Angélique s'arrêta à quelques pas de leur capitaine Odessonk, qu'elle connaissait.
Attiré par son regard, il l'aperçut et vint à elle d'un air hautain comme chez certains Indiens. Son visage imberbe, aux traits non accusés, aurait pu faire penser à celui d'une femme un peu grasse prenant de l'âge, sans le panache dressé, farouche, sur son crâne rasé et l'expression dure et sombre de ses yeux. C'était un guerrier de grande taille, vigoureux, aux muscles saillants.
Elle lui parla à mi-voix, sans passion.
– Ô Odessonk ! Pardonne à ma faiblesse de femme. Je viens te demander d'adoucir ton cœur indomptable par pitié pour la souffrance du mien... Termine le supplice de l'Iroquois... Achève-le ! N'as-tu pas contenté ton désir de vengeance ? Et traité ton ennemi avec toutes les rigueurs qu'il exigeait de toi ? Nul ne peut dire que tu l'as méprisé en ne lui accordant pas le supplice réservé aux plus courageux d'entre vos ennemis... Achève-le, je t'en prie. Ménage nos cœurs qui ne sont pas accoutumés à nourrir tant de haine... Pour n'avoir pas eu à s'endurcir dans les combats... Toi qui es chrétien, peux-tu comprendre que nous ne disposons pas de votre force, accoutumés que nous sommes à pleurer et à souffrir devant l'image de notre Dieu attaché au poteau de torture de la Croix ? Achève-le, Odessonk. Achève sa vie d'un coup de ton tomahawk. Vous avez montré à tous votre vaillance...
Le Huron l'examinait, impassible. Ce qu'elle lui demandait était fâcheux. Il y allait de son prestige. Qu'il fît tomber sur lui le soupçon d'amollissement qui gagne ceux qui oublient leurs frères massacrés par l'ennemi, et ses guerriers le réprouveraient.
– Tu m'as blessé au saut du Katarunk ! dit-il.
Et elle ne sut s'il lui rappelait cela pour lui signifier un refus ou pour lui reconnaître une supériorité devant laquelle il pouvait s'incliner. Elle soupira de soulagement quand elle le vit porter sa main à sa ceinture et détacher son casse-tête qui était composé d'une grosse boule de pierre blanche.
Tout en continuant de la fixer de son regard énigmatique, il fit sauter deux ou trois fois le manche de bois poli dans sa paume comme pour en assurer la prise.
– Je te serai reconnaissante, Odessonk, murmura-t-elle, humble, tandis que ses lèvres lui dédiaient un sourire, je n'oublierai jamais que tu as sacrifié à ma requête tes nobles aspirations de venger tes frères. Je saurai à mon tour t'écouter si quelque jour tu as besoin de ma parole.
Odessonk assura son tomahawk dans son poing. Il regarda vers le supplicié. Il hésitait encore. Angélique tournant la tête malgré elle rencontra dans une face sillonnée de sang l'éclat de deux prunelles vivantes. L'Iroquois avait suivi de loin leur mimique et compris le sens de sa démarche. Elle croisa ce regard d'eau noire, voilé et comme adouci par l'excès de souffrance. Elle y lut un aveu de reddition. L'Iroquois lui était reconnaissant. Grâce à elle, il n'avait plus à redouter de fléchir et de perdre sa mort, en gémissant comme une femme.
Il murmura quelques mots d'une voix rauque.
Voyant Odessonk résolu, un des Hurons, qui s'approchait du supplicié tenant une hache au tranchant rougi au feu et qu'il s'apprêtait à introduire lentement dans le sillon de la cuisse déjà ouvert jusqu'à l'os, s'interposa.
Odessonk, disait-il, n'avait pas à décider de suspendre un supplice avant que l'Iroquois ne rende de lui-même son dernier soupir.
Odessonk riposta qu'il se devait de respecter le cœur sensible des femmes blanches car il était lui-même un chrétien et qu'il vivait sous la protection d'Onontio. Il somma le Huron de s'écarter. Celui-ci voulut prendre à témoin les autres participants qui s'étaient arrêtés de danser et de battre du tambour. Mais personne ne releva la palabre. Les bourreaux aussi étaient las et ils n'étaient pas fâchés d'en avoir fini avec cet intraitable Iroquois qui, gardant toute sa virulence d'Indien des bois entraîné à la chasse et aux expéditions guerrières, était sur le point d'arriver à bout de leur résistance à eux, Hurons de Lorette, qui avaient un peu perdu l'habitude de ces terribles cérémonies.
Le guerrier à la hache s'inclina et jeta au loin sa hache inutile.
Dans ses liens, l'Iroquois attaché au poteau de torture parut faire effort pour redresser son corps en lambeaux, décharné, écorché vif et grillé de la tête aux pieds.
Odessonk, le tomahawk brandi, marcha vers l'homme qui allait enfin mourir.
Chapitre 76
L'Iroquois avait parlé avant de mourir. Il avait dit :
– Outtaké arrive. Il vous tuera tous, chiens !
On considéra cette annonce, cette sorte de renseignement que semblait lui avoir arraché l'intervention humanitaire d'Angélique, comme un signe de bonne volonté qui lui avait ouvert le ciel. Une âme de plus était en paradis.
Et M. de Frontenac ainsi que M. de Castel-Morgeat s'apprêtèrent à aller au-devant du chef des Cinq-Nations.
On allait entendre parler des chaudières de guerre et les tambours résonnèrent aux alentours de Québec, rassemblant les guerriers algonquins, hurons et abénakis.
Odessonk adressa une harangue à ses jeunes guerriers :
– Jeunesse, prenez courage, rafraîchissez vos cheveux, peignez-vous le visage, remplissez vos carquois. Faisons retentir nos forêts de chants de guerre, désennuyons nos morts et apprenons-leur qu'ils seront vengés.
M. de Frontenac et M. de Castel-Morgeat demandèrent à M. de Peyrac de les accompagner. Ils voulaient s'avancer en force au-devant d'Outtaké, mais pour parlementer. Rien ne s'était passé méritant qu'on déterre la hache de guerre, solennellement enterrée aux abords de Fort Frontenac quelques années plus tôt. Pourquoi Outtaké voulait-il rompre la paix iroquoise ? La présence de son ami Ticonderoga, l'homme du tonnerre, aux côtés des Français et les colliers de Wampum qu'on lui présenterait faciliteraient une explication pacifique.
La difficulté serait de retenir les alliés sauvages toujours très excités. Ce n'était pas la première fois qu'on se trouvait devant cette situation. Frontenac était enchanté. Il raffolait des grandes rencontres avec les Indiens et surtout avec les Iroquois. Il aimait la beauté de leurs discours, leurs discussions retorses, et parvenir à les charmer et à les apaiser par son habileté et la compréhension qu'il avait de leur nature et de leurs sentiments.
Florimond demandait à prendre part à l'expédition. Sa « blonde » du moment, comme on disait communément, avait disparu et il n'était pas sans inquiétude. Ses parents la séquestraient-ils ? L'avaient-ils enfermée ?
Ils avaient été trahis par Euphrosine Delpech dont la maison surplombait celle du mercier Prunelle. Elle avait averti les parents.
– J'ai vu des traces de pas sur votre toit, dans la neige. C'est un voleur ou un galant qui visite votre fille, la nuit.
Le mercier Prunelle n'était pas un homme commode. Il cherchait à découvrir l'identité du chat de gouttière et Florimond, un peu embarrassé de sa personne, accueillait avec plaisir l'idée d'une expédition guerrière au-devant des Iroquois.
L'armée montée sur des canoës soit de trois, soit de dix, soit de douze pagayeurs, quitta Québec sous les vivats et disparut vers le sud, gagnant l'embouchure de la rivière de la Chaudière. Pour parer à toute éventualité, une partie de la flottille continuait vers les Trois-Rivières au cas où la ville serait menacée par les partis de guerre qu'on avait vus rôder vers Saint-François.
Le gouverneur avait remis la responsabilité militaire de la cité au major d'Avrenson.
Joffrey de Peyrac emmenait avec lui le comte d'Urville et une vingtaine de ses hommes.
– Si vous voyez notre seigneur Outtaké, dit Angélique à Peyrac avant de le quitter, rappelez-lui combien je me suis toujours considérée honorée par le cadeau du Wampum qu'il m'a fait envoyer et qui a été brodé par les Mères du Grand Conseil iroquois qui avaient résolu de nous sauver de la famine, l'an dernier. Dites-lui que je le conserve précieusement dans un coffre à portée de ma main, afin de pouvoir retrouver des forces en contemplant ce gage d'amitié.
Et comme chaque fois qu'il s'éloignait, elle se retenait de lui montrer ses craintes.
Elle avait trop appris à l'aimer au cours de cet hiver.
Les confidences, les disputes, les réconciliations, les heures d'amour, les projets, les rêves de réussite, de paix, de retour en France, mais au fond desquels demeurait informulée leur seule et unique aspiration primordiale à leur satisfaction de vivre : demeurer côte à côte et tous les jours que Dieu ferait.
Comment lui expliquer tout cela ? Elle levait ses beaux yeux vers lui. Et comme d'habitude il semblait la deviner et se moquer un peu d'elle.
– Prenez bien garde à vous, dit-il. Je ne veux pas entraver votre esprit d'indépendance, ma belle audacieuse, en attachant à vos pas une escorte. Mais j'aimerais savoir que lorsque vous vous promenez dans la ville, vous avez au moins à votre ceinture l'un de vos pistolets... et prêt à tirer.
Chapitre 77
M. de La Ferté et M. de Bardagne buvaient ensemble au Navire de France.
– Nous avions l'hiver pour la conquérir, disait le duc d'une voix qui commençait à sombrer de temps à autre dans un murmure. Et voici que l'hiver s'en va. Lâche hiver qui nous a trahis. Il nous persuada que la conquérir serait facile. Nous l'aurions cru, n'est-ce pas ? Elle est proche et pourtant, plus nous nous en approchons et plus nous la perdons de vue, comme si nous ignorions tout du jeu de la séduction. Tous ces pièges que nous lui tendons elle les brise comme baguettes. Qu'avions-nous appris avant de la connaître ? Et auprès de quelles femmes ? Pour nous trouver si dépourvus ? Vous verrez, Monsieur l'Envoyé du Roi, vous aussi vous vous heurterez à l'incompréhensible. Vous vous casserez le nez contre le miroir sans tain derrière lequel vous avez cru l'entrevoir.
– Cessons de boire, dit brusquement Bardagne.
– Que faire d'autre dans cette ville maudite ?
Par la fenêtre ouverte, Vivonne jeta un regard morne et désabusé sur le fleuve gonflé qui roulait au ras des quais. La stupeur de la mort hivernale, les affres de la résurrection dans le fracas des eaux et des glaces faisaient place à une sorte de convalescence maussade, rancunière envers la violence des souffrances endurées. Le doux mois de mai, au Canada, avait mine terreuse et hâve.
L'hiver venait à peine de relâcher son emprise. La neige ne se retirait que lentement des hauteurs, des vallons, des sous-bois. La boue gagnait sur les rives au versant est des prairies. Mais les signes de renouveau se refusaient. Pas un brin d'herbe, la terre se renfrognait ne se voulant pas sauvée, ni libérée, remâchant sa méfiance.
Québec elle-même, la ville, subissait la contagion de cette humeur. Avec ennui, elle découvrait son désordre : barrières brisées, gouttières arrachées, seuils descellés, et s'examinait telle une femme se découvre blême, échevelée et vieillie, dans son miroir après une longue maladie.
L'absence des hommes et l'inquiétude des Iroquois étaient prétextes à vaguer. On ne se décidait pas à se mettre au travail et personne n'avait encore eu l'idée de rendre la liberté aux cochons dans les rues.
Angélique s'était fait faire pour le printemps une robe dans un velours léger, vert comme une feuille tendre, avec l'idée que cela hâterait le renouveau. Le mercier gardait quelques pièces de tissu en réserve, pour une saison où, lasses de leurs gros vêtements d'hiver, les femmes étaient souvent saisies d'un désir de changement qu'elles payaient n'importe quel prix. Chez la dentellière, elle avait fait l'acquisition d'un grand col arachnéen, garni de fleurons en pointe, dont on pourrait admirer le travail quand elle se promènerait dans les rues avec sur les épaules une simple cape ou un mantelet.
Il n'y avait pas trois jours que l'armée était partie que déjà l'on trouvait le temps long. Déjà l'on s'inquiétait d'être sans nouvelles.
Angélique aussi avait ouvert sa fenêtre malgré l'air que l'on disait « cru ». Elle admirait d'en haut le fleuve qui avait repris ses jeux diversifiés. Aujourd'hui, le vent soufflait. Une brume s'échappait du fleuve que la pointe des vagues entraînait en haillons blancs, en aigrettes, ce qui donnait à la surface de l'eau l'aspect d'un plumage d'oiseau rebroussé par le vent.
Ce mouvement folâtre des flots évoquait les nefs dansant joyeusement à leurs crêtes et penchait les voiles rondes et pleines, s'avançant joyeusement vers l'Amérique.
Déjà le sort en était jeté.
Leur sort.
Et si le Roi se prononçait contre eux, elle reconnut que, malgré ses forces nouvelles qui la rendaient moins vulnérable, elle ne verrait pas sans tristesse se détourner d'eux les amis qu'ils s'étaient faits au Canada. Elle ne quitterait pas sans déchirement Québec-la-Française où elle avait retrouvé son passé, sa jeunesse et le meilleur d'elle-même. Oui, le Roi de France pouvait encore leur faire beaucoup de mal.
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