M. de Bardagne était arrivé deux heures plus tôt d'un air hagard disant qu'il quittait sur-le-champ « ces lieux maudits ».

– Où est-il allé ?

Il avait annoncé qu'il réemménageait dans l'habitation qu'on lui avait allouée à son arrivée et qui était une petite gentilhommière à l'écart de la ville, au sein des plaines d'Abraham. Il n'avait voulu prendre que quelques vêtements, ses armes personnelles, deux livres.

– Mais ce logis des plaines d'Abraham doit être humide et peu confortable ! Pourquoi ne l'avez-vous pas accompagné ?

– Il a exigé que je reste là pour garder la demeure. Veiller à la mise en caisses de ses livres, préparer le déménagement, ne pas laisser sans surveillance les gens de maison et des cuisines. Mais ce n'est que prétexte. Il veut surtout être seul. Il n'avait requis que son valet de chambre. Un homme de peine, gardien là-bas, aidera le domestique pour ce soir.

Angélique demanda l'heure.

Il était cinq heures de l'après-midi et il faisait encore clair. Les journées se prolongeaient.

– Je vais aller le visiter et peut-être vous le ramènerai-je calmé !

– Oh ! Oui, Madame, faites cela je vous en prie, vous seule pouvez quelque chose pour lui. Nous, ses amis, l'avons senti tellement atteint, comme si c'était lui qui avait reçu ce coup d'épée dans ce duel et non Monsieur de La Ferté.

– Que s'est-il passé ?

– L'ignorez-vous, Madame, vous qui êtes la cause de cette rencontre ?

– Peut-être ! Mais je n'y ai pas assisté. J'ignore ce qu'ils se sont dit avant de se jeter le gant au visage.

– J'avoue que je l'ignore aussi. Mais j'en devine assez pour savoir que toute intervention de votre part lui sera bienfaisante. Vous êtes mêlée à son émotion car cet amour qu'il vous porte, comme il me l'a répété bien des fois, a peut-être ruiné sa vie. Mais il craint maintenant qu'il n'ait ruiné sa carrière, ce qui pourrait l'amener à un geste fatal car il est très attaché au service du Roi.

– Il va sans doute me recevoir fort mal ?

– Non ! Vous savez le prendre.

Angélique repassa par chez elle prévenir qu'on ne l'attende pas pour le souper. Elle ne trouva personne. Tout le monde se promenait à la recherche des premiers crocus par les prés découverts. Elle chargea un des gardes du bastion d'avertir Yolande, quand elle rentrerait avec les enfants, de ne pas s'inquiéter si son absence se prolongeait. Elle avait différentes démarches à entreprendre dans la soirée.

Elle avait tout d'abord pensé se rendre au Navire de France, mais le plus urgent était de savoir quel était l'état moral de Nicolas de Bardagne.

Elle se hâta vers les plaines d'Abraham.

Celles-ci, prolongeant les hauteurs du Mont-Carmel et marquant le point le plus élevé du promontoire, étaient encore en partie recouvertes de longues plaques de neige. On pouvait cependant, après avoir dépassé le jardin du Gouverneur, trouver des sentiers tracés par le passage des piétons, paysans ou Indiens qui, regagnant à pied le Cap Rouge, les campements de Sainte-Foy ou de Lorette, préféraient emprunter les plaines plutôt que de suivre le cloaque embourbé de la Grande Allée.

Comme elle s'avançait vers le couchant, Angélique fut frappée de l'aspect du ciel. Les couleurs ardentes mais claires et limpides qu'elle avait admirées ce tantôt se muaient en un tableau étrange.

Au-dessus d'un horizon obscur baignant dans une encre d'un noir intense dessinant à la plume la longue frise des silhouettes d'arbres de l'impavide forêt se déroulant sans fin là-bas, les lueurs de cuivre et d'or d'un incendie immobile emplissaient le ciel d'un brasier immense. Aux franges de ce brasier des nuages bistrés et charbonneux se déployaient et se déroulaient en volutes comme d'une épaisse fumée fuligineuse, exhalée par quelques matières lourdes et suffocantes, envahissant l'espace dans une forme torturée qui affectait celle d'un éventail, ces nébuleuses se déchirant, se dispersant, happaient l'or du crépuscule au-delà, l'entraînaient et le diluaient dans un ciel sali de charpies brunes et sanglantes, de courants d'ombre et de pourpre sombre, de pans de rideaux déchirés, poussés par un vent gigantesque et solennel dont on voyait la direction et l'élan, mais non le mouvement, car rien ne bougeait. Le ciel médusé s'ouvrait sur le feu de l'enfer sans qu'on en perçût l'approche. Tout se répandait sans se déplacer, comme naissant insidieusement de profondeurs inconnues. Or, à la pointe de ces plumes noires arrachées marquant le pourtour de l'éventail, le feu reprenait, écarlate, dispersant en explosions multiples, étincelles et braises de rubis.

On eût dit que flambaient là-bas à l'ouest, dans les tourbillons figés d'un cataclysme, des villes géantes et condamnées, détruites par une apocalypse sans rémission.

« Il va arriver quelque chose », se dit Angélique le cœur serré d'angoisse, devant la beauté de ce coucher de soleil.

Elle n'en avait encore jamais vu d'aussi beau et d'aussi inquiétant. Qu'allait-il arriver ?

Les êtres semblaient bien petits, minuscules, des fourmis affolées. La mort était au bord d'un geste et qu'importe que ce fût celui qui marquerait la fin du monde ou le geste unique d'une épée s'enfonçant dans un cœur et marquant la fin d'une seule vie. La vie n'était que paillettes, que fétus, mais dans son essence, plus encore que ce souffle grandiose de la Nature.

La vivacité de son sang coulant dans ses veines lui parut un miracle en face de la fragilité de ce qui en maintenait le cours. La Vie ! Rien ne méritait qu'on se privât d'un tel trésor, d'une telle certitude, d'un secret d'une si haute importance, d'une si grave promesse.

Elle allait expliquer cela à Bardagne et saurait lui remettre la tête sur les épaules. Qu'importait ce mélange de noms, de mensonges et de tragédies ; il existait, elle existait. Le Roi ? qu'importe... La vie. La vie ne se réduisait pas aux froncements de sourcils d'un roi.

De loin elle aperçut, dans son enclos, la maison et ralentit le pas. Il fallait redescendre sur Terre. Si Vivonne avait réellement tout dit au pauvre Nicolas, elle comprenait l'humiliation qui accablait l'envoyé du Roi.

Malgré une certaine étourderie dans ses propos, de la naïveté dans ses présomptions, Bardagne n'était pas un sot. Angélique se doutait qu'aucun raisonnement fallacieux de sa part ne viendrait cette fois adoucir l'humiliation qui lui avait été infligée lorsqu'au dire de Vivonne la sottise de la lettre qu'il avait envoyée au Roi lui était apparue. Cette fois, son imagination jouerait dans le sens pessimiste et risquait de l'entraîner au désespoir.

Aussi, Angélique, apercevant la fumée qui s'échappait de l'habitation, n'en était-elle pas moins mortellement inquiète tandis qu'elle s'approchait de la barrière clôturant le jardin. La demeure isolée dans les plaines d'Abraham ne comportait qu'un seul étage, dont les volets restaient fermés. On n'avait repoussé que ceux du rez-de-chaussée dans cet emménagement hâtif. Du côté des cuisines, elle entendit couper des bûches sur un billot.

Elle commença par faire le tour de la maison pour trouver les fenêtres du salon ou de l'appartement où l'envoyé du Roi avait pu s'enfermer pour cacher son déplaisir. En approchant son visage d'une vitre derrière laquelle se devinait la lueur d'une flambée, la vision à laquelle elle s'attendait était de voir se balancer à hauteur de ses yeux les pieds et les jambes d'un cadavre pendu aux solives. Elle poussa un soupir de soulagement. Elle était arrivée à temps. M. de Bardagne était assis dans un fauteuil non loin du feu.

Cependant la pénombre de la pièce ne permettait pas de surprendre l'expression de ses traits. Son attitude était celle d'un homme prostré mais, selon toute apparence, il n'avait encore avalé aucune médecine décisive. On devinait qu'il méditait tristement et offrait l'image de ce que serait désormais l'existence de ce fonctionnaire malchanceux, vivant les jours d'une disgrâce solitaire, au fond de sa province. Quelqu'un dut frapper à la porte car elle le vit relever légèrement la tête. Le valet entra apportant un flambeau. L'ayant posé sur une table, il voulait ajouter des couvertures au lit préparé à la hâte. On voyait que Bardagne l'en dissuadait, désireux d'être seul. L'homme se proposa encore, voulant aider son maître à retirer ses bottes et à se débarrasser de son baudrier et de son épée. De nouveau, Nicolas de Bardagne l'éloignait avec impatience.

Lorsque le domestique se fut retiré, Angélique revint vers la façade de la maison, y pénétra. Le valet avait regagné l'office et on l'entendait parler avec l'homme de peine qui cassait du bois.

Elle alla jusqu'au fond du vestibule où s'ouvrait la porte de l'appartement. En la découvrant debout devant lui, Nicolas de Bardagne ne marqua aucune réaction. Les mouvements des flammes accentuaient les ombres de ses traits creusés. Il avait vieilli de dix ans et ses yeux étaient mornes.

Angélique se débarrassa de son manteau et de ses gants qu'elle jeta sur un coin de la table. Comme il ne lui proposait pas de s'asseoir, elle chercha des yeux un siège, mais il la cloua sur place par un brusque sursaut.

– Ne m'approchez pas, fit-il d'un ton farouche.

Puis, très sombre :

– ... Maudit soit le jour où je vous ai rencontrée !

– Qu'ai-je à voir avec ce duel dont on vient de me porter la nouvelle ? demanda Angélique connaissant très bien la réponse mais ne voulant pas se laisser impliquer d'emblée dans les querelles de ces insupportables gentilshommes.

– Vous le savez ! Et cela ne m'étonne guère de vous que vous ayez la hardiesse et la mauvaiseté de venir joindre vos moqueries à celles des autres.

– Qui se moque de vous ?

– Le duc de La Ferté.

– Vous l'avez corrigé. Vous voilà quittes. Quant à moi, je ne me suis jamais moquée de vous.

– Oh ! Vraiment ? fit Bardagne avec un sourire amer. Croyez-vous que ce qu'il m'a dit et qui m'a révélé en quel mépris vous me teniez s'effacera jamais de ma mémoire ? Il m'a dit que VOUS, que j'imaginais d'humble condition, ce que vous me laissiez croire, aviez été une des grandes dames de Versailles. Que vous paraissiez à la Cour sous le nom de Madame du Plessis-Bellière, que vous étiez veuve d'un grand personnage de cette famille apparentée aux Condé. Il m'a dit que vous aviez été aimée du Roi... et il m'a dit enfin que vous étiez cette femme rebelle dont le Roi m'avait entretenu. La Révoltée du Poitou... Et moi ! Moi ! N'ai-je pas écrit au Roi, à Tadoussac, une lettre où j'affirmais à La Reynie qu'en aucun cas vous ne pouviez être cette femme. Je confiai la lettre à Monsieur de Luppé, commandant du navire de guerre Maribelle qui continuait vers l'Europe. Le Roi a donc lu déjà mon rapport et compris l'étendue de ma sottise et de ma naïveté.

– Ne faites pas une montagne d'une telle bévue ! Qui n'en commet point ?

– Ma carrière est finie, brisée.

– Vous avez rendu d'autres services et prouvé vos qualités de multiples façons. Ne rapportez-vous pas à Monsieur Colbert ce magnifique travail que vous avez rédigé au cours de l'hiver, un rapport qui fait le point sur l'état actuel de la colonie, ses nécessités, ses ressources ?

– J'ai tout jeté au feu, fit-il avec un geste vers le foyer. Peu m'importe la colonie. Qu'elle périsse ou qu'elle vive ! Peu m'importe Monsieur Colbert et le rapport que je lui préparais.

– Quel dommage ! Vous êtes trop impulsif. Vous auriez ainsi pu attirer l'attention du ministre...

– Peu m'en chaut ! Tout est fini. Je donnerai ma démission au Roi et me retirerai dans mes terres.

– Mais non ! Vous ne pouvez vous retirer ainsi. Vous êtes si attaché à la fonction publique et au service du Roi.

Il secoua la tête.

– Non ! Tout est fini. Ce n'étaient que des hochets. Je retournerai en Berry.

– Secouez-vous, fit-elle, agacée de lui voir ces airs de malade languissant. Ne dirait-on pas que c'est vous qui avez été touché et non le duc ? Il est pourtant assez mal en point.

Nicolas de Bardagne la fixa avec une acuité d'oiseau de proie.

– Lui vous a eue sous ses baisers... Et Desgrez... Et le Roi... Et moi je ne suis qu'un pantin.

– Pourtant s'il ne s'agit que de baisers, vous n'avez pas à vous plaindre.

– Aucun homme ne peut être bafoué plus que je ne l'ai été. Je comprends maintenant le sourire sardonique de Monsieur François Desgrez lorsque je lui disais en parlant de la passion que vous m'aviez inspirée : « J'irais jusqu'à l'épouser. » Quoi ? Vous étiez la Révoltée du Poitou, et moi, pendant ce temps, assuré de votre innocence, je couvre trois feuillets de mon écriture, évitant de les dicter à mon secrétaire pour que rien ne transpire, et je me confonds en protestations pour assurer de mille façons à Sa Majesté, qu'en aucun cas, la femme qui vit aux côtés du comte de Peyrac, épouse ou concubine, au sujet de laquelle Sa Majesté m'a chargé d'enquêter, ne peut être cette grande dame qui a porté les armes contre son souverain et qu'Elle recherche... Et tout en écrivant, je souris. Ne suis-je pas bien sûr de mon fait ? La femme aux côtés du comte de Peyrac, je la connais... C'est une humble servante, à laquelle j'ai eu l'occasion de fournir de l'aide à La Rochelle, cette femme bien que catholique, s'étant fourvoyée à servir chez les Huguenots, malgré les interdictions proclamées...