Le plus hardi des coureurs de bois n'aurait pu se risquer dehors.
– Passons par les caves, dit Éloi Macollet. Monsieur le marquis a fait creuser presque jusqu'au bout. Avec quelques coups de pioche, on débouchera dans la remise de Banistère.
Ainsi fut fait. Ils pénétrèrent dans le repaire, sous la chaumière, qui était remplie de fourrures, de barriques de cidre et d'eau-de-vie, de quincaille, de pots de grès cachetés à la cire.
On repoussa la trappe par les interstices de laquelle sifflait le vent. On trouva les enfants blottis dans une encoignure des murs de torchis écroulés, ensevelis sous la neige, mais le cadavre de la vache les avait protégés. On les ramena par les caves dans la maison de Ville d'Avray et, tandis que l'on s'empressait de boucher les trous entre les deux caves mitoyennes, on les réchauffa devant le feu.
Débarrassés de leurs capots et de leur mitasses, nus et grelottants devant le feu, les quatre « terreurs » de Québec n'étaient plus que des enfants pâles et malingres parmi lesquels se révéla une fille. Le plus petit pleurait convulsivement. Il ne se calma que lorsqu'Éloi Macollet eut l'idée de lui donner du tabac à chiquer. Ces enfants étaient vraiment destinés à vivre parmi les sauvages. Il y avait eu maldonne en les faisant tomber chez des colons civilisés de race blanche. Qu'ils aillent aux bois ! Les Peaux-Rouges les dresseraient et ils seraient en accord de barbarie.
Le chien martyr sortit de sous le four à pain en reconnaissant ses tortionnaires, les enfants qu'il aimait, il remua la queue. C'était vraiment un chien niaiseux. La tempête calmée, on commença cependant par confier la fille aux ursulines, les deux aînés aux prêtres du Séminaire, le plus petit à une brave voisine. Banistère, retrouvé blessé, mais non mort, fut porté à l'Hôtel-Dieu. Quand il eut repris connaissance il fit dire qu'il voulait voir Mme de Peyrac, mais elle seule. Lorsqu'elle sortit on entendait encore siffler la tempête d'un petit sifflement aigu et modulé. Elle s'apaisait.
Entre les branches de l'orme, le soleil ouvrit, dans la nue d'un gris uniforme, un œil à l'ovale jaunâtre, à la pupille d'or. Prunelle curieuse d'un chat géant surveillant le chaos.
Angélique se rendit à l'Hôtel-Dieu dans une ville fantomale, mais où pelles et traînes se mettaient vite à l'ouvrage.
Les girouettes folles, coqs, flèches, roses des vents, les croix et les instruments de la passion, démantelés, arrachés, hérissaient un univers de taupinières blafardes.
Et l'on citait en témoignage de la violence du blizzard la croix de l'abside de la cathédrale, pourtant forgée par M. Boisvite, qui se trouvait tordue et courbée comme bâton de cire sous le feu. Maître Boisvite défendait son honneur en alléguant qu'une des cheminées de la maison des Mercouville dont on reconnaissait les moellons sur la place devait être la cause de cette torsion, la croix s'étant trouvée sur son passage.
Par la bizarrerie d'un destin qui au long de sa vie l'avait faite souvent la confidente des crapules repenties et dépositaire de leurs secrets, voire de leurs dernières volontés, Angélique se retrouva au chevet d'Eustache Banistère, dit le Cogneux.
Le robuste excommunié, quoique assez mal en point, n'avait pas l'intention de mourir. Mais, comme tous les autres avant lui : les Calembredaine, les Aristide, les Clovis qui, dans l'obscurité de leurs cerveaux sournois et de leurs âmes malfaisantes, avaient reçu le rayon de lumière unique leur montrant l'unique personne à laquelle ils pouvaient se fier sur cette Terre et capable d'éveiller, sans qu'ils sachent pourquoi, une dernière aspiration à ce qu'on aurait pu nommer le meilleur d'eux-mêmes, Banistère s'était mis en tête qu'elle était la seule à laquelle il pouvait confier ses biens. Elle dut se pencher car il craignait que la sœur hospitalière n'en entende trop long.
– N' reste plus grand-chose de ma cabane, hein ? Mais la cave ! Dans la cave, y'a ma quincaille pour la course, du beau butin que j'ai rassemblé pour quand je pourrai repartir et puis dans les pots, sous les rillettes et les « cretons1 », y'a de l'or, beaucoup d'or. J'en ai gagné avec tous ces « courtisans » qui voulaient faire venir le Diable. Un trésor... Et puis surtout y'a mes bottes. Je ne voudrais pas que mes bottes elles brûlent quand ils mettront le feu... Allez-y vous, vous seule, dans ma cave... Tous les autres me pilleraient.
Ayant dit, il poursuivit à voix haute la confession qui ne risquait rien, selon lui, à être entendue par les oreilles sereines de la Mère Augustine.
– ... Avouez que le marquis l'a creusée sous mon champ, sa cave ! Et les ursulines aussi. Ça c'est prouvé, arpenté. Si j'ai de quoi payer mon procès, je ne les laisserai pas quittes. Ce n'est que justice quand on vous a spolié. Et le Procureur ? Vous trouvez cela juste que je sois privé de mes lettres de noblesse parce qu'il a oublié de les faire enregistrer ? Pour sûr, je connais la loi, toute personne qui a détourné du castor sera privée de ses droits pendant cinq ans, mais comment ça se fait qu'il y a qu'à moi qu'on l'applique, cette loi ? Et l'eau-de-vie ? J'suis le seul à avoir porté de l'eau-de-vie aux sauvages ? Madame, vous qui êtes bien avec le Gouverneur, l'Intendant et l’Évêque, vous ne pourriez pas intervenir pour qu'on me rende mon congé ? Je m'en irai aux bois avec mon aîné et je n'ennuierai plus personne. En échange, je vous avertirai. Prenez garde à ceux-là dont parlait le soldat La Tour l'autre jour. Ceux qui m'ont demandé des hosties pour les affaires du Diable.
– Je sais leurs noms.
– Bougez pas !... « Ils » sont mauvais. « Ils » voulaient les hosties, et je les leur ai données... Mais, maintenant, c'est vous qu'ils veulent... Ils voulaient que je mette le feu à la maison du marquis... Ils m'ont donné de l'or pour ça... J'ai pris l'or, mais je leur ai dit : « Attendez un peu, j'suis pas pressé de voir ma chaumière y passer aussi. Ça ferait trop plaisir à tout le monde... » Et maintenant, prenez garde à vous, j'vous ai prévenue.
En regagnant la maison de Ville d'Avray, Angélique se réjouissait à la pensée qu'ayant échappé à un si grand danger désormais le chien niaiseux qu'ils avaient recueilli dans leurs murs et qui avertissait du feu en voulant « se détruire » les mettait à l'abri d'un attentat de cette sorte.
*****
Excepté la tempête, les ides de mars s'étaient passées sans catastrophe majeure. Mme de Mercouville se réjouissait. Il était inutile de regretter de n'avoir pu monter la pièce de théâtre, puisque, avec la tempête, elle n'aurait pu être jouée.
Le 18 mars, entre sept heures et huit heures du soir et les montagnes de neige put se faire, sur la place, le feu de joie de la Saint-Joseph. Monsieur le Gouverneur mit le feu. Les soldats firent trois saluts et quatre coups de canon furent tirés. Il y eut quelques fusées.
Le 19, quand on sonna l'angélus, on tira un coup de canon et, pendant la messe à l'élévation, encore trois ou quatre coups avec quelques saluts de mousquets.
Le 20, Mgr de Laval convoqua Mme de Peyrac au Séminaire. Dans la forme, il lui demandait d'avoir la bonté de lui rendre visite, mais il était évident que Monseigneur l'attendait ferme après les vêpres, vers les quatre heures.
C'était la première fois qu'elle revenait dans cette aile du Séminaire qui tenait lieu d'évêché, où elle avait été reçue par le prélat le surlendemain de son arrivée. Elle s'y rendit avec plus de tranquillité que ce jour-là.
On circulait avec difficulté encore dans les rues. Le soleil ne s'était montré qu'à peine, juste pour la Saint-Joseph. Le ciel, depuis le matin, se couvrait de nuages et comme elle franchissait la grille du Séminaire, des bourrasques de neige passèrent.
Elle fut introduite dans une pièce plus petite où l’Évêque s'était installé à la période du grand froid. Son entourage avait insisté pour qu'il veille un peu sur sa santé après avoir été arrêté par une mauvaise toux.
Après les préliminaires d'usage, il en vint vite au fait, qui, par ailleurs, se présentait : des faits.
Il y avait eu le plus récent et, à son sens, le plus incroyable, on l'avait vue rendre visite à ce personnage inquiétant qu'on appelait le sorcier de la Basse-Ville. À sa connaissance, jamais aucune dame de qualité n'avait eu l'idée d'entreprendre l'ascension du quartier Sous-le-Fort pour pénétrer dans un tel bouge. Quelques-unes de ces dames de la Sainte-Famille avaient confiance dans les « simples » de la sorcière de l'île d'Orléans, qui n'était cependant pas non plus une fréquentation qu'il recommandait à ses ouailles. Mais le Bougre Rouge, jamais ! Il ne leur recommanderait pas non plus trop d'assiduité à l'auberge du Navire de France où l'on voyait pourtant beaucoup Mme de Peyrac. Depuis des années, il atermoyait à statuer le cas de la patronne de cet établissement, femme généreuse pour les œuvres et même pieuse, mais que les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement lui dénonçaient régulièrement comme ouvrant ses portes à des rencontres galantes.
– Ces Messieurs en ont-ils usé pour être si catégoriques ? intervint Angélique, en souriant.
Elle se demandait pour quelle raison l’Évêque semblait décidé tout à coup – alors qu'on était en plein Carême et à peine sortis d'une tempête épouvantable – à passer en revue ses « manquements », lesquels mis bout à bout amenaient à se poser des points d'interrogation.
Il y avait encore le point qu'Eustache Banistère l'avait demandée à l'Hôtel-Dieu. Il y avait aussi le rapport d'un curé du côté de Lorette. Celui-ci avait fait irruption dans une habitation à lui dénoncée comme abritant des ripailles le dimanche qui rompaient sans vergogne le saint jeûne du Carême. Les occupants originaires du Berry s'étaient défendus en arguant que leur ragoût ne contenait que des queues de castors, chair qui trouvait grâce devant les autorités ecclésiastiques comme appartenant au gibier aquatique. Pour preuve de leur innocence, ils disaient que Mme de Peyrac, qui avait grand renom, s'était assise à leur table ce jour-là.
– Je me promenais avec ma fille. Nous sommes entrées pour nous reposer.
– Étaient-ce vraiment des queues de castors ? demanda l’Évêque.
– Nous n'avons bu qu'un peu de lait, répondit Angélique prudemment.
Enfin, on arrivait à cette affaire la plus grave, douloureuse à son cœur de pasteur des âmes, de l'enquête du Lieutenant de Police sur la disparition du comte de Varange qui avait amené la découverte des sinistres turpitudes d'une cérémonie de sorcellerie perpétrée en plein cœur de Québec, accablante horreur dont il n'aurait pu croire que la lèpre s'étendrait un jour au Canada. Histoire d'autant plus sombre que son auteur, le comte de Varange, était un membre, qu'il avait cru dévot, de la Compagnie du Saint-Sacrement. Garreau d'Entremont semblait avoir fait diligence. Il annonçait pouvoir mettre bientôt la main sur un soldat déserteur, La Tour, qui avait été mêlé à la conjuration et qu'on avait vu rôder dans les environs. Le Lieutenant de Police se trouvant devant un cas d'opération magique avait longuement consulté l’Évêque. Les tribunaux religieux épiscopaux n'existaient que pour les clercs.
Il leur avait fallu étudier ensemble quelle forme donner à l'accusation pour que le bras séculier pût s'abattre sur le misérable auteur de ces horribles pratiques... lorsqu'on l'aurait retrouvé. Car il avait disparu.
– Le diable l'a enlevé, dit Angélique.
Là encore le nom de Mme de Peyrac avait été prononcé.
Angélique était en train de chercher quel prétexte donner à sa visite chez le Bougre Rouge. Invoquerait-elle l'achat de ces peaux de souris tannées par l'Eskimo et qui pouvaient servir de pansements sur des plaies de petite surface ?
Les explications de Mgr de Laval sur l'affaire Varange lui ouvraient une issue. N'était-ce pas sur une « dénonciation » du sorcier que son nom avait été prononcé ? Voilà pourquoi elle s'était rendue à son domicile, pour lui demander raison de telles calomnies dont M. d'Entremont lui avait appris qu'elle était l'objet.
– Mais quel motif pouvait pousser ce devin à vous mettre en cause ? s'étonna l’Évêque.
– La malveillance, sans doute. Qui sait ce qui se passe dans les esprits retors des sorciers ? Une bourse bien pesante peut les aider aussi à voir ce qui arrange le donateur. Je serais plutôt portée à croire qu'un homme comme le Bougre Rouge profite de ses dons et de sa science pour mystifier le menu peuple et pour faire cracher au bassinet les gentilshommes animés d'intentions mauvaises envers leurs semblables.
Tout à coup, elle fut prise d'une inspiration, elle pouvait rassurer l’Évêque quant au sorcier. Sœur Madeleine lui avait raconté combien la nuit de leur arrivée les « airs » étaient troublés. La religieuse visionnaire avait vu en songe le saint Père Brébeuf, martyr des Iroquois, l'adjurant de se mettre en prières pour la conversion d'un sorcier. À n'en pas douter, il s'agissait du sorcier de la Basse-Ville, car lorsque Mme de Peyrac l'avait visité, elle n'avait trouvé devant elle qu'un homme sage, qui lui avait assuré :
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