? Aurait-il pu endosser la responsabilité de ne tenir aucun compte d'un document aussi accablant ?
Cela lui aurait été d'autant plus difficile que dans les jours suivants, alors que des vents mous parcouraient les rues à vous étourdir et à vous déprimer, que d'énormes stalactites de glace tombaient des toits en se brisant comme verre et en assommant les passants que la neige en s'amenuisant paraissait ronger la terre n'en laissant que les os, la pénible affaire Varange de conjuration diabolique, qui troublait les esprits et la concience de la ville, arrivait à maturité.
Garreau d'Entremont avait réussi à appréhender le soldat La Tour qu'un Indien du campement où il s'était réfugié vint dénoncer pour un quart d'eau-de-vie à la Prévoté. Le soldat, déclaré coupable de pratiques sacrilèges, fut soumis à la question.
Encore une fois, on ne trouvait pas de bourreau.
– J'irai, moi, dit Gonfarel en retroussant ses manches. Pour ce beau sire, Je reprends volontiers du service.
– Et moi, je te servirai d'assistant, lui dit Paul-le-Follet, le commis de Basile.
Sur le chevalet, le militaire commença par crier que c'était elle, elle, ELLE, qui l'avait dénoncé et qu'il avait prévenu Banistère qu'il fallait se méfier.
On le ramena aux premiers jours d'octobre, et à ce qu'il avait fait sur un crucifix dans la maison du sieur Varange.
Il cria qu'il n'avait tué personne, et qu'on n'avait pas le droit de l'inculper. En cela, il prouvait qu'il était un malin qui connaissait les lois nouvelles contre l'Inquisition.
Le Lieutenant de Police tint bon. Les pieds broyés par les brodequins et plusieurs pintes d'eau dans le ventre, La Tour commença de fléchir. Il reconnut avoir été présent dans la maison du Sieur de Varange. Lui n'avait rien fait. Tout avait été perpétré par le comte de Varange sur les conseils du Bougre Rouge.
Question : Alors pourquoi l'avait-on payé ?
Réponse : Pour préparer le crucifix
Question :Reconnaissait-il avoir assisté à la cérémonie satanique.
Réponse : Oui.
Question : Qu'avait-il vu ? Entendu ?
Réponse : ... !
Il fut long à se mettre en condition, il ne savait pas de qui il avait le plus peur, de la vengeance des démons ou de la punition des justiciers. Enfin, sous la torture, il avoua tout : les récitations et appels incantatoires adressés par le comte de Varange aux puissances infernales, les enfants profanés, le chien écorché vif et dont le sang avait ruisselé sur le crucifix, le miroir noir où était apparu le visage d'une femme ensanglantée.
Question : Qu'avait-il vu encore dans le miroir magique ?
Réponse : Des navires.
Question : De quel pavillon ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Qu'avait dit l'apparition ?
Réponse : Elle avait prononcé un nom.
Question : Quel nom ?
Réponse : Il ne savait pas...
On donna un tour aux brodequins.
Il hurla. Il finit par dire le nom et nomma aussi un autre personnage de la ville qui avait assisté au sabbat. Mais ces noms ne furent point divulgués hors des murs de la prison. La curiosité publique ne pouvait parvenir à tout savoir et les bruits les plus fantaisistes et les plus terrifiants couraient. On guettait, sans avoir la hardiesse de l'aborder, M. d'Entremont qui allait d'un air sombre et rogue de la Prévôté au château Saint-Louis, puis de là au Séminaire et revenait. D'aucuns essayaient d'alléger le malaise de conscience général en disant que le Lieutenant de Police n'avait pas l'air plus sombre ni moins rogue que de coutume et qu'il n'y avait rien de sérieux dans ces ragots et pas de quoi mettre en branle la justice. D'autres, au contraire terrifiés, soudoyaient les « fabriciens » marguillier et bedeau pour obtenir un peu d'encens d'église à brûler dans leur maison.
En bref, on finit par arracher au soldat toutes sortes d'aveux que le pauvre Le Brasseur, promu greffier en lieu et place de Carbonnel, consigna, la sueur au front, d'une plume tremblante d'horreur.
Garreau d'Entremont soutira du prévenu tout ce qu'il put.
Question : Savait-il où était parti le comte de Varange ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Savait-il ce qu'ils avaient fait du crucifix ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Et de la pierre noire ?
Réponse : Ils l'avaient enterrée dans la cave.
On mit au jour un morceau d'anthracite, brillant et poli, que personne n'osa approcher. Les terrassiers qui avaient creusé le trou s'enfuirent comme les Philistins de la Bible, quand ayant trouvé dans un champ l'Arche d'Alliance abandonnée par les Hébreux, ils virent tomber raides morts les premiers qui y portèrent la main. Didace Morillot, l'exorciste, fut appelé pour trancher le sort de l'objet. On ne l'enviait pas. Tant pis pour lui. C'était sa fonction. Il vint avec son livre le Pontifical, le rituel des exorcismes. On ne sut ce qu'il officia ni quelles prières il récita. Ce devait être un bon exorciste car, par la suite, il ne s'en porta pas plus mal.
Le crucifix fut retrouvé sous un tas de fumier dans la cour d'une habitation de la banlieue. L'engagé qui le découvrit se crut maudit. Tandis que le maître courait à Québec prévenir les ecclésiastiques, il ramassa ses hardes et s'enfuit aux bois.
Cette fois l'Évêque vint lui-même, assisté de deux prêtres et d'un thuriféraire, recueillir la pauvre relique.
« ... De cette affaire, l'Évêque a cru mourir de douleur », écrivit Mlle d'Hourredanne. « On le voit sécher sur place... »
Ramené en procession, le crucifix fut réclamé pour l'amende honorable par les saintes filles des deux communautés religieuses de la ville : les ursulines et les sœurs de l'Hôtel-Dieu.
– Confiez-nous notre cher Seigneur, suppliaient-elles. Nous saurons lui faire oublier par nos prières et nos larmes les outrages des impies.
Ce fut l'Hôtel-Dieu qui l'emporta. Entouré des plus beaux bouquets de fleurs de papier que purent composer les artistes nonnes, les prières d'expiation allaient désormais monter chaque jour dans les siècles vers l'image du divin condamné accompagnées des essences parfumées de rose, de myrrhe et de jasmin.
Le soldat fut pendu au gibet du Mont-Carmel. Son corps fut exposé aux corbeaux.
Personne ne voulait plus entendre parler de cette histoire. On laissait aux Parisiens de Paris, à la Cour et aux courtisans, leurs empoisonneurs et leurs magiciens. La vie était trop dure au Canada pour se distraire à ces jeux effrayants.
*****
Dans l'âtre du manoir de Montigny les parchemins relatant le vieux procès de sorcellerie, de quelque quinze ans plus tôt, s'étaient racornis comme feuilles mortes et Pacifique Jusserant, le messager du Saint-Laurent, le dévoué serviteur du Père d'Orgeval, allait être encore un mort oublié.
Guillemette de Monsarrat-Béhars affronterait seule la mère du « donné » ; seules les mères n'oublient pas. À elles deux, elles allaient peut-être entamer une longue histoire de vengeance dans l'île où les sorts et les neuvaines, les poisons et les malédictions se feraient surenchère, et qui étaient destinés à se continuer au-delà de la mort et des générations. Ou alors, l'esprit dépoussiéré par ces vents d'ailleurs qui vous décapent l'âme et la peau aux confins du Nouveau Monde, sauraient-elles, après avoir beaucoup crié et maudit, se rejoindre et s'apaiser.
La sorcière, qui connaissait tous les baumes pour soulager toutes les douleurs, recommanderait la première à l'autre, la dévote :
– Fais dire des messes... Fais dire des messes pour ton fieu... Mais ne continue pas le mal, si tu veux sauver son âme... Fais-moi confiance ! Prie ! Je te dirai moi quand il sera en paradis.
*****
En tout état de cause, c'était une affaire entre isliens et isliennes de l'île d'Orléans et qui ne regardait pas ceux du « continent ».
Angélique fut la seule à connaître le nom que la femme défigurée, apparue dans le miroir noir, prononça. M. Garreau d'Entremont le lui confia sous le sceau du secret, un soir que sortant de sa dévotion à saint Michel Archange, il la rencontra sur le parvis de la cathédrale. Le soldat « questionné », n'en étant plus à vouloir s'en tirer avec des mensonges, n'avait rien celé de ce qu'il avait pu voir et entendre au cours de la cérémonie démoniaque.
D'un ton d'indicible haine et de rage, la femme blessée, mourante, n'avait prononcé qu'un seul nom : Peyrac.
Ainsi, pensa Angélique, la nuque hérissée d'un frisson, Satan avait fait apparaître le visage de la démone vaincue, déchirée et sanglante, à l'homme débauché qui avait été son amant à Paris et qui l'attendait, tremblant de la fièvre qu'elle avait allumée dans son sang.
Le reste se devinait aisément.
Le comte de Varange, sans prévenir personne, s'embarqua vers le nord.
Vieux Faust amoureux, éperdu de vengeance, nautonier tragique, il s'enfonçait dans les brumes du Saint-Laurent. Il était allé au-devant de la flotte de ce Peyrac maudit et avait disparu.
M. d'Entremont continuait à marmonner confidentiellement. Il disait qu'il avait été aidé dans ses conclusions personnelles par une découverte curieuse qu'il avait faite en perquisitionnant au domicile du vieux comte dans la maison de la Grande Allée. Sur des feuillets, il avait relevé des essais de l'écriture et de la signature de M. le gouverneur Frontenac. Comme si le comte de Varange s'était exercé à rédiger un pli pouvant passer pour avoir été écrit de la main du Gouverneur lui-même.
Dans des brouillons de lettre insuffisamment brûlés, le Lieutenant de Police avait pu déchiffrer quelques phrases et comprendre que le prétendu message était destiné au comte de Peyrac.
On avait également trouvé les débris d'un sceau imitant celui du Gouverneur, ce qui était très grave car cela amenait à soupçonner que le scripteur du faux avait réussi à se procurer l'empreinte à la cire du sceau en question, bien gardé cependant.
Le Lieutenant de Police en avait déduit que M. de Varange, par la présentation d'une lettre qu'il ferait croire émanant de Frontenac, avait l'intention d'attirer M. de Peyrac dans un guet-apens. Mais, apparemment, c'était lui qui était tombé dans un piège.
Les petits yeux de sanglier fixaient Angélique tout droit dans les siens.
– Car, dit-il encore, ils ont été aperçus lui et son domestique à Tadoussac avant l'arrivée de vos navires et les gens ont témoigné que Varange est monté à bord d'une petite barque avec son seul valet comme pilote, ayant dit son intention de continuer à descendre le fleuve. Mais on ne les a plus jamais revus depuis.
– Je sais ce qui leur est arrivé, dit subitement Angélique.
Elle leva les yeux vers le ciel nocturne.
– Ils ont été enlevés par les canots de la « chasse-galerie ». Souvenez-vous ? On a signalé son passage au-dessus de Québec dans le même temps.
Elle fixait la nuit. Cette nuit d'où parfois surgissaient des lumières mystérieuses, telle une armada étincelante : les canots en feu de la « chasse-galerie ».
Emportaient-ils à leur bord, dans leur course enflammée, le magicien et le coureur de bois, le jésuite martyr et le sorcier, le soldat et le marchand, l'Indien et le laboureur, les saints et les maudits ? Elle les imagina. Tous ces vagabonds fous, lancés en comètes fulgurantes à travers le ciel du Nouveau Monde sous la bannière du Roi de France...
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