Il s'écarta lentement et tandis qu'elle reprenait sa marche dans le sentier et passait devant lui, ses yeux la suivirent en l'étudiant comme s'il eût voulu tout garder d'elle en un suprême regard.
– Votre pouvoir est sans limite, dit-il. Entre autres, vous avez fasciné mon père au point qu'il n'a même pas osé vous faire la cour.
– Assez de sottises, Anne-François. Votre famille s'est mêlée un peu trop de nos affaires à mon goût, j'aurais aimé, au moins, en garder un souvenir amical, mais si vous continuez sur ce ton, cela me sera impossible.
Il voyait qu'il avait perdu, qu'il s'était aliéné, par des mots exécrables, jusqu'à cette tendresse indulgente qu'elle lui vouait parce qu'il était l'ami de son fils Florimond et qu'elle le trouvait jeune et beau.
La déception lui tordit le cœur, lui donna envie de tuer et il se sentit, enfin, plus fort qu'elle.
– Je pourrais vous renvoyer le reproche, Madame, fit-il avec un sourire supérieur, quant à la gêne et aux déplaisirs causés par votre famille à la mienne, car, s'il m'est cruel, à moi, de vous dédaigner, de vous imaginer dans les bras de Monsieur de Bardagne, croyez qu'il ne m'est guère moins pénible d'imaginer ma mère dans ceux de Monsieur de Peyrac.
Angélique, voulant clore un dialogue qu'elle estimait stupide et sans issue et lui faire savoir qu'elle ne le craignait point, s'éloignait. Elle se trouvait à quelques pas déjà, lorsque les derniers mots l'atteignirent. Elle s'immobilisa et se retourna. Elle était devenue très pâle. Cependant, elle dit froidement :
– Expliquez-vous !
Et elle revint sur ses pas pour l'entendre. La lumière qui frappait son visage la rendait translucide. Jamais elle ne lui avait paru aussi belle. La sévérité avec laquelle elle le toisait l'humilia. Elle le sommait de s'expliquer comme un enfant qui, à la suite d'une bévue, s'attire un blâme des grandes personnes. Décidément, elle était d'une force que rien ne pouvait entamer et il la haïssait.
– Oui ! Ma propre mère, s'écria-t-il. Elle et votre époux. Je les ai vus ensemble un jour où vous étiez à l'île d'Orléans. Je me trouvais au manoir de Montigny, en bas... Je sais tout ce qu'ils ont fait ce jour-là... Et Euphrosine Delpech aussi le sait, la pécore... Je l'ai aperçue qui guettait la sortie de ma mère dehors, si longtemps qu'elle en a eu le nez gelé... Demandez-le-lui. Ah ! La belle partie que voilà : deux rois, deux reines et tant pis pour le valet qui ne compte pas...
Cette image l'obsédait.
Il haletait, se demandant quelles preuves donner encore.
– C'est, peu après, que Monsieur de Peyrac lui a fait remettre un bibelot de prix, la coupe d'or et d'émeraude.
Soudain elle le gifla, violemment, mais avec la prestesse cinglante d'un fouet.
Il se tenait la joue et eut de la peine à reprendre ses esprits. Lorsqu'il se redressa, elle était loin déjà dans la descente vers la ville.
Chapitre 80
Angélique après avoir longé le jardin du gouverneur était rentrée dans la ville par la Place d'Armes. Elle la traversa très droite, en marchant comme une somnambule.
Les mots prononcés par Anne-François de Castel-Morgeat sonnaient dans sa tête. Ils étaient inscrits dans sa rétine en lettres de feu. Elle ne voulait pas se les répéter, ni les déchiffrer. Mais déjà, et malgré elle, montait en arrière-pensée la certitude que tout ce qu'il avait dit, c'était vrai ! C'ÉTAIT VRAI ! Parce qu'elle l'avait toujours su, senti, vu. Elle l'avait vu dans les yeux sournois d'Euphrosine Delpech lorsqu'elle lui avait soigné son nez gelé.
Elle l'avait senti dans le trouble de Sabine certain jour où, se trouvant au château Saint-Louis, elle avait remarqué la petite coupe d'or et qu'elle avait songé :
« Tiens ! Quand donc la lui a-t-il remise ? »
Elle pouvait même dire qu'elle l'avait su à l'habileté avec laquelle Mme de Castel-Morgeat avait répondu à sa question, quand elle s'était enquise des raisons de l'ecchymose qu'elle portait à la tempe. Trop habile et insouciante pour une fois. La garce !
Angélique marchait sans prendre garde aux personnes qu'elle croisait. Elle n'aspirait qu'à une seule chose : atteindre la maison, s'enfermer dans sa chambre. Alors, seulement, elle réfléchirait.
Comme elle arrivait à la place de la Cathédrale, un cortège qui traversait lui barra la route. Venant de chez les ursulines, une foule nombreuse escortait les chariots et les brancards sur lesquels on avait chargé les pièces du retable de sainte Anne, brillantes d'un or pur et tout neuf, et s'apprêtait à descendre la côte de la Montagne pour gagner l'embarcadère du Sault-au-Matelot.
Ce jour était celui choisi pour mener le nouveau retable achevé à l'emplacement des miracles, sis à l'extrême nord de la côte de Beaupré, non loin du petit cap. On allait le monter dans le nouveau sanctuaire, une chapelle de pierre remplaçant celle de bois dédiée à sainte Anne et qui avait brûlé.
Accompagnée du sculpteur, de ses fils et de ses apprentis, des prêtres qui donneraient la bénédiction, de nombreux « obligés » de sainte Anne parmi lesquels Éloi Macollet, sauvé des eaux, la petite Ermeline, sauvée d'une existence grabataire ou des dangers de ses fugues selon les avis et que portait sa nourrice noire, entourée de pieuses personnes qui chantaient des cantiques, l'œuvre d'art allait être chargée sur deux grandes barques qui attendaient dans le port. Monseigneur l'Évêque viendrait plus tard en grande pompe pour l'inauguration qui aurait lieu sans doute au mois d'août, jour de la fête de sainte Anne.
Angélique attendit, l'esprit ailleurs, que la foule s'écoulât.
– Venez-vous avec nous, Madame de Peyrac ? la priait-on au passage.
Elle dit : « Non », machinalement. La procession passée, elle franchit le ponceau devant le couvent des jésuites et commença de monter sa rue.
Elle n'entendit pas le cri aigu de la petite Ermeline qui, l'ayant aperçue, glissa des bras de Perrine et disparut comme une souris par les venelles avoisinant la rue de la Fabrique. Sa mère et la négresse se lancèrent à sa poursuite en espérant la rattraper avant que les barques missent à la voile.
Au port les préparatifs de départ furent vite accomplis parmi la sympathie de la population. Les moins dévots reprenaient de bon cœur les cantiques. Une première grande barque fut vite pleine, occupée par ceux qui tenaient les reliquaires, les statues, le tabernacle.
Mme de Mercouville et la nourrice Perrine ne revenant pas avec Ermeline, les deux autres enfants Mercouville, qui étaient déjà montés à bord, renoncèrent à être de ce voyage-ci et redescendirent, cédant leurs places à d'autres.
– Dis-moi, demandait le jeune Gonfarel à Éloi Macollet, qu'est-ce qu'ils racontent aujourd'hui les sorciers de l'île d'Orléans avec leurs fumées ?
Un apprenti tenait dans chaque bras une statue. En les recouvrant d'or, les ursulines avaient dessiné au poinçon sur les robes des broderies du plus bel effet. Jamais on n'avait vu des statues aussi royales.
La grande embarcation dressa son unique voile presque carrée aussitôt gonflée de vent et s'éloigna rapidement, chargée d'or superbe et miroitant, de prêtres et d'ouvriers qui chantaient des cantiques.
Sauf Macollet désigné pour accompagner le « tombeau » sur une autre barge et qui, la main sur les yeux, déchiffrait les messages des sorciers de l'île d'Orléans.
Des mariniers armés d'une gaffe rapprochèrent un bachot sur lequel le « tombeau », pièce maîtresse du soubassement, pourrait être arrimé plus solidement.
– Hé ! Dis donc, Éloi, donne-nous un coup de main, grogna l'un d'eux, au lieu de rêvasser à regarder le paysage.
Mais Éloi Macollet ne rêvassait pas. Le visage sévère, soudain durci, la main en auvent sur ses yeux aigus, ses sourcils broussailleux froncés, il fixait les nombreux petits nuages blanchâtres qui, comme des houppettes rondes, montaient par intermittence de différents points de l'île d'Orléans. Ses lèvres remuaient au fur et à mesure qu'il décryptait le message.
– Qu'est-ce qu'ils disent, Éloi ? insistait le gamin.
– C'est ma foi vrai, remarqua enfin l'un des mariniers, ils sont bien bavards aujourd'hui les gens de l'île. Qu'est-ce qu'ils racontent à c't' heure, Éloi, toi qui sais lire les signes ?
– Ils appellent au secours ! répondit le vieux.
Chapitre 81
Angélique était rentrée chez elle par l'arrière de la maison et traversait la grande salle. La matinée devait être déjà fort avancée car Suzanne était là, qui, manches retroussées, avait entrepris d'astiquer les cuivres au blanc d'Espagne, en chantonnant parce qu'il y avait du soleil.
Angélique répondit du bout des lèvres au salut de la gentille Canadienne, grimpant quatre à quatre les marches du petit escalier, elle se jeta dans sa chambre comme dans un refuge où elle allait enfin pouvoir reprendre conscience.
« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »
Appuyée au mur, elle se répétait cette phrase avec une amère ironie.
« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »
Elle ne savait pas exactement pourquoi le coup terrible qu'elle avait reçu lui paraissait fatal et mérité. Non, ce n'était pas cela qui lui faisait marmonner « Bien fait pour toi !... » mais l'immensité de sa sottise qui n'avait rien vu. Maintenant, elle était trahie. Elle avait tout perdu.
En envisageant d'un coup d'œil la chambre exiguë, le grand lit où elle avait connu avec lui tant de nuits éblouissantes, elle fut frappée en plein cœur. La vue du petit réchaud de faïence sur lequel, tant de soirs ou de matins glacés, ils avaient réchauffé en riant du rhum ou du vin à la cannelle et aux épices lui fut insoutenable. La douleur montait qu'elle jugula d'un accès de rage folle. Attrapant le fragile réchaud, elle leva haut le bras et le fracassa au sol en mille morceaux.
– Madame ! crie Suzanne d'en bas, que se passe-t-il ?
Angélique se contint.
– Ce n'est rien ! répondit-elle avec calme. Ce n'est qu'un objet qui s'est brisé.
Et très doucement, en maîtrisant la violence qui la faisait trembler, elle réussit à fermer la porte sans bruit.
« Oui, songeait-elle, un objet qui s'est brisé. Mon cœur qui s'est brisé. »
Elle alla appuyer son front contre la vitre. La main sur sa bouche entrouverte, elle retenait un cri, un gémissement qui ne pouvait encore se transformer en sanglot.
« Joffrey et Sabine... Non ce n'est pas possible ! Ce n'est pas vrai ! Si, c'est vrai ! C'est vrai ! »
La transformation de Sabine, soudain belle et apaisée, lui criait la vérité. Et chez elle, au château Saint-Louis, il y avait désormais la petite coupe d'or et d'émeraude qu'elle y avait remarquée. Ce présent réservé à Mme de Castel-Morgeat qu'il n'avait pas jugé opportun de lui remettre après le fâcheux coup de canon et que, soudain, il lui avait fait porter sans raison. Sans raison ? Maintenant, elle savait la raison. Quand était-ce ? Vers ce moment-là, alors qu'elle était à l'île d'Orléans. Quand elle eut bien retourné dans sa tête ce détail de la petite coupe d'or et compris que la remise qui en avait été faite et sans bruit à Sabine de Castel-Morgeat signait une réconciliation fort complète entre Gascons et ne lui permettait plus de douter, Angélique crut qu'elle allait mourir.
Jamais ! Non, jamais elle ne supporterait l'idée, l'image de Joffrey penchant vers Sabine le même sourire que vers elle ! Non ! Pas le même sourire !
« Oh ! mon Dieu ! Que vais-je devenir ? »
L'idée qu'elle avait été cette nuit même entre les bras de Bardagne l'effleura, mais Bardagne, pour elle, ce n'était pas grand-chose. Cela n'avait aucune importance. Rien ne serait arrivé si ces cloportes immondes ne l'avaient mise à bout de nerfs en essayant de l'assassiner bassement.
Tandis que Joffrey ne faisait jamais rien par mégarde.
Elle eut un sanglot, et appuya son front contre la vitre froide. Elle regardait ce paysage qui lui avait inspiré si souvent tant d'allégresse et elle le trouvait détestable. Lui aussi l'avait trahie. Il lui avait laissé croire que la vie était belle, que l'on pouvait ressusciter de tout. Maintenant elle le trouvait effrayant dans sa morne et impavide immensité. Le brouillard qui s'élevait en nappes traînantes et grises au long de la côte de Beaupré lui apparut lugubre, triste haleine d'une terre malsaine promise à la mort et qui lutterait en vain.
« Je savais qu'il allait arriver quelque chose. »
La douleur qu'elle ne voulait pas laisser parvenir jusqu'aux rives de sa conscience lui causa un malaise qui l'étourdit. Des vibrations intérieures l'envahissaient. Son atterrement se muait en angoisse.
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