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M. d'Arreboust lui avait apporté de Montréal une lettre de Mlle Bourgeoys. La religieuse assurait Angélique de son bon souvenir, parlait de l'hiver, se félicitait qu'il eût été d'un « beau froid ». Les élèves et les sœurs se portaient bien. Elle avait demandé des renseignements sur son ancienne élève, cette fillette du nom de Marie-Ange qui ressemblait à Angélique de façon surprenante. D'ici peu elle serait à même de connaître l'origine de cette famille... Angélique, d'abord surprise, demeura songeuse. Mlle Bourgeoys semblait envisager qu'une telle ressemblance ne pouvait être due qu'à des liens de parenté.
Peu de personnes dans son entourage s'étaient exilées en Amérique, sauf son frère aîné Josselin qui avait disparu quand elle avait huit ou dix ans, en criant bien haut qu'il voulait de l'aventure et, aussi, croyait-elle se souvenir, un oncle, mais tous deux étaient partis en se laissant entraîner par un pasteur protestant fanatique, ce qui avait brisé le cœur de son grand-père, lequel, à l'avenir, avait exigé qu'on ne prononçât jamais devant lui le nom des transfuges. Elle revit en pensée ses frères, ses sœurs, le château de Monteloup, sa nombreuse et impécunieuse famille dispersée à tous vents : l'un jésuite, l'autre pendu, elle aux antipodes...
Mlle Bourgeoys terminait en l'assurant de l'affection qu'elle lui portait et qui les unissait toutes deux en Jésus-Christ.
Bien que prévenue contre vous, écrivait-elle, vous savez que la confiance que vous m'avez inspirée a été spontanée.
Il ne m'a pas été facile, je l'admets, de reconnaître, au vu de nos existences si dissemblables en apparence et aux buts si contraires, que nos vies se chauffaient à la même flamme qui magnifie tout, qu'elle brûle pour un être ou pour la Sainte Majesté de Dieu : l'Amour.
Car il y a plusieurs sortes d'amour parmi le monde : l'amour des étrangers, l'amour des passants, l'amour des pauvres, l'amour des associés, l'amour des amis, l'amour des parents... et enfin l'amour des amants... On est touché de compassion pour les étrangers, quand on apprend que leur pays est opprimé et saccagé. On aime les passants, parce qu'ils apportent quelque gain, les pauvres, à qui on donne le superflu, les associés, car leur perte est dommageable... les amis, parce que leur conversation plaît et est agréable... les parents, parce que l'on en reçoit du bien ou que l'on craint d'être châtié par eux... Mais il n'y a que l'amour des amants qui pénètre le cœur de Dieu et à qui rien n'est refusé. Cet amour se trouve rarement, il est vrai. Mais c'est le véritable amour. Car il ne connaît pas ses intérêts ni même ses besoins. La maladie et la santé lui sont indifférentes, la prospérité ou l'adversité, la consolation ou la sécheresse, tout lui est égal. Et il donne sa vie avec plaisir pour la chose aimée...
Ainsi donc, tout le monde parlait d'amour y compris Mlle Bourgeoys.
Et c'était le moment où Angélique s'en croyait à jamais dépossédée.
La lettre de la pieuse femme porta à son comble son désespoir. Hélas ! C'en était fini de l'amour des amants... Pour la première fois de sa vie, Angélique doutait du pouvoir de ses charmes.
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M. de Chambly-Montauban annonça son mariage avec la fille aînée des Le Bachoys. On le félicitait. Il répondait :
– Oui, la mère est très bien.
Angélique rencontra Mme Le Bachoys.
– Ma fille oubliera Pont-Briand. Elle n'aurait pas été heureuse avec lui.
Elle soupira.
– ... Ah ! Ce Pont-Briand ! Vous avez eu tort de le dédaigner.
Angélique dit qu'elle ne voyait pas pourquoi. Il lui avait déplu souverainement.
– Vous êtes trop éclectique dans votre choix des hommes, ma chère. Il est vrai que celui que vous avez fait votre maître vous rend difficile. Pourtant, ce n'est pas la crainte qui vous arrête.
– À Wapassou, les conditions n'étaient pas les mêmes, ni en moi ni en dehors. Nous étions isolés, au fond des forêts. Ici, à Québec, nous sommes plus forts.
– Québec, c'est Québec. Le vent souffle où il veut, dit Mme Le Bachoys et, à Québec, il emporte souvent nos bonnets par-dessus les moulins.
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Le vent soufflait, les moulins tournaient, le bonnet de Mme Le Bachoys s'envolait...
D'un seul coup, comme ils étaient venus, tombaient au sol les pétales des pommiers.
C'était l'été. Le soc de la charrue ouvrait la terre. Les semailles commençaient.
L'île d'Orléans, au loin, avait des nonchalances de squale échoué, de crocodile affalé, veillant d'un œil. Derrière la brume de chaleur, elle était embuée comme un songe et paraissait inhabitée, déserte comme ce premier jour où Cartier la vit et la nomma « île de Bacchus » à cause de ses vignes sauvages.
En Canada, il n'y avait que deux saisons. Huit mois de glace et quatre de chaleur torride, avec, à la charnière de ces deux extrêmes, dix jours d'une explosion de fleurs : le printemps ; d'un déploiement de draperies pourpres, rouges, roses et or : l'automne.
Il faisait une chaleur étouffante. Angélique marchant, absorbée dans ses pensées, se trouva, impromptu, devant Sabine de Castel-Morgeat.
C'était celle-ci qui l'avait abordée.
– Les travaux de réfection de ma maison sont achevés, lui dit l'épouse du gouverneur militaire. M'accompagneriez-vous afin que je puisse vous en faire les honneurs ?
Angélique s'attendait si peu à l'invite qu'elle demeura coite, dans l'impossibilité de décider ce qu'elle devait faire.
– J'ai remeublé mon salon. Et, dans quelques jours, Anne-François pourra être logé dans une chambre plus confortable, à condition que vous autorisiez son transport comme sans danger du château Saint-Louis.
Sabine n'exagérait-elle pas un peu ? Parce que la descente des Iroquois les avait obligées, malgré elles, à garder des relations normales, s'imaginait-elle que ce qu'elle avait fait était nul et non avenu ?
– Madame Le Bachoys m'a touché un mot à votre sujet, dit vivement Sabine.
– À quel propos ? demanda Angélique, sur la défensive.
– Elle m'a dit que nous vous devions tant que nous en devenions ingrats. Qu'elle s'était posé la question si à votre tour vous n'aviez pas besoin d'aide et qu'elle m'estimait la personne la plus habilitée pour le faire de la plus efficace façon. Madame Le Bachoys est une personne d'une délicatesse infinie et nullement cancanière. J'ai compris son intention. Ne voulez-vous pas que nous parlions un peu ?
La maison reconstruite des Castel-Morgeat se dressait un peu en retrait de la Prévôté, au sommet d'un jardin dont les grilles ouvraient sur la Grande Allée.
Du salon où Sabine introduisit Angélique on avait une vue sur les lointains, plus belle encore si possible que du château Saint-Louis. Le soleil entrait et faisait briller agréablement le bois des meubles que Mme de Castel-Morgeat avait enfin pu réintégrer dans leurs murs. Angélique n'aperçut pas la petite coupe d'or et d'émeraude.
– Qu'avez-vous à me dire ? demanda-t-elle froidement.
– Vous me trouverez peut-être prétentieuse si je vous dis que je vous ai fait venir pour vous parler de moi. Cependant je le ferai. Car je crois que c'est là ce qui peut donner la plus juste estimation de ce qui vous a fait de la peine et ainsi contribuer à vous délivrer de tout souci et vous rasséréner.
– Vous en parlez à votre aise, maugréa Angélique, amère.
Elle vit Sabine de Castel-Morgeat se retenir de pouffer, puis soudain s'exclamer :
– Oh ! Angélique ! Est-ce possible ? Vous ! Vous ! Qui ?
– Vous allez dire comme Madame Le Bachoys : « Vous, une séductrice ? »
– Mais oui ! En effet ! Ne connaissez-vous pas vos armes ? Qui peut entrer en lutte avec une femme qui possède votre beauté ?
– La beauté n'est pas tout, fit Angélique en touchant son visage d'un air malheureux.
– Sans doute. Mais c'est souvent beaucoup. Ne soyez pas ingrate envers la nature qui, en vous parant de telles grâces à votre berceau, vous a épargné tous ces travaux et ces efforts pour plaire auxquels sont astreintes vos sœurs moins favorisées.
– Vous n'avez pas à vous plaindre en ce domaine, je vous l'ai dit maintes fois.
– Soyez-en remerciée. Mais malgré votre bonté, et malgré votre découragement passager, nulle d'entre nous ne se fait d'illusions, vous garderez la palme quelle que soit la partie à laquelle vous vous engagez, comme femme vous possédez l'arme première... Angélique, pardonnez-moi d'insister, mais êtes-vous réellement aussi meurtrie que vous semblez le témoigner ou bien jouez-vous un peu la comédie ?
Angélique sentit de malencontreuses larmes lui remonter aux paupières..
– Je suis très misérable ! affirma-t-elle.
Devant le ton puéril de son assertion, Mme de Castel-Morgeat ébaucha un sourire et Angélique frémit. Si Sabine se mettait à rire et à sourire, elle allait acquérir trop de charme. Et si, par-dessus le marché, Angélique lui laissait l'avantage de la grandeur d'âme et de l'aimable caractère, avec, en plus, celui de ses origines toulousaines, alors, oui, cette fois, elle pourrait devenir une rivale inquiétante. Mais alors Angélique n'aurait à s'en prendre qu'à elle-même car elle aurait en se cantonnant dans une attitude chagrine « creusé sa tombe », comme disait la Polak. Il était temps encore...
– Vous payez vos fatigues et vos émotions, dit doucement Sabine. Vous allez vous reprendre. Ne voulez-vous pas vous asseoir ?
Angélique attira un fauteuil.
– Alors ? fit-elle en s'asseyant, je vous écoute. Parlez-moi de vous...
– Angélique, quand, il y a quelques jours, j'ai vu mon fils renaître à la vie et vos paroles me confirmant qu'il était sauvé, vous avez fait cesser le cauchemar dans lequel j'avais vécu depuis l'instant où on me l'avait ramené mourant, j'ai su que je recevais du Ciel tout ce que je pouvais souhaiter de meilleur en cette vie. Comme elle m'a paru simple désormais, cette vie, après qu'il m'a fallu envisager de la poursuivre, des années et des années, avec le glaive de la perte de mon enfant, de mon fils unique au cœur, la perspective de souffrir ce vide qu'on ne peut combler, une absence irrémédiable qui vous rejette à jamais du côté de la mort car avec votre enfant un peu de vous-même est descendu au tombeau. Oh ! Certes, je ne l'ignore pas, je ne vais le retrouver petit garçon bien à moi que le temps de sa convalescence. Et puis, il guérira et il partira. Mais n'importe quand on sait qu'un jour on peut entendre de nouveau son pas vif résonner, le voir surgir devant soi, vivant. Combien la vie m'a paru belle et facile de la vivre ! Je saurai calmer les exigences de mon imaginaire. Je ne réclamerai plus rien d'elle que ce qu'elle pourra me donner. Je suis heureuse, Angélique. Et je ne peux supporter l'idée que par un contrecoup injuste et qui n'aurait pas dû être, car vous n'auriez jamais dû le savoir Angélique, vous souffriez, vous à qui nous devons tant.
Sabine croisait et décroisait ses doigts. Ce qu'elle avait à dire n'était pas facile, mais elle avait décidé d'aller jusqu'au bout.
– ... Il faut que dans la mesure du possible vous sachiez ce qui est arrivé afin de ne pas vous exalter dans de fausses imaginations. C'est impensable que cela ait transpiré et soit parvenu jusqu'à vous, car ce ne pouvait être que par hasard et sans lendemain.
« Si elle savait à qui je dois la bonne nouvelle », pensa Angélique.
Mais elle serra les lèvres et ne dit rien.
– ... Les détails de ce qui a précédé mon incursion à Montigny se perdent dans un brouillard confus. Je sais seulement que j'étais folle, sur le point de perdre la raison et que je ne peux m'empêcher de considérer qu'il m'a sauvée en agissant comme il l'a fait. C'est assez humiliant pour une femme que de le reconnaître, mais il y a eu dans son geste une grande part de bonté...
– Une bonté qui ne se souciait guère de moi.
– Vous êtes très forte, Angélique, et moi j'étais faible et perdue... Je vais me taire car je vois combien ce que je vous dis est déplaisant pour vous... Je voudrais cependant vous donner encore ma pensée sur ce point.
« De toute façon, c'est toujours ulcérant », se raisonna Angélique se rappelant les conseils de Mme Le Bachoys.
– Continuez, dit-elle à voix haute.
– Vous êtes très forte, Angélique. Je ne sais si vous avez toujours été ainsi. Il se peut que vous ne soyez parvenue à cet état que subitement et récemment... Mais je sentais tellement que vous étiez la plus forte. Et lui aussi. Peut-être aurait-il manifesté plus de... scrupules, s'il n'avait été certain que vous n'étiez devenue très forte... L'on pouvait espérer que vous ne sauriez jamais, mais il a pris le risque parce que, en tout état de cause, il vous faisait confiance. Il vous devine en tout, vous accepte... au point d'être séduit par ce que d'autres pourraient appeler vos... défauts. Libéralité que vous ne pratiquez pas avec autant de largesse à son endroit... encore que vous ne l'aimeriez pas autant s'il était autre... et moins hardi...
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