C'est ainsi qu'elle l'avait aperçu la première fois à la lisière de la forêt, le soir de Katarunk.
En s'avançant, elle reconnut le haut cimier de sa mèche de scalp mêlée de pointes de porc-épic et de queues de moufettes noires et blanches, dressé sur son crâne d'un jaune-brun rasé de près. Il avait, comme à Katarunk, son collier de dents d'ours, ses pendants d'oreilles peints en vermillon. Sous le bariolage des peintures de guerre, on devinait sa face lisse, impassible, que ne déformait jamais aucun rictus de haine, aucune crispation dans l'effort. Il laissait aux tracés noirs, bleus et rouges dont il se matachiait, le soin d'exprimer à l'ennemi les effrayants sentiments de colère et de détestation dont son âme était remplie. Impassible visage. Impérieuse volonté.
En s'avançant, elle reconnaissait surtout le regard, seule vie noire et brillante qui imposait et transperçait, mais lentement, par sa fixité.
« Quelle cruauté dans ce regard ! »
Était-ce de la cruauté ? Sa marche vers lui, le collier de Wampum sur ses mains tendues, la ramenait vers ses premiers jours au Nouveau Monde où ils étaient seuls, elle et Joffrey, face à face avec la forêt, face à face avec les Indiens. Sa vue rendait proche le drame dont il avait été le principal héros par la suite.
Tout cela, à s'en souvenir sous le regard fixe du chef mohawk qui la regardait monter vers lui, l'emplit de courage.
Arrivée à quelques pas, elle commença par déposer le bandeau de porcelaine devant lui à ses pieds, puis se relevant, elle s'interrogea sur ce qu'elle devait faire pour lui témoigner son respect.
« Elle lui a fait la révérence, écrivit plus tard Mlle d'Hourredanne, c'est ce qu'on m'a dit... À ce barbare ! Comme à la Cour ! »
Il ne bougeait toujours pas. Angélique décida de parler la première.
– C'est une bonne chose de te revoir, Outtaké !
– Parles-tu sincèrement ? fit la voix rauque qui paraissait sortir des arbres.
– Tu le sais.
Un éclair plus meurtrier que celui qui jaillit de la lame d'un couteau traversa le regard d'idole impassible.
– Je voulais TE voir, s'écria Outtaké frémissant de colère, et voici que ce puant renard de Narrangasett, Piksarett, se trouve sur ma route, il casse la tête de mon meilleur guerrier sakahese. Ensuite, chaque nuit, il pénètre dans notre camp pour lever la chevelure d'un guerrier. Ainsi, il exaspère notre colère et nous promîmes d'aller nous venger de ces crimes à Québec.
– Tu savais pourtant que Ticonderoga s'y trouvait et moi-même.
– Je voulais te voir. Mais cela ne m'empêcherait pas de rappeler au passage qu'on ne provoque pas impunément le chef des Cinq-Nations.
Elle se demandait en le retrouvant si farouche, s'il n'était pas devenu encore plus sauvage que l'an dernier. Elle vit à sa ceinture des scalps dont le sang coulait le long de ses jambières de peau.
Outtaké lui lança un bref regard acéré.
– Voici des Français qui ne me tromperont plus, dit-il.
Puis après un silence.
– ... Qui sont-ils ceux-là dont tu veux que je te donne la vie ? s'informa-t-il rogue.
Angélique désigna la ferme au revers du coteau,
– Des femmes, des enfants dans cette habitation.
L'ombre d'un autre sauvage se dessina entre les arbres aux côtés du chef, qui, presque sans remuer les lèvres, dut lui transmettre un ordre.
Peu après, les enfants de Suzanne apparurent en bas, à l'autre bout du champ.
Outtaké regarda s'avancer avec un mépris amer les quatre garçonnets que quelques Iroquois escortaient en riant et en ébauchant une danse du scalp et en lançant des insultes et des moqueries en direction du bois où ils savaient que se tenaient cachés les Français.
Effarés, mais courageux, les petits Canadiens s'avançaient bravement et montaient la prairie pieds nus pour aller plus vite, mais tenant à la main, en enfants dociles, leur paire de sabots. L'aîné, Pacôme, âgé de dix ans, portait sur son bras le bébé d'un an. Ses deux frères plus jeunes se cramponnaient à son sarrau.
– Graine de guerriers, murmura le chef iroquois. Devenus grands, oublieux de ma miséricorde, ils viendront nous poursuivre jusque dans nos vallées pour nous faire la chevelure. Je connais les serpents de fourberie qui dorment en ces cœurs de Normands !
Lorsque les enfants furent proches de l'orée du bois, Suzanne n'y put tenir. Elle se précipita, les attrapa, les arracha en grappe dans ses bras et les traîna tous ensemble pour les mettre à l'abri de la ramée.
Après quoi, une palabre se présenta à propos de la grand-mère. Elle était impotente, ne pouvait marcher, et il était hors de question qu'on pût demander aux Iroquois de la porter vers les siens dans son fauteuil. Angélique eut quelque peine à décider deux volontaires parmi les Français qui s'abritaient sous les arbres.
– Ces coyotes vont nous faire la chevelure...
Enfin le quartier-maître et un vieil homme qui avait été coureur de bois, ce Marivoine qui poussait le cri de guerre des Iroquois lorsqu'il était saoul, s'avancèrent. Ils eurent droit, tandis qu'ils revenaient portant le fauteuil où se débattait la vieille très agitée, à un cortège de cabrioles et de quolibets plus fournis encore. Les Iroquois trouvaient ce spectacle d'hommes portant une femme du plus haut comique. Au milieu de la sarabande, les deux volontaires n'en menaient pas large, mais la grand-mère continuait à insulter et à menacer les sauvages de son bâton, ce qui les enchantait. La grand-mère et ses insultes leur plaisaient beaucoup.
Pendant ce temps, la ferme flambait. Suzanne était trop heureuse de serrer contre elle ses quatre enfants vivants pour se plaindre d'avoir perdu la maison bâtie par son père. On reconstruirait... Sa tante et les valets de ferme avaient été tués et scalpés. Mais les petits étaient vivants.
– Mène-les vite à la maison...
Angélique revint vers Outtaké. Et lui-même reculait dans le bois. Il y avait de nouveau le silence à part quelques coups de mousquets lointains. Avait-il déjà donné des ordres ? Les Iroquois s'éloignaient insensiblement, comme reflue la marée.
Au loin les coups de feu s'espaçaient et cessèrent peu à peu.
– Je voulais te voir, dit Outtaké. Je me suis approché de Québec et je t'ai appelée.
– Je sais. Mais tu m'as appelée trop tôt. La ville aurait pu t'appartenir si tu n'avais pas projeté vers moi ton image.
– Qui te dit que je voulais entrer dans cette ville ? Je ne veux pas frapper les Français au cœur. Seulement les avertir de ma ruse et de ma puissance. Pourquoi font-ils alliance avec un putois comme ce Piksarett ? Pourquoi n'ont-ils voulu commercer les peaux de castors qu'avec les Hurons ? Et pourquoi nous ont-ils méprisés ? Peut-être sans la traîtrise de Piksarett n'y aurait-il pas eu de sang versé aujourd'hui.
– Peut-être !
On voyait que l'idée de pénétrer dans Québec lui répugnait. La crainte de l'homme blanc aux morsures venimeuses et toujours renouvelées avait fini par avoir raison de sa foi en eux-mêmes. Leurs ruses ancestrales les plus secrètes, il arrivait que les Français les déjouassent. Aussi se serait-il gardé, affirma-t-il, de pénétrer dans cette ville piège. Le but de l'expédition : TE VOIR.
– Je voulais te voir et tu étais à Québec avec ton époux Ticonderoga. Québec... il faut parfois se prouver que l'on connaît encore tous les chemins. Il y a des lunes et des lunes, j'étais jeune. Les Français sont venus porter la guerre jusque dans les vallées des Mohawks près de Niagara. Nos bourgs des Longues Maisons ont flambé. C'est de cette campagne avec Monsieur de Tracy qu'ils m'ont ramené prisonnier. J'ai vu Québec. Et puis ils m'ont fait traverser l'océan.
Il resta pensif quelques instants comme recherchant les souvenirs de ce qu'il avait connu de l'autre côté de l'océan.
– Ce n'était rien de courir le cerf dans leur bois de Boulogne, dit-il. Ils ont vu que les fils de la vallée des Mohawks avaient les jambes les plus rapides de l'univers et ils disaient « c'est de valeur ! » tous ces Français parmi leurs hautes maisons de pierres où ils se perdent. Mais ensuite ils m'ont envoyé aux galères. Ils m'ont envoyé aux galères, moi Outtaké, fils d'un capitaine des Mohawks, nation des Cinq-Nations de la vallée des trois dieux. Est-ce que tu sais ce que fut ma vie aux galères ? Tout le jour à pousser sur une pagaie géante. L'eau de cette mer était salée comme un acide pour brûler les plaies des hommes... J'étais plongé dans un univers de démons qui sans me voir ni me connaître me harcelaient de leur importune agitation. Leurs barbes étaient immondes. Ils étaient impudiques, hurleurs et sans cesse la proie d'une colère abjecte. L'Oranda, le Grand Esprit, n'existait pas pour eux. Ils étaient incapables d'en concevoir même l'idée. Le Grand Esprit les avait rejetés comme la propre ordure de l'enfer.
Voilà ce que le grand chef lui confia sous les ramures du petit bois dans son français choisi à la tonalité monocorde et jacassante.
– Je te comprends, Quttaké.
Angélique avait de la difficulté à imaginer Outtaké, cet être libre des forêts américaines, plongé dans la fosse puante de la chiourme, parmi ces rebuts d'humanité qu'étaient les galériens et dont l'horrible compagnie semblait l'avoir plus impressionné que les coups de fouet des comités, les chaînes aux pieds, la nourriture immonde, et le labeur pénible de la rame.
Elle se demanda quel pouvait être le fonctionnaire imbécile qui avait perpétré, en envoyant aux galères cet ennemi des Français, une erreur aussi aberrante et lourde de conséquences.
*****
– Mais que fait-elle ? Que fait-elle ? grommelait, en s'impatientant sous les arbres, un capitaine de la milice qui était accouru avec six bons citoyens armés et que l'on avait retenu de force.
Il fallait attendre, lui disait-on, que Mme de Peyrac ait fini de dialoguer là-bas avec le chef des Iroquois, Outtaké.
– Outtaké ? Au bout de mon fusil et je ne le tirerais pas !
– Tiens-toi tranquille ! Ils sont nombreux et peuvent nous submerger. Madame de Peyrac tient conseil, tu sais que les conseils des Indiens ça peut durer des lunes.
Le milicien soupirait. Il en avait assez de rester là avec les autres, accroupis comme des squaws autour d'une bombarde inutile, alors qu'on abandonnait le sort de la guerre à une femme.
– Mais que fait-elle ? Que fait-elle ? De quoi parlent-ils ? Peut-on imaginer une aussi fine dame conversant avec un aussi farouche et si crasseux barbare, comme sur le seuil d'un salon ? Comment ne lui a-t-il pas encore cassé la tête d'un coup de tomahawk ?
– À Katarunk, elle l'a porté dans ses bras, blessé, et a sauvé sa vie. C'est le pouvoir des femmes sur l'homme le plus farouche.
*****
– Monsieur le gouverneur d'Arreboust est venu me délivrer, reprenait Outtaké, continuant pour Angélique la chronique de ses voyages et de ses vicissitudes en ces étranges contrées du Royaume de France. Mais ayant vu où il m'a trouvé, il doit comprendre lui-même que je ne peux être désormais qu'un ennemi des gens de sa race.
Il ne demandait pas d'approbation. Il voulait faire entendre combien était inéluctable la lutte qui l'opposait aux Français.
– Pourquoi ont-ils la force ? C'est-à-dire celle de Satan ?
– Outtaké, je crois entendre dans le son de ta voix comme un regret brûlant. Je sais le conflit qui s'est partagé vos cœurs. Et j'en vois l'expression en ceci : que si tu es l'ennemi des Français, tu n'es pas pour autant l'allié des Anglais. Tu n'aimes pas les Anglais. Tu n'as pas de goût pour soutenir leurs entreprises, ni même leur commerce. Tu n'échanges les fourrures avec eux qu'avec répugnance. Tandis que les Français, c'est autre chose. Tu ne les haïrais pas tant ces Français, Outtaké, si tu ne savais à quel point vous êtes frères et combien aurait pu être bonne l'alliance entre les Iroquois et les Français. Les Nouveaux-Anglais jalousent les Français pour cela. Je les ai entendus se plaindre : « C'est presque incroyable à quel point les Iroquois sont enclins à s'allier aux Français », disaient-ils. Ils déplorent souvent que « la nature semble avoir implanté dans le cœur des Français et des Indiens une affection réciproque... »
– Cela est de valeur, reconnut gravement Outtaké. Il est vrai que si je cherche l'hospitalité, je préfère encore cabaner dans la demeure d'un colon français, fumer avec lui le calumet devant son feu, que d'entrer chez le plus riche propriétaire anglais ou flamand, d'Orange ou de Manhatte. Mais ce sont ces fauves de Hurons qui ont tout emmêlé. Bien avant que les Français n'arrivent, ils avaient décidé de se les garder quand ils viendraient afin de les entraîner contre nous avec leurs bâtons à feu. Ils ont réussi à convaincre Champlain et nous avons été ennemis à jamais. C'est pourquoi nous exterminerons les Hurons jusqu'au dernier. Et pour les Français je dirai volontiers : il est trop tard. Le cours du fleuve ne peut remonter de lui-même à sa source. Mais vous êtes venus, Ticonderoga et toi, Kawa, vous qui êtes Français d'une autre espèce, vous êtes venus sans adopter les rancunes des vôtres. C'est pourquoi vous qui êtes venus les mains pures du sang de nos frères et qui avez essayé d'éviter le sang entre nous et nos frères d'âme les Français, vous nous apportez l'espoir. Je ne trahirai pas ta confiance et je ne rendrai pas vains vos efforts qui, à Katarunk, vous ont fait tenir tête à l'armée iroquoise assoiffée de vengeance avec votre seul courage, craignant moins la mort que de voir trahie l'alliance. Oui, tu as raison, Kawa. Je sais où se trouve la racine du feu qui nous consume. Nous sommes trop proches avec les Français, trop semblables, dans le courage comme dans la ruse. Nous ne cessons dans nos guerres de rivaliser de cruauté et de traîtrise. À qui trompera l'autre. À qui se montrera le plus audacieux, et le plus habile. Que dis-tu de ma surprise d'aujourd'hui ? On annonce les Iroquois dans le sud, Tahountaquéte, chef des Ouneïouts, envoie des émissaires. L'armée d'Onontio va au-devant du grand Outtaké. Mais, pendant ce temps, le grand Outtaké a franchi avec mille guerriers le Saint-Laurent, là où il saute comme un petit torrent à peine différencié des rivières, et par le pays des Missiquois, il a gagné la rivière des Outaouais... Il passe sans déprédation et épargne ces Outaouais primitifs et sots, afin que l'alarme de ce passage ne soit point portée aux Français. Les canots sur la tête ou portés par dix ou douze braves selon la taille, ils vont, franchissant les saults, de rivières en lacs, et malgré les fondrières de l'hiver, les glaces encore présentes, Outtaké gagne les sources de la rivière du Gouffre, découvre le Saint-Laurent à la Baie Saint-Paul, y jette ses canots enfin libres de suivre les courants, et arrive sous Québec PAR LE NORD... Est-ce bien ainsi que les choses se sont passées ?
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