– C'est bien ainsi que les choses se sont passées, acquiesça-t-elle.

– Nul n'y a songé ?

– Nul n'y a songé

– Même pas toi ?

– Même pas moi.

– Ni Ticonderoga ?

Elle eut une hésitation.

– Je ne peux savoir ce qu'il a songé... Mais il est parti vers le sud avec Onontio. S'il soupçonna que tu devais venir par le nord, il ne parla pas.

Outtaké affecta une expression condescendante.

– Ne soyez pas humiliés, Blancs, de voir vos dons de divination et de prescience mis en défaut par un Indien comme Outtaké. Il n'est pas un Indien comme les autres. Il est le dieu des nuages, qui converse avec l'Oranda. Il y a d'excellents devins, jongleurs et visionnaires, parmi vous, qui voient et devinent, flairent le vent, et comptent avec l'invisible. Mais Outtaké est le plus fort pour brouiller les esprits à distance, les endormir, les égarer, et Dieu sait que l'esprit des Français se laisse facilement égarer.

Il eut un rire indulgent et dédaigneux comme s'il avait parlé à des enfants étourdis.

– ... Je vins donc, et je fus aux portes de Québec avec mon armée, comme l'eau se répand dans les roseaux au temps des pluies et que la rivière est soudain au seuil des cabanes sans qu'on l'ait vue s'avancer. Et je dis : Québec se souviendra de ce jour où j'ai tenu sa vie dans mes mains.

– Québec se souviendra de ce jour, répéta-t-elle.

Anxieuse, elle pensait aux colons de la côte de Beaupré et de l'île d'Orléans qui avaient reçu le premier choc et se demandait avec angoisse à quelles têtes appartenaient les chevelures sanglantes qu'il portait à sa ceinture. Guillemette ? Les enfants de Saint-Joachim ?

– Ne t'attriste pas, Kawa, fit-il ayant suivi son regard. L'homme ne prouve qui il est qu'en ayant le courage d'affronter et de donner la mort... Et, ce qui est pis, d'affronter de tout perdre de son œuvre, de ses titres et de ses richesses. Il donne la mort mais il commence par se la donner à lui-même, en la prévoyant comme possible. Il porte des blessures à son ennemi, mais il a commencé par se porter des blessures à lui-même, par la perte anticipée de tout ce qui lui est cher et qu'il met dans la balance de son combat. Tel est le destin de l'homme depuis qu'il naît au monde.

Il étendit ses bras musclés, oints de graisse d'ours et cerclés de petits bracelets de plumes.

– Vois ! Nos corps et nos cœurs sont couverts de cicatrices, c'est le destin de notre chair.

Suivant du regard son mouvement, elle leva les yeux, et en même temps, elle aperçut aux branches arides des arbres de l'hiver, une multitude de gouttes vertes qui perlaient. Les premiers bourgeons.

Un vent d'une douceur de zéphir passait. Le silence était trop complet. Les guerriers du chef iroquois s'étaient éloignés et, en le voyant seul près d'elle, elle fut saisie d'une crainte.

– Prends garde qu'on ne te capture ! dit-elle en regardant de tous côtés.

La face d'Outtaké se fonça et il reprit son apparence terrifiante, ses yeux lançaient des éclairs.

– Veux-tu dire qu'on oserait porter la main sur moi alors que je suis en train de débattre de la paix avec toi et avec une écharpe de Wampum d'une telle valeur entre nous ?

Il frémissait d'indignation.

– ... Vois à quel degré de félonie peuvent atteindre tes frères les Français, puisque toi-même tu peux les croire capables de commettre un tel déshonneur !

Il gronda et, avançant le bras, il posa sur l'épaule d'Angélique sa main graisseuse, maculée du sang des scalps qu'il avait le matin même « levés » sur des crânes de Français, ces frères maudits, trop aimés, trop redoutables, trop décevants...

– ... Qu'ils prennent garde eux aussi ! Je peux t'emmener en otage.

– Non ! protesta-t-elle. J'ai parlé ainsi parce que j'ai craint pour toi, mais j'ai parlé comme une femme... sans réfléchir.

– Tu as craint pour moi ? répéta-t-il en s'adoucissant.

– Oui ! Parce que je me suis aperçue que tes guerriers s'étaient éloignés et que tu te trouvais seul. Mais je connais ta force. J'ai mal jugé de mes frères et me suis mal conduite en doutant de leur loyauté. Personne ne prépare de piège à ton endroit, Outtaké, j'en fais le serment. Ce jour n'est pas celui de la ruse et de la trahison. La population de Québec est sans défense car beaucoup de soldats sont partis avec le Gouverneur. Les femmes et les enfants de Québec te béniront pour ta générosité si tu renonces à accomplir sur eux ta vengeance.

– Je n'irai pas plus loin que la lisière de ce champ, affirma-t-il avec force. Telle est ma volonté pour te complaire.

*****

Dans le bois en face, ils avaient tressailli en voyant la main du sauvage se poser sur l'épaule d'Angélique.

– Il a porté la main sur elle !

– Il va l'emmener en captivité !

Mais le quartier-maître du Gouldsboro continuait à mâcher sa chique de tabac et à prêcher le sang-froid.

– Ne compliquez pas la mission de Madame de Peyrac. C'est une personne qui sait ce qu'elle fait, comme son époux notre amiral.

Et Jacques Vignot, le charpentier qui se trouvait parmi eux, ricana.

– Elle en a vu d'autres, l'an dernier à Katarunk. J'y étais...

Il tira sur ses cheveux.

– ...J'ai donné moins cher alors de cette tignasse-là, qu'aujourd'hui, et pourtant nous en sommes tous sortis.

Outtaké avait retiré sa main de l'épaule d'Angélique.

*****

– Telles sont mes intentions, je t'en informe. Je vais rejoindre Ticonderoga et Onontio. Mes deux grands frères français sauront-ils retenir ces bâtards de Hurons et d'Abénakis, acharnés à vouloir détruire notre peuple, le Peuple de la Longue Maison ?

– Ils les retiendront. Abénakis et Hurons leur obéiront. Outtaké, tu es resté trop longtemps éloigné du côté de ton fief de Niagara, à garder le grand sault qui protège votre vallée secrète... Tu ne vois plus comment se distribuent les forces des nations indiennes. Les Hurons, par vos coups, peut-être, mais c'est ainsi, ne sont plus qu'un peuple décimé et ne peuvent subsister qu'à l'ombre des Français. Les Abénakis sont des baptisés pour la plupart. Ils sont moins ennemis de l'Iroquois qu'alliés des Français.

– Hon ! grogna-t-il. Je me méfie des Abénakis que la Robe Noire a dressés contre nous. Ils sont nombreux, grands guerriers sans parole... Vois Piksarett, cette belette sournoise...

– Ne le nomme pas... Tu sais, toi-même, qu'il est en dehors des traités. Ne fais pas porter un trop lourd fardeau à ton peuple, par la manœuvre d'un seul. Tu connais Piksarett ? Il est comme le glouton, le diable des bois. Il est seul et ne poursuit qu'un but, le sien, et nul ne sait quel est ce but...

Les yeux du Mohawk se plissèrent jusqu'à n'être qu'une mince fente brillante et mouvante comme le mercure. C'était sa façon de sourire ou de marquer sa gaieté.

– Je vois que tu nous connais bien, tous tant que nous sommes, Indiens, peuple des forêts. Soit, je me rends à tes raisons. Je n'en veux pas à Piksarett.

– Et tu lui es même reconnaissant de t'avoir donné une raison pour venir sous Québec, manifester ta force et l'habileté de tes campagnes.

– Tu nous connais bien ! approuva encore l'Iroquois avec satisfaction.

Ses traits continuaient de s'éclairer de cette onde de sourire amusé.

– Ce fut ainsi, je n'en disconviens pas.

Il resta silencieux.

Puis il désigna le collier de Wampum à leurs pieds.

– Reprends ce collier et continue à garder par lui la parole des Mères des Cinq-Nations. On saura désormais qu'il est bon d'être de vos alliés. Et la paix pourra régner encore aux rives de la Mohawk. Et maintenant, je vais aller vers Onontio et Ticonderoga. Je vais réclamer les « rassades » et les « branches » des traités par lesquels ils doivent m'assurer de leur parole.

– Je sais qu'ils ont emporté de nombreux Wampums et plus encore de cadeaux à te remettre.

– J'aime à l'entendre. Et toi, femme, reprends ce collier. Garde-le comme un signe entre nous. Au moins, tant que tu vivras et qu'il y aura ce collier entre nous, il y aura de l'espérance. J'ai dit !

Angélique se pencha pour ramasser l'écharpe de coquillages dont le dessin sur fond blanc représentait les Mères du Conseil iroquois, rangées autour de leur présidente, envoyant une pluie de haricots destinés à nourrir les Blancs de Wapassou qui allaient mourir de faim dans leur fort de bois, isolé par l'hiver.

Lorsqu'elle se releva, Outtaké avait disparu. Il s'était effacé comme une ombre sans qu'elle ait surpris un frôlement de son pied sur le sol, ni le craquement d'une ramille écartée.

Et l'on aurait cru avoir rêvé le passage des Iroquois sans cette odeur de fumée et de chair brûlée qui montait du ravin.

*****

Son Wampum roulé sous le bras, Angélique redescendit le champ en pente. Elle se sentait légèrement abasourdie.

« Ce ne sont que de pauvres sauvages, se dit-elle, de pauvres sauvages déconcertés, inquiets, cherchant l'Étoile de leur univers bouleversé. »

Elle marchait les yeux baissés et, cette fois, elle voyait nettement, elle voyait partout devant elle ces petits brins d'herbe froissés qui pointaient entre des morceaux de glaise dure que leur force frêle avait repoussés.

– Et maintenant, la voilà qui s'en revient comme si elle était allée cueillir la primevère, chuchota le milicien confondu.

On leur avait bien dit que la Dame du Lac d'Argent n'était pas comme les autres.

« Oui ! Certain ! Elle n'était pas comme les autres ! »

Angélique découvrit le sous-bois rempli de têtes avides, de faces stupéfaites, car tandis qu'elle palabrait là-haut avec Outtaké, le contingent des défenseurs s'était grossi de tous ceux qui, pouvant porter armes, avaient couru vers les points menacés pour défendre les arrières de la ville.

– Outtaké m'a donné sa parole, leur dit-elle. Il se retire. Il épargne Québec. Il ne reviendra pas.

Comme elle revenait vers la ville, entourée de ceux qui avaient assisté à sa rencontre avec le chef des Iroquois, une femme sortit d'une maison pour se jeter à ses genoux.

– Vous êtes allée au-devant de ce barbare, comme sainte Geneviève au-devant d'Attila. Vous avez sauvé la ville comme elle sauva Paris... Dieu vous bénisse !

C'est ainsi que Mlle d'Hourredanne présenta les choses dans un courrier qui se révéla une véritable chronique heure par heure.

*****

La Haute-Ville était dans l'agitation. Il arrivait sans cesse des nouvelles de différents points de la bataille vers lesquels s'étaient portés spontanément, et sans avoir le temps de requérir des ordres, tous ceux qui, dans un instant de leur vie quotidienne, avaient été saisis, avertis, de ce qui se tramait. Certains par un pressentiment, d'autres par une odeur, une rumeur lointaine, un aspect du ciel. Avec l'Iroquois comme avec l'incendie, c'était une question de rapidité. Il fallait courir sus sans attendre...

La Basse-Ville sur son front de mer et la Mi-Ville à mi-côte demeurèrent presque à l'écart du drame malgré le tocsin. Le temps de monter s'informer et déjà les défenseurs refluaient, ramenant leurs blessés, entourant les rescapés des massacres environnants qui, par miracle, s'étaient cachés ou s'étaient enfuis à temps.

Suzanne vint au-devant d'Angélique en criant de loin :

– Il est sauvé ! Il est sauvé !

– Qui ?

– Notre Cantor !

C'est ainsi qu'Angélique apprenait en même temps qu'une escouade composée des jeunes gens de la Haute-Ville s'était portée en courant à la rencontre des Iroquois, qu'elle avait été décimée dans un combat corps à corps à coups de hachettes et de tomahawks, mais que Cantor qui en faisait partie revenait sain et sauf.

Elle défaillit de peur rétrospective et de soulagement.

– Madame, venez vite vous asseoir dans la maison.

Le jeune Alexandre de Rosny avait été tué et aussi un fils de seize ans de M. Haubourg de Longchamp.

Le but des jeunes gens qu'entraînait Cantor avait été de se porter au secours d'une bastide, construite aux avancées de Québec par M. de Peyrac, et où trois de ses hommes luttaient, interdisant le passage à coups de mousquets. Ils allaient être submergés lorsque les jeunes arrivèrent. Leur intervention avait permis de tenir en respect plus de deux cents Iroquois, sauvant ainsi les campements des Hurons de Lorette et de Sainte-Foy qui avaient eu le temps de se retrancher sous les directives des pères jésuites qui desservaient leurs paroisses.

Soudain, les Iroquois s'étaient retirés dans les bois et avaient disparu.

Angélique s'informa des ursulines et de leurs enfants. Dès la première alarme, le monastère avait été aussitôt entouré de soldats et de défenseurs, mais l'ennemi n'ayant pu avancer au-delà de la bastide des gens de Peyrac, du côté de Sainte-Foy toute la ville en fait était restée calme. Pour l'heure aux Ursulines, les religieuses s'y livraient à l'action de grâces, tandis que les enfants mangeaient leurs tartines de mélasse comme d'habitude.