– Bien, Monsieur, répondirent les deux voix unanimes.

*****

Angélique dans la chambre-bibliothèque avait elle-même remis du bois sur les tisons. Nicolas de Bardagne entra, vint à elle, l'aida à se dépouiller de sa mante boueuse. Il retirait son baudrier et le jetait avec son épée sur un coin de table. En entendant le choc du fourreau sur le bois, Angélique revit la scène qui venait de se dérouler dans les plaines d'Abraham. L'éclair de cette épée brandie, le sang qui giclait, tout à coup, elle s'aperçut qu'elle pleurait, non pas de crainte, ni d'horreur, mais de joie, de cette joie irradiante et brutale qui l'avait saisie, transportée, et qu'elle n'avait pu extirper d'elle-même tant sa gorge était serrée ; mais c'était un sentiment de justice, de victoire, de triomphe dont la violence l'étouffait quand elle avait vu les trois scélérats pourfendus, transpercés par cette lame brillante, virevoltante, quand elle avait vu l'horrible Saint-Edme abattu comme un sinistre vampire flasque, dans les pans de son manteau.

Avec quelle fureur Bardagne les avait-il occis ! Avec quelle frénésie ! Elle avait entendu le fer pénétrer dans les chairs. Les hoquets et les râles, et ce qui l'avait bouleversée tout ce temps-là, c'était la conscience d'assister à un moment du justice enivrant, action de châtiment mérité et qui avait paru jusqu'alors irréalisable, et qui pourtant s'accomplissait et qu'elle pouvait contempler de ses yeux.

Terrassé ! Transpercé ! Immonde ! Enfin ! Pour une fois... Jusqu'alors tout spectacle de violence, même justicière, lui avait été pour le moins pénible, l'accablait comme si elle s'était sentie responsable de ce mal du monde.

Mais cette fois, c'était différent. Parce qu'elle était devenue différente.

Elle s'accrocha aux épaules du gentilhomme.

– J'ai toujours aimé saint Michel, dit-elle entre deux sanglots, mais maintenant je le comprends. On ne peut pas toujours... les laisser... être les plus forts...

Elle entoura de son bras le cou de Bardagne et cacha son visage contre sa peau vivante, recherchant sa tiédeur d'homme robuste.

– J'aurais dû le prendre comme dévotion... saint Michel...

Il ne comprenait rien à ce qu'elle balbutiait à propos de saint Michel. Mais il la sentait se blottir dans ses bras, et lorsqu'elle leva sur lui ses yeux brillants de larmes heureuses, il y put lire une tendresse qui le rendit hagard.

– Il faut... Il faut, dit-il, que vous buviez quelque chose pour vous réchauffer, pour vous remettre.

Mais c'est elle qui le retenait et attirait son visage vers le sien et qui prenait sa bouche. Alors il eut des gestes de viol pour écarter son corsage, découvrir ses épaules.

Elle se recula, voulut le repousser.

– Écoutez-moi, Nicolas...

Il devint blême.

– Non ! Non ! Vous jouez de mon désir... Vous m'affolez avec cette coupe près de mes lèvres. Et puis vous vous dérobez encore.

– Je dois vous dire...

– Non !... Cette fois je ne vous laisserai pas me berner.

– Écoutez-moi donc, à la fin, Nicolas de Bardagne, cria-t-elle en tapant du pied. Vous m'avez sauvé la vie, mais ne voyez-vous donc pas que je suis à bout ?... Tenez-vous tranquille. Et écoutez-moi... JE SUIS MARQUÉ À LA FLEUR DE LYS ! Entendez-vous : marquée à la fleur de lys !

Il l'examina les yeux fous et fut long à comprendre.

– Oui, insista-t-elle, marquée au fer rouge, comme les assassins, les prostituées, les voleuses.

– En tant que rebelle du Roi ?

– Oui ! le défia-t-elle.

Elle prit la main de Bardagne et la glissa sous son aisselle nue.

– Là ! Sentez-vous ?

Du bout des doigts, il reconnut, sur la chair satinée du dos, l'abjecte flétrissure : le sceau de la fleur de lys. Elle tressaillit sous le frôlement de sa main fraîche.

– La reconnaissez-vous, la fleur de lys ?

Il demanda, la voix courte :

– Pourquoi me dévoiler cela maintenant ?

– Pour que vous n'ayez pas à le découvrir vous-même, tout à l'heure...

Il fixait sur elle un regard vacillant, incrédule. Ses lèvres tremblaient. Effroi devant la révélation de la terrible marque ? Ou joie démesurée à lire sur ses traits bouleversés un trouble égal au sien, une promesse...

– Est-ce... Est-ce pour cela ? chuchota-t-il d'une voix rauque, presque mourante, que vous vous refusiez à moi, à La Rochelle ?

Elle n'y avait pas songé. Mais il lui apparut aussitôt qu'elle ne pouvait qu'acquiescer. La suggestion, logique après tout, calmerait les blessures d'amour-propre qu'elle lui avait infligées autrefois par ses dédains.

– Oui ! Que faire d'autre ? J'étais une réprouvée et vous, vous étiez le Lieutenant du Roi.

– C'est mal ! Vous n'auriez pas dû !... Vous auriez dû... me faire confiance...

Il l'attirait à lui, l'étreignait à la briser. Lentement, il glissa devant elle, à genoux.

– Ô ma belle servante !

Un sanglot vibrait dans sa gorge. Elle sentit ses bras durs comme un cercle de fer autour de ses reins. À la pointe de son ventre, la charge de ce front viril incliné devant sa féminité comme celui de l'adorateur devant l'idole fit lever en elle un vertige. Ses doigts se crispèrent dans les cheveux de l'homme à genoux. Mais au lieu de repousser cette tête lourde et vaincue, elle la serrait contre elle.

*****

De sa bouche brûlante, il l'avait menée au plaisir. Et maintenant, éclairé par la lumière du feu qui déclinait, rougeoyant, il l'aidait à achever de se dévêtir. Nu et dans toute la vigueur d'un besoin charnel qui ne se démentait point et ne s'était pas encore entièrement assouvi, il avait des gestes lents de somnambule, mais doux, dévotieux.

Lentement, il la guida vers le lit et ils s'étendirent. Ils se regardaient, oppressés par cette totale liberté de leur chair, de leurs membres nus et qui pouvaient se nouer et se rejoindre suivant les impulsions d'un désir qui, à n'être plus contraint, s'effrayait. Ils le laissaient monter en eux, à bonds souples, tel un animal s'apprivoisant peu à peu. Leurs mains machinales, à caresser, leur étaient plus indifférentes que leurs lèvres. Ils s'embrassèrent d'un de ces baisers dévorants dont la fièvre s'était emparée d'eux souvent et qu'ils pouvaient enfin échanger sans redouter de frustration. Et qu'ils pouvaient enfin prolonger jusqu'à la limite de leurs souffles et de leurs forces.

Longuement, âprement, avidement, ils s'embrassaient tandis que leurs membres se nouaient dans une étreinte de plus en plus convulsive, jusqu'à la douleur, jusqu'au paroxysme. Tandis que les yeux clos, roulés dans le ras de marée obscur, ils s'abandonnaient aux gémissements profonds et lascifs que leur arrachait l'effervescence intérieure d'une jouissance qu'ils ne s'étaient jamais imaginée pouvoir être si complète entre eux.

– Vous êtes loyale ! Comme vous êtes loyale ! disait Nicolas de Bardagne dans la nuit.

Que voulait-il signifier ? Qu'une fois l'ultime frontière franchie, elle se livrait loyalement au plaisir ? Pourquoi ne l'aurait-elle pas fait ? Elle était bien dans ses bras.

L'expérience qu'ils avaient tous deux de l'amour et qui finit par donner aux gestes une sorte de familiarité, leur permettait de s'y livrer sans hésitation ni gêne en cette première rencontre.

Bardagne était un partenaire sans monotonie. Sensuel, actif et poussé par le délire qui s'emparait de lui quand il réalisait que c'était ELLE qui était là, qu'il caressait, embrassait, possédait, il alternait des crises de sombre désespoir soutenant sa fougue amoureuse par l'idée qu'il allait la perdre et qu'elle se plaisait à calmer de caresses et de mots tendres, avec des crises d'émerveillement et de joie qui l'entraînaient à se repaître de chaque parcelle de son corps, accompagnées d'exigences qu'il fallait combler, de paroles d'adoration qui la faisaient rire. En plein discours, emmêlés l'un à l'autre, ils plongeaient dans le sommeil comme dans un puits, se réveillaient avec la chair de l'autre sous les lèvres et déjà repris par la griserie de ce contact.

Dans une de ces courtes périodes d'inconscience, elle rêva des hommes qui la poursuivaient pour la tuer. Elle se réveilla en poussant un cri. Mais déjà il était penché sur elle et la couvrait de baisers pour la rassurer.

Elle se dit avec délectation que les sordides et libidineux malfaiteurs étaient morts. Et qu'elle, était vivante. Elle recevait, au creux d'une nuit enjôleuse, les caresses d'un homme épris. Il y aurait toujours de l'amour pour elle ! De la vie !

Et les autres n'étaient plus que de froids cadavres au fond des eaux glacées.

Avec un élan de tendresse et de reconnaissance pour l'homme qui était là, elle se blottit contre sa poitrine où elle entendait battre un cœur fervent.

*****

Le rose tremblant de l'aube luisait aux carreaux. En se réveillant dans un état de languissante euphorie, elle voyait Nicolas de Bardagne, debout devant l'âtre, qui jetait sur les cendres chaudes de la veille du menu bois et des bûches. Dans la pénombre, sa nudité révélait ce qu'avait annoncé sa chevelure et sa moustache châtaines : une peau très blanche. Il luisait comme un marbre tandis qu'il revenait doucement s'asseoir au bord du lit. Elle s'assit également, les bras autour de ses genoux, et ils restèrent appuyés l'un à l'autre dans un état de fraternelle fatigue.

Les doigts de l'envoyé du Roi caressaient la meurtrissure de la fleur de lys, la détaillant machinalement avec une sorte de pitié voluptueuse.

– Que de détresses, murmura-t-il, que de bonheurs perdus pour de vaines rigueurs, que de joies immolées à des peurs sans objet, que d'injustices commises pour le service des princes ! Alors qu'il suffisait d'aimer... de s'aimer... Pourquoi n'avoir pas vu clair à temps ? Pourquoi m'avez-vous laissé m'enferrer dans mes erreurs ?

– Réfléchissez ! À quoi cela aurait-il servi que je vienne troubler votre conscience de parfait fonctionnaire ?

– Oui ! C'est vrai ! Et vous m'aviez bien jugé. J'étais un naïf, ennemi de la réalité, craignant que sa lumière cruelle ne détruise des illusions qui me convenaient. Je voyais à servir mon Roi une sorte de devoir religieux, dont les charges plus hautes récompenseraient le zèle. Or, les chemins que j'ai suivis étaient faux. Je n'avais pas compris que pour plaire en haut lieu et parvenir tant soit peu ne serait-ce qu'à améliorer le train de sa maison, il fallait être justicier, inquisiteur, et non pas philosophe et libertin.

Touchée de la tristesse qui vibrait dans sa voix, elle effleura de sa joue son épaule ronde et lisse. La chair de Bardagne contre la sienne lui faisait du bien et aussi le calme de cette heure furtive.

Étayés l'un à l'autre, dans la faiblesse de leur nudité, Adam et Ève mélancoliques, heureux de l'être, ils échangeaient à petites phrases des souvenirs, que les licences voluptueuses de la nuit semblaient avoir vidés de leur contenu amer.

– ... J'étais stupide. Je tablais sur les âmes de bonne volonté et non sur leur sombre intolérance... Les huguenots eux-mêmes que je voulais ramener pour leur paix dans le chemin de l'obéissance à Dieu et au Roi, et persuader que mon amitié et des colloques intelligents suffiraient à les éclairer, comme ils me méprisaient... Vous souvenez-vous des Manigault ?

Elle inclina la tête.

– Je m'étais laissé séduire par la joliesse et la gentillesse de leur fille aînée, Jenny. Bien loin de les honorer, je comprends aujourd'hui que ma demande en mariage les avait scandalisés : un papiste impur souhaitant leur fille. Ils se sont empressés de la marier à Joseph Garret, un benêt, mais appartenant à la R.P.R., la religion prétendue réformée...

Malgré les dispositions qu'il montrait à regarder avec plus de courage la face noire de la vie, Angélique ne jugea pas utile de l'informer que les Manigault avaient émigré, qu'ils se trouvaient à Gouldsboro, toujours guère moins fanatiques, et surtout que la pauvre Jenny Manigault avait disparu à jamais au tréfonds de la forêt américaine, enlevée dès les premiers temps de leur débarquement par une petite tribu d'Indiens pillards du Haut-Kennébec.

L'esprit de Bardagne demeurait à La Rochelle.

– Et c'est alors que vous êtes apparue, plus trompeuse et plus mensongère que les autres.

– C'est votre faute, je vous l'ai déjà dit. Parce qu'à vos yeux j'étais née le jour où vous m'aviez vue pour la première fois. J'avais surgi tout d'une pièce des pavés de La Rochelle avec mon panier à linge d'une main et ma petite fille de l'autre. Avant vous, je n'avais pas vécu, il ne m'était jamais rien arrivé. Quant à mon avenir, il ne pouvait s'ordonner qu'autour de votre bon plaisir. N'est-ce pas vrai ?