« Je savais qu'il allait arriver quelque chose ! Quelque chose de terrible ! »
Luttant pour ne pas s'évanouir, elle se détourna de la fenêtre, voulant gagner son lit pour s'y étendre.
Alors elle vit Outtaké sur le seuil de la porte. Outtaké, l'Iroquois, le chef des Cinq-Nations.
Ce ne fut qu'une vision. Il disparut presque aussitôt. La porte restait close et ne s'était pas ouverte. Mais elle l'avait vu comme présent avec son haut cimier de mèches encollées de résine, et à ses oreilles ses pendentifs de vessie de chevreuil gonflées et peintes en rouge. Et sa face jaune-brun pâle, sa poitrine puissante, matachiée de peintures de guerre. C'était lui.
« Outtaké ! C'était Outtaké l'Iroquois ! Je l'ai vu ! »
Son cœur s'était mis à battre irrégulièrement, mais d'une peur nouvelle. Pourquoi était-elle soudain victime d'une si précise évocation ? Tout ce qui était arrivé depuis la veille au soir lui avait brouillé l'esprit. À moins que...
Ses yeux revinrent vers la fenêtre, examinant ces brumes lointaines qui, au lieu de monter lentement et d'envahir le ciel, s'étalaient et s'épaississaient à ras de la terre et des eaux. Ce qu'elle avait pressenti tout à l'heure d'anormal et de sinistre dans ce paysage transformé pouvait-il se révéler exact ? Les écharpes de brumes grises qu'elle avait jugées horribles, cachaient-elles en réalité l'horreur ?
Elle les scrutait avec attention, paralysée par un pressentiment, mais ne voulant pas encore y accorder foi. Çà et là, pourtant, elle discerna des lueurs de brasiers.
Les établissements de la côte de Beaupré flambaient.
Elle comprit.
Tandis que l'armée les cherchait au sud, les Iroquois arrivaient par le nord. Et si elle avait vu Outtaké sur le seuil de la porte, c'est qu'il était aux portes de la ville.
Elle se jeta sur le palier, hors de la chambre.
– Suzanne ! hurla-t-elle, cours ! Cours vite ! Cours jusque chez toi ! Ta mère ! Tes enfants ! Les Iroqouis ! Les IROQUOIS !
Suzanne à son visage ne prit pas la peine de prononcer un mot et s'élança dehors.
Angélique la vit remonter le champ en pente derrière la maison. Angélique regardait autour d'elle. Il fallait penser vite. N'entendait-on pas déjà s'élever la rumeur du cri de guerre des Iroquois ? Elle rentra dans sa chambre et ouvrit le coffre qui se trouvait au pied du lit. Fébrilement, elle écarta les vêtements et y trouva rangé le collier de Wampum que lui avait fait parvenir l'hiver dernier, par l'intermédiaire de Tahountaquéte, le conseil des Mères des Cinq-Nations. Elle l'examina ; large et long, sa mosaïque blanche et bleu sombre, ses franges de cuir. L'on ne cessait de dire qu'elle possédait là l'un des plus beaux traités d'alliance.
« Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies ! Comme je t'ai donné la tienne ! »
Elle roula le bandeau de coquillages et le mit sous son bras. Le silence de la maison lui parut trop serein, lourd d'une tragédie qui allait éclater.
Elle descendit dans la grande salle, ouvrit des portes. Les enfants avaient été conduits aux ursulines, mais où était Adhémar ? Et Yolande ? Peut-être en bas à traire la chèvre ? Elle prit un mousquet dans le râtelier dressé pour les armes près de la porte d'entrée et descendit à la cave à la recherche de quelqu'un de la domesticité. Elle trouva Yolande et Adhémar tous les deux enlacés sur le tas de paille et plongés dans une active séance de réconciliation.
En l'apercevant, ils poussèrent un cri de terreur. Terreur bien vaine car elle n'enregistrait de la scène que la bonne fortune de les avoir trouvés.
– Vite ! Vite ! leur dit-elle, levez-vous, les Iroquois arrivent... Vous allez vous charger de la défense de la maison. Fermez toutes les issues. Et les trappes du grenier. Mettez les vantaux. Retirez les échelles. Toi, Yolande, tu te posteras à la fenêtre du premier étage sur la rue afin de couvrir la maison de Mademoiselle d'Hourredanne s'ils débouchent par le chemin de la Closerie. Toi, Adhémar, tu surveilleras de mon cabinet de médecine s'ils viennent par les hauts de Montigny...
– Oui... Ma... me... Madame, répondit Adhémar qui reboutonnait son uniforme en claquant des dents.
En sortant elle s'avisa qu'elle n'avait pas pensé aux deux hommes qui tenaient sentinelle dans le petit fortin construit à l'emplacement de la maison des Banistère. Sortis sur la plate-forme, ils s'interrogeaient sur les raisons qui avaient fait jaillir de la maison, comme un diable d'une boîte, la servante de Mme de Peyrac et l'avaient lancée à la remontée du champ plus vite qu'une poule d'eau pourchassée par le renard.
Angélique les avertit, que l'un restât à son poste, que l'autre allât donner l'alarme, après avoir toutefois prévenu en premier lieu les gens de la maison de M. de Bardagne. Que ceux-ci prissent le guet armés derrière la haie de la Closerie, prêts à toute éventualité.
Elle courait maintenant sur les traces de Suzanne. Elle traversa le terre-plein devant le manoir de Montigny et trouva les hommes qui l'occupaient en état d'alerte.
– Votre servante vient de passer en nous avertissant qu'un parti d'Iroquois montait vers Québec, dit le quartier-maître qui les commandait.
En toutes circonstances, il chiquait son tabac avec calme. À tout hasard, il avait envoyé deux hommes alerter les autres postes qui dépendaient de lui. Le restant des hommes s'occupait à hisser sur une planche montée de quatre roues une petite bombarde venant d'un des navires désarmés de Peyrac.
– Nous allons nous porter au-devant d'eux.
Ils tinrent un rapide conciliabule. Angélique préconisait de suivre le rebord du plateau pour les attendre sur les hauteurs. S'ils n'étaient pas encore parvenus jusque-là, les défenseurs pourraient se retrancher dans la métairie de Suzanne, une fois les enfants et la famille ramenés sur Québec, en lieu sûr. Elle avait vu de sa fenêtre flamber Château-Richier, mais l'ennemi n'avait peut-être pas encore atteint Beauport.
– Il faut les empêcher de gravir la côte qui mène vers la ville.
– Où allez-vous, Madame ? cria le quartier-maître en la voyant s'élancer pour les précéder.
– Je vais au-devant d'Outtaké ! Il faut que je le trouve. Il faut que je lui parle !
– Comment une femme n'a-t-elle pas peur de ce terrible sauvage ? demanda l'un des jeunes mousses, qui était assez effrayé à l'avance de la première rencontre qui s'apprêtait pour lui avec les Iroquois, ces Indiens tant redoutés.
– Elle l'a soigné, blessé et mourant à Katarunk, l'an dernier. Une femme n'a jamais peur d'un homme dont elle a pansé les blessures et dont elle a tenu la vie entre ses mains. Allons, maintenant, dit-il.
Et ils s'engagèrent sur la route assez bien tracée qui menait vers la campagne. Un peu plus loin, ils aperçurent un attroupement au milieu duquel se trouvaient Angélique et Suzanne arrêtées.
– Les Berrichons ! leur cria-t-on comme ils approchaient. C'est un p'tit gars de chez eux qu'est arrivé !
L'enfant, hagard, tremblait de tous ses membres, racontait en phrases grelottantes comment une bande de démons panachés avait surgi en silence, encerclé la maison, fracassé les montants des fenêtres à coups de hache car un « engagé » avait mis à temps la barre à la porte. Lui, l'enfant, se trouvait dans la petite cabane à l'écart : le lieu d'aisances. De sa cachette, il avait vu scalper son père, sa mère, son oncle, les « engagés », il avait vu ses jeunes frères et sœurs jetés vivants dans les flammes de leur propre maison. Suzanne eut un cri d'agonie.
– Mes enfants !
Arriverait-elle à temps pour leur épargner ce sort ? Elle reprit sa course, courant comme seule peut courir une fille canadienne qui a dans son hérédité une mère et peut-être une grand-mère qui, elles aussi, ont dû gagner de vitesse sur l'Iroquois soudain surgi le tomahawk levé, alors qu'elles travaillaient aux champs.
Les hommes des demeures avoisinantes commençaient d'accourir portant fusils ou haches. On entendit enfin du côté de Québec sonner le tocsin et des roulements de tambour. Et des coups de mousquet dans le lointain claquaient en direction des récollets.
Angélique, sans égaler Suzanne, courait à en perdre le souffle. Talonnée par la crainte d'arriver trop tard pour sauver la famille Legagne. Si les Iroquois avaient atteint la concession des Berrichons, c'est qu'ils avaient déjà coupé le promontoire, marchant sur Sainte-Foy et Lorette où ils massacreraient les familles huronnes. À Cap Rouge, Barssempuy les recevrait dans son fort bien défendu. Mais la ville serait encerclée.
En approchant de la lisière du plateau, Angélique entendit crier une femme, c'était Suzanne. Des amis la retenaient, la suppliant de demeurer à l'abri sous le couvert des arbres. De là se découvrait un grand champ en pente au revers duquel on pouvait apercevoir les toits de l'habitation des Legagne. Une acre fumée montait déjà en tourbillons.
– Mes enfants ! Mes enfants ! criait Suzanne en se tordant les bras de désespoir.
Elle voulait s'élancer, traverser le champ en direction de sa ferme qui flambait. Mais les hommes la retenaient.
– Tu n'auras pas plutôt sauté hors des fourrés qu'ils te planteront une flèche en plein cœur. Ils sont là. Ils sont partout.
On ne voyait rien encore. Des mouvements furtifs parmi les broussailles ne trahissaient qu'un jeu d'ombres ou de vent et pourtant le bois en face de l'autre côté de la pente se peuplait de présences. Ce n'était pas le moindre des prodiges de la forêt canadienne que ce rassemblement de bouleaux, d'ormes, de hêtres et de sapins aux troncs parfois minces, pût dissimuler derrière chacun d'eux un sauvage aux aguets.
Ils étaient là.
Les hommes avaient mis en position le petit canon et préparaient la mèche.
– On peut leur lâcher deux ou trois bordées dans le bois en face, cela fera de la viande hachée au passage et leur donnera peut-être envie de se retirer. Nous courrons alors jusqu'à la ferme.
– Et s'ils s'élancent au contraire sur nous ? Nous allons être submergés... Combien sont-ils ? Nous l'ignorons ?
– Non ! Attendez ! Ne tirez pas ! dit Angélique.
Elle s'était donné le temps de reprendre son souffle.
Les habitants et soldats qui se trouvaient assemblés à l'abri des arbres ignoraient ce qu'elle avait l'intention de faire. Ils n'en crurent pas leurs yeux en la voyant s'élancer à découvert, les bras levés, présentant l'écharpe de Wampum.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Elle se trouva seule dans l'espace dénudé. Exposée, vulnérable, le soleil faisant miroiter ses cheveux et les reflets de sa robe verte.
– Une vraie cible ! s'écria quelqu'un. Elle est perdue !
– Non, pas avec ce Wampum entre les mains. Nul n'oserait.
Angélique courait. Malgré la terre durcie et encore glissante, elle se déplaçait avec rapidité pour parvenir de l'autre côté du champ.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Tout en courant et criant ainsi, ce qu'elle enregistrait, elle s'en souviendrait plus tard, c'était que l'herbe devant elle perçait la boue de petits brins verts d'une fraîcheur arrogante. Elle courait, en criant et en découvrant, sans la voir, la première herbe de printemps. Elle parvint de l'autre côté. Elle se retrouva au bord du talus abrupt, ne pouvant le franchir. Des volutes de fumée roulèrent vers elle. Derrière le rideau épais où se glissaient en soubresauts des flammes sourdes encore indécises, on voyait s'agiter les silhouettes emplumées des sauvages se livrant au pillage.
« Les Iroquois ! Ils sont déjà là ! » se dit-elle.
Mais elle avait eu le temps d'entr'apercevoir les enfants de Suzanne vivants qui se tenaient au milieu de la cour entourés de guerriers et la vieille grand-mère dans son fauteuil qui agitait sa canne.
Elle revint, toujours courant, vers le milieu du champ.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Elle se tournait dans toutes les directions pour lancer son appel car elle était certaine qu'il était là, proche.
Le mousse posa vivement la main sur la manche du quartier-maître. Il tremblait.
– Regarde ! Là-haut, frère ! En lisière du bois...
*****
Angélique revenait vers eux, elle voulait avertir Suzanne que ses enfants étaient encore vivants. De l'abri des halliers, ils lui adressèrent des signes véhéments, lui désignant le sommet du champ : là-bas ! là-haut !
Elle se retourna et elle le vit.
Outtaké, le chef des Cinq-Nations. C'était lui. Sa silhouette, plus courte que celle de Piksarett mais qui donnait pourtant une impression de puissance, se détachait parmi les arbres comme s'il eût été de la même essence. Son immobilité lui conférait une apparence d'idole tutélaire.
"Angélique à Québec 3" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 3". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 3" друзьям в соцсетях.