Cette fois, Angélique ne demanda pas : « Que savez-vous ? » Elle comprenait que Mère Madeleine avait deviné qu'elle traversait une crise douloureuse.
Elle dit qu'à son sens la dîme qu'il lui était demandée de verser au démon pour avoir reçu la grâce de sauver Québec ne lui paraissait pas tellement minime. C'était difficile à expliquer à une religieuse.
Pour simplifier les choses, elle confessa à Mère Madeleine, assurée de sa discrétion, qu'elle avait appris récemment une infidélité de son mari.
– L'infidélité ? Est-ce donc, vraiment toujours, la preuve d'un manque d'amour ? demanda Mère Madeleine en haussant les sourcils d'un air naïf.
« ... Ne versez pas trop de pleurs. Vos amis, vos fils sont saufs, votre petite fille est sauve. Votre époux bien-aimé est sauf. Bénissez le ciel ! Au niveau des bonheurs terrestres, il n'y a que la mort qui est irréparable.
Décidément, tout le monde semblait se mettre d'accord pour ne pas la trouver à plaindre. Il y a des êtres qui ne sont pas faits pour inspirer la pitié. Aussi bien n'était-elle pas seule à pleurer dans Québec. On dénombrait les morts.
Parmi les premières victimes, les occupants de la barque qui avait emporté les éléments du tabernacle de sainte Anne. Sabordée à coups de hache, la barque avait coulé. Quelques pièces flottant au gré des flots furent retrouvées.
Des prédelles, c'est-à-dire des degrés de l'autel, longues épaves d'or aux entrelacs de blé et de vigne, aux rinceaux de feuilles d'acanthe, furent aperçues suivant le courant par des mariniers qui changèrent de cap afin de les rejoindre et de les haler jusqu'à Québec. Le dôme et sa croix dansèrent longtemps sur la crête des vagues puis allèrent s'échouer sur la côte nord de l'île d'Orléans, presque dans la crique d'où avaient surgi les canoës ennemis fonçant sur la grande barque avec des cris horribles. Ce qui parut un signe.
Sous le petit cap, au plus serré des oies, furent retrouvés les deux reliquaires poussés là sans doute par les ailes de leurs anges, car on les retrouva ensemble. Ainsi l'œuvre ne serait pas dépareillée. Enfin, juste au pied de la nouvelle chapelle, vinrent s'échouer la custode frappée du pélican eucharistique, la statue de sainte Anne et, un peu plus loin, dans les roseaux, le corps du sculpteur transpercé de flèches.
On l'enterra donc par là, un peu plus haut, près de l'endroit miraculeux, dans l'ombre des rochers dressés, chevelus de broussailles, de buissons de raisins d'ours et de petits pins baumiers aux racines légères. Suivant les saisons, l'appel des oies sauvages, le chant du fleuve berceraient son sommeil éternel. S'y mêlerait au cours des siècles l'ample rumeur ne cessant de grandir des foules pèlerines qui viendraient de plus en plus nombreuses et ferventes s'agenouiller en ce lieu et suspendre, en ex-voto, aux murs et aux voûtes du sanctuaire, des béquilles et des petits navires3.
Aux ursulines, on lui avait parlé de la mort, durant l'hiver, de la petite Jacqueline, la petite Indienne que son père chef montagnais avait amenée le jour de la première tempête. Il est difficile d'élever ces enfants des forêts. Lorsqu'elles sont trop petites pour s'enfuir, elles s'étiolent.
Une autre mort survenue, comme par mégarde, fut celle du Père Loubette. Il était mort. Et comme il était mort durant les journées iroquoises, on se demanda, avec horreur, s'il n'était pas mort parce qu'une fois de plus, dans le bouleversement et le hourvari général, on l'avait oublié. Mais aussi, pourquoi, gémissait-on, refusait-il de se faire porter chez les dames augustines de l'Hôtel-Dieu ? Quand on est grabataire ! Cependant son visage serein, ses paupières closes, le sourire narquois qu'il gardait au coin de ses lèvres rigides rassurèrent les consciences angoissées. Il était mort sans souffrir, affirmait-on. Cela se voyait... Comme on s'endort. Son calumet de pierre rouge était posé à ses côtés, ainsi que la lettre contenant son testament. Il laissait tout ce qu'il possédait à Mme de Peyrac soit son calumet et son vaisselier de bois de chêne travaillé au couteau et à la gouge du temps où les chênes de la forêt américaine n'appartenaient pas encore au Roi de France et que les braves colons pouvaient s'y tailler, sans encourir de sanctions, de beaux meubles pour y ranger leur primitive vaisselle de bois, de calebasse ou d'écorce de bouleau.
Il la priait de remettre sa tabatière de fer-blanc et de menues bricoles de cuir, sachets, ceintures, gris-gris indiens, à un certains. Beaupars qui avait hiverné avec lui en Gaspésie. Dans un codicille malicieux, ajouté avec demande de n'être lu que deux jours après la première lecture, il ajoutait qu'il laissait libre son héritière, Angélique, de faire don, si elle le voulait, au marquis de Ville d'Avray du calumet de pierre rouge.
Cela mit un baume sur la douleur du marquis et sur la déception qu'il avait éprouvée pendant deux jours. Il avait fait une scène à Angélique à propos de ce calumet, ce qui prouvait qu'il commençait à reprendre goût à la vie. Le don du calumet le rendit à lui-même. Il se battit en duel avec Monsieur Tardieu de La Vaudière qui lui avait fait infliger de lourdes amendes parce qu'il n'avait pas de murets coupe-feu à son toit, « comme si j'en avais besoin étant donné que je ne suis mitoyen de personne », et qu'il n'avait pas procédé en temps voulu au pavage de la rue, devant son seuil. Le marquis trouva que la coupe était pleine. Il fut blessé au bras.
– À peine étais-je remis de mon entorse !
Un autre duel prévu, attendu, redouté, eut lieu également.
Le dogue allemand de M. de Chambly-Montauban et le glouton de Cantor de Peyrac se trouvèrent un jour face à face. L'affaire fut rondement menée. La tête du dogue se retrouva perchée à la fourche d'une branche sur la Place d'Armes. À l'autre extrémité de la Haute-Ville, le corps décapité, hissé lui aussi, fait assez rare, dans les branches de l'orme du carrefour, intrigua ceux des chiens du petit campement qui avaient échappé à ses crocs.
Lorsque les Québécois avaient appris comment avait fini le chien de l'abbé Dorin qui était si brave et qui avait été tué d'une flèche iroquoise devant l'église où priait son maître, alors que celui de M. de Chambly-Montauban survivait et continuait de casser allègrement l'échine des chiens indiens de rencontre, ils ne s'étaient pas privés de grommeler :
« Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont ! »
Ils se réjouirent en secret.
M. de Chambly-Montauban en fit toute une histoire. Mme Le Bachoys le secoua. Un chien était un chien et son dogue allemand la plus odieuse créature qui fût. L'attachement qu'il lui portait, s'amusant de sa férocité, était malsain, car il n'avait même pas réussi à en faire une bonne bête et c'était coupable.
Le glouton, le diable des bois, avait rendu justice. Les Indiens de la ville eux-mêmes en convenaient. Elle lui signifia encore qu'il était temps pour lui de penser aux choses sérieuses, c'est-à-dire à se déclarer auprès de leur fille aînée et de la demander en mariage car ayant assez papillonné bêtement, il devait apprendre à faire convenablement l'amour, plutôt que de décevoir sur ce point ses nombreuses conquêtes comme le bruit lui en était revenu.
Il est bon de signaler que ces événements se déroulèrent au cours d'environ trois semaines.
*****
Venant du sud et doublant le Cap Rouge, une flottille de canots et les voiles de grosses barques firent croire au retour de l'armée. Ce n'était que les Trifluviens et les Montréalais qui arrivaient avec leurs bonnets blancs et leurs bonnets bleus. Ils remontaient du fond de la nasse du Saint-Laurent où on les avait oubliés derrière leur blizzard.
Tout ce qui grouillait en amont et qui avait été étouffé, effacé par l'âpreté de l'hiver, surgissait à grand bruit comme un peuple de gentils animaux sortant de leurs tanières et flairant le soleil.
Les nouvelles se déversaient sur les quais comme on l'aurait fait d'une pêche gonflant des filets pleins à craquer. De Québec, l'on aurait cru que tout le monde dormait là-bas au creux des blizzards. Mais pensez-vous ! Il s'en était passé des choses : naissances, morts, mariages, querelles, crimes, disparitions, ruines, réussites... La voix des peuples enterrés s'élevait avec la même animation que le bruit des eaux libérées.
Ça courait et cascadait. Ce n'étaient pas des nouvelles, ni des récits, ni des annonces, c'était un chant, un chant de voyageur au fil du fleuve.
Par ce premier convoi, le baron d'Arreboust était revenu. Il était déçu et désespéré. Cet hiver à Montréal se soldait par un échec. Il avait multiplié les démarches pour rencontrer sa femme qui vivait en recluse, c'est-à-dire entièrement emmurée dans une cellule qui ne communiquait que par un guichet avec le monde extérieur. Les religieuses de l'hôpital de Jeanne Mance s'occupaient de sa subsistance.
Mme d'Arreboust avait distribué une grande part de sa fortune aux œuvres et aux couvents.
Son époux n'avait pu pénétrer qu'une fois jusqu'à sa cellule, ne faisant que l'entrevoir à peine, tandis qu'elle lui reprochait de ne pas demeurer fidèle au sacrifice qu'ils avaient décidé ensemble et qu'il commettait une mauvaise action en venant lui rappeler par sa présence les plaisirs du monde auxquels elle avait renoncé afin de mieux servir Dieu.
Le timbre de la voix qui lui était parvenu par cette ouverture lui avait paru affaibli et chevrotant et il s'était retiré, mortellement inquiet.
– Il ne vous reste plus qu'à vous occuper de cette petite malheureuse, dit Mlle d'Hourredanne à Angélique après qu'elle eut reçu le baron accablé.
« Trente ans, ravissante et recluse ! Comprenez-vous cela ? Le Père d'Orgeval l'a enfermée. Il était son mauvais génie. Il était le mauvais génie de bien des gens. Mais vous avez brisé le charme. Et, grâce à vous, l'on se met à regarder du côté de l'amour avec plus d'indulgence. L'on rêve à l'aventure... une petite aventure une seule fois. Il faudra que vous vous rendiez un jour à Montréal pour voir Camille et pour la sortir de son trou.
– Et vous ?
Mlle d'Hourredanne rosit légèrement et regarda Angélique d'un air coupable.
– Que voulez-vous dire ?
– Et vous, Cléo ? Quand allez-vous sortir de votre lit ?
– Moi ? Mais je n'ai point d'amour qui m'attende à ma porte comme Camille d'Arreboust.
– Et l'intendant Carlon ! Ne savez-vous donc pas qu'il se consume pour vous depuis des années ? On me l'a dit. En tout cas, il est visible aux yeux de tous qu'il ne saurait se passer de votre compagnie et que vous êtes son rêve secret.
– Il ne me parle que de potasse et de chantier naval. Et si je veux hausser le débat, nous nous disputons parce que je suis janséniste et qu'il est gallican.
– Il n'ose pas franchir la barrière des mots ordinaires. Et il s'abrite derrière eux afin d'avoir prétexte de rester près de vous, même au prix d'une dispute.
– J'aime ces hommes timides, fit Mlle d'Hourredanne en rosissant plus encore.
Elle poussa un soupir.
– Il est trop tard, Angélique. Moi, je n'ai plus trente ans.
– Mais vous êtes ravissante.
Angélique lui tendit les deux mains.
– Levez-vous ! Il fait très beau. Le soleil brille et l'intendant est au palais. Il ne s'agit que d'une promenade. Levez-vous ! Et faites-lui la surprise de lui rendre visite...
Enfin des militaires et quelques Hurons apportèrent des nouvelles de l'armée. La jonction avec le reste des Iroquois s'était faite. On travaillait à enterrer la hache de guerre. Le trésor des Iroquois contiendrait neuf colliers de Wampum, deux de rasade, c'est-à-dire de perles et non de coquillages, treize branches de Wampum. En outre une branche qui voulait dire « que le lieu des os des Abénakis soit respecté » et une autre « que l'enveloppe de leurs os soit aussi respectée ». Ils n'avaient encore voulu s'engager à rien pour les Hurons.
Angélique reçut une missive personnelle de son mari. Cette fois elle l'ouvrit.
On me rapporte, Madame, que la faveur publique vous destine aux autels. Patronne d'une ville que vous avez sauvée comme sainte Geneviève le fit de Paris, voilà qui nous fait mesurer, ce me semble, la distance parcourue depuis que, sur ce même rivage, vous avez débarqué, lançant à la Nouvelle-France votre défi. Aujourd'hui vous avez triomphé de tous les mauvais bruits et votre victoire est entière...
Il lui prodiguait toutes sortes de paroles de tendresse et parlait d'Outtaké. Il ne prévoyait pas que le retour fût possible avant deux semaines.
– Qu'il reste là-bas ! Je ne veux plus le voir !
Elle ne put s'empêcher de rectifier.
– ... Oh si ! Qu'il revienne. Mais le plus tard sera le mieux. J'aurai le temps de me composer un visage.
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