« – Rien n'est changé à ce que je lui mandais alors...
« Je devais partir pour vous joindre par le premier navire cinglant vers l'Amérique. Je devais vous remettre la lettre secrètement. Je fis donc mes préparatifs. Je préférais ne pas monter à bord du vaisseau qui emportait le courrier officiel, craignant que ces officiers ou fonctionnaires qui le convoyaient ne me reconnussent pour m'avoir rencontré dans les couloirs du palais, à Versailles.
« J'allai m'embarquer à Honfleur. Mon navire a eu quelque retard par la rencontre d'une banquise qui nous a contraints à dévier de notre route pour l'éviter.
– Mais... dit Angélique dont les sentiments se bousculaient, je vous avoue... quelque chose me choque dans tout cela... je suis touchée que le Roi me garde une si fidèle passion, mais il ne semble pas se souvenir que je suis mariée... mariée à Monsieur de Peyrac... Il semble assuré que je vais lui tomber aussitôt dans les bras... Pour qui se prend-il ?
– Il se prend pour le Roi, Madame, répondit Molines avec douceur.
– Que s'imagine-t-il donc que je suis ? C'est moi, de tous ses sujets, qui lui ai porté les coups les plus durs... et qui ne seront peut-être pas les derniers...
Elle pensait moins en disant cela à sa rébellion, qu'à la lettre qu'elle avait envoyée à Desgrez et par laquelle le Roi un jour apprendrait que sa maîtresse bien-aimée, la belle Athénaïs de Montespan, était une criminelle et une sorcière.
– Il devrait se méfier de moi... Il ne sait donc pas de quoi je suis capable ?
– Il le sait... Mais, pour cela aussi, vous êtes en son cœur une douleur et une délectation à laquelle il ne veut pas, il ne peut pas renoncer. Alors, dans le tourment de n'avoir pu vous briser, il lui renaît l'espoir de pouvoir vous apprivoiser... Il veut vous combler. Il vous rend vos titres, vos terres, il accorde tous les pardons à vous et à votre époux, dans le seul espoir que pour cela vous allez penser à lui avec un peu plus d'indulgence et au moins avec reconnaissance, qu'il aura même à distance le pouvoir de ramener un sourire sur vos lèvres, de remplacer un peu dans votre cœur la rancune que vous y gardiez, par un peu d'amitié envers lui. Si vous l'aviez vu, il y a bientôt six années alors que je venais pour la première fois à Versailles lui porter votre lettre de reddition et qu'il imaginait que bientôt vous seriez près de lui, vous comprendriez à quel point pour lui, souverain maître de tout, vous représentiez... que dirai-je ?... Oui, c'est cela !... Vous représentiez... le salut. Et tout en sablant cette missive que vous tenez là entre vos mains, il me répétait comme un très jeune homme amoureux sous le coup de l'anxiété :
« – Vous lui direz, Monsieur Molines, vous lui direz, n'est-ce pas ? combien Versailles est beau !
Angélique se sentit la gorge serrée par cette évocation.
Parce qu'il régnait depuis très longtemps, on oubliait que ce souverain, écrasé d'une gloire et de charges à l'image pesante de son lourd manteau de Cour de velours bleu brodé de lys et d'or, à collet et doublure d'hermine et traîne de plusieurs aunes et de sa perruque élevée rehaussant sa majesté, n'avait pas encore quarante ans. Il ne redeviendrait jeune que si elle revenait.
– Versailles est très beau, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à Molines.
– Sa Majesté me recevait dans son cabinet. Et je ne suis pas très entendu sur les détails, mais... en effet, Versailles est très beau.
« Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles. »
Le duc de Vivonne le lui avait laissé entendre. Pendant ces dernières années la pensée, l'image d'Angélique étaient devant les yeux du Roi quand il commandait ses statues de marbre à Coysevox, ses toiles et ses fresques à Le Brun, et qu'avec Le Nôtre il examinait le dessin de ses jardins, les mille et mille fleurs des parterres.
– Pourquoi, grands dieux m'aime-t-il toujours ?
– C'est là une question qui me paraît oiseuse, Madame... Et plus encore lorsqu'on se trouve en votre présence. Alors, l'on n'a aucune difficulté à reconnaître comme des plus naturelles la constance du Roi à votre souvenir.
– Molines, vous tournez mieux les compliments qu'un petit-maître de la Cour ! Vous n'aviez pas ces talents naguère !
– C'est vrai ! Mais l'âge venant, je me permets d'agrémenter de quelques fantaisies la tournure austère de mon esprit...
– Cher Molines !... dit-elle en le regardant avec douceur.
Molines détourna les yeux. Ce n'avait jamais été dans ses habitudes de se laisser attendrir par un regard. D'ailleurs, ce n'avait jamais été dans ses habitudes de se laisser attendrir par quoi que ce soit.
Mais avec l'âge, comme il venait de le dire, il lui arrivait d'accorder à son cœur quelques fantaisies.
– Ne dit-on pas que le Roi a une nouvelle maîtresse ? reprit Angélique. La marquise de Maintenon.
Molines eut un petit ricanement.
– C'est la douleur que lui ont causée votre rébellion et votre absence qui l'a incité à se tourner vers les charmes discrets de cette dame avec laquelle il n'est pas question de libertinage. Elle est sérieuse, quoique fort belle, et l'agréable gouvernante des enfants du Roi. Il se repose près d'elle. Enfin elle vous a connue jadis et il essaye d'avoir sur vous, par elle, quelques anecdotes. Mais malgré les agréments de cette liaison toute platonique et qui est pour lui un apaisement dans sa vie harassante, trop réglée, toujours en représentation comme un dieu exposé, un acteur sur les tréteaux de foire, je ne ferai pas grand cas de Madame de Maintenon dès que vous reparaîtrez à la Cour.
Ayant prononcé ce petit discours, Molines remit ses papiers dans le sac n'en gardant qu'un seul qu'il consulta sans avoir besoin de mettre des bésicles.
– C'est bien cela, dit-il. Après vous avoir vue, je dois demander audience à Monsieur le Gouverneur, et lui faire part dans le privé de quelques messages personnels pour lui de la satisfaction de Sa Majesté pour l'habileté avec laquelle il a mené ce « rapprochement » qui s'imposait pour la Nouvelle-France avec Monsieur de Peyrac et pour l'amabilité de l'accueil qu'il vous fit. En bref, Monsieur de Frontenac a misé sur la bonne carte.
– Je m'en réjouis pour lui.
– Quant à vous, nommez-moi sur l'heure les personnes que vous souhaitez voir écartées de votre route et de celle de votre famille, de Monsieur de Peyrac et de sa maison, comme de la vôtre, voire de vos amis... c'est écrit là... comme dangereuses, ayant cherché à vous nuire ou susceptibles de le faire encore, afin qu'elles soient aussitôt mises hors d'état de le faire par décision du Gouverneur, hors de toutes consultations du Conseil par arrestation, même condamnation si le délit l'exige, en dehors de toutes considérations d'État, particuliers, fonctionnaires ou ecclésiastiques. Nommez-les-moi et aussitôt vos ennemis seront châtiés.
– Avez-vous ce pouvoir ?
– Le Roi me l'a donné.
– À vous, un protestant ?
– Notre Roi lorsqu'il s'agit d'efficacité ne regarde pas de trop près à la position, ni à la religion, de celui qui lui semble le plus apte à le mieux servir. En de douloureuses circonstances qui lui tiennent à cœur plus, ou presque plus, que son sceptre même, puisqu'il s'agit de vous, il m'a jugé. Il sait que je lui suis dévoué, et le plus habile à plaider sa cause auprès de vous, car il a compris que vous m'écoutiez volontiers, comme un père qui sait parler à un enfant difficile un langage qui lui est accessible. Il a été jusqu'à me dire :
« – Monsieur Molines, cette jeune femme est la plus rétive à laquelle j'ai eu affaire de tout mon règne. Pourtant elle n'est pas ce qu'on appelle une entêtée. Mais les raisons pour lesquelles elle se dresse contre moi me demeurent obscures. Vous seul pouvez la persuader de la sincérité de ma passion. Et qu'elle comprenne bien que ma faveur la mettra à jamais elle et les siens à l'abri de l'infortune et de l'adversité. Je saurai me contenter, si elle ne veut m'accorder plus, du simple bonheur de la voir, la voir apparaître, savoir qu'elle va venir, attendre chaque jour le plaisir que suscite à chaque fois sa beauté toujours surprenante et qu'elle rehausse par le goût imprévisible et toujours parfait de ses atours, me contenter seulement de la mener dans mes jardins, de m'entretenir parfois avec elle de tous sujets qui nous inspireraient, de politique, de guerre ou de commerce, car son intelligence est grande et son jugement des plus fins, me contenter d'entendre son rire, une repartie jetée de sa voix harmonieuse... Vous le lui direz, Monsieur Molines, et vous la convaincrez.
« Voici donc ce langage que m'a tenu Sa Majesté. Or, vous me demandez, Madame, comment moi, huguenot et modeste intendant provincial, j'ai le pouvoir d'intimer au Gouverneur de la Nouvelle-France l'ordre d'arrêter ou de mettre à pied toutes personnes que vous m'aurez nommées. C'est parce que c'est à vous qu'il est remis, Madame, ce pouvoir. Sa Majesté veut que vous compreniez que la toute-puissance, même au-delà de la sienne, est désormais entre vos mains.
Angélique passa le bout de ses doigts, à plusieurs reprises, sur son front, écartant ses cheveux comme si elle eût ressenti le besoin d'écarter un. rideau afin d'y voir clair.
Elle était un peu écrasée par cette avalanche d'égards. Elle se leva et marcha de long en large en pressant ses mains l'une contre l'autre.
– Molines ! Molines ! Que dois-je faire ?
– Vous seule le savez, Madame. Vous seule êtes maîtresse de votre destin.
– Molines, vous m'avez toujours conseillée, et à vous revoir, je retrouve la confiance que vous m'inspiriez. J'avais foi en vous parce que je crois... que nous avons la même sorte de conscience. Molines, que dois-je faire ?
Mais l'intendant se déroba encore avec un demi-sourire.
– Je pense que vous m'entendez fort bien, Madame, lorsque je vous dis : vous seule pouvez en décider. Car vous seule savez ce que vous voulez faire de votre vie, ce qui compte à vos yeux, les buts qui vous sont chers et ce que vous êtes prête à sacrifier pour les atteindre. Vous n'êtes plus une enfant et vos durs combats de chef de guerre vous ont appris l'art de la stratégie, qui consiste surtout à projeter à l'avance en imagination les éléments d'une bataille, les obstacles prévisibles, à prévoir le pire afin de s'en garder, et puis aussi mesurer le gain de cette bataille afin de savoir s'il y a l'obligation de s'y livrer, ou s'il se révèle que vous deviez la payer un prix trop lourd, savoir à temps s'y dérober. Il ne faut pas négliger non plus que certaines possibilités ne se découvrent que sur place, que le hasard est un individu facétieux, qui aime se mêler à nos entreprises, et qu'il n'est pas mauvais de parfois s'en remettre à lui, ce qui s'appelle prendre des risques.
– À condition qu'il ne s'agisse pas d'utopie.
Pourrait-elle se plier à la vie de la Cour, brillante et superbe, mais requérant toutes les forces, une attention de chaque instant ? Il fallait tendre à être remarquée du Roi. On exigerait chaque instant de leur vie. Elle eut la vision de cette rencontre à Versailles, du regard du Roi sur elle, la Cour entière suspendue à leurs lèvres. Où serait Joffrey alors ? Joffrey debout en face de ce Roi qui la voulait ! La sensation qu'elle avait éprouvée avait été celle d'un vide près d'elle, comme si, une fois de plus, par l'intolérance de ce monarque, Joffrey avait été effacé et rejeté, disparu...
– Molines, vous qui les connaissez tous deux, imaginez-vous Monsieur de Peyrac en face du Roi ? Un homme comme mon époux qui s'est sauvé de tout lui-même, se battant avec acharnement mais avec ses armes à lui, ne voulant jamais supplier, s'abaisser, parvenant toujours, si bas qu'il soit tombé, à se retrouver au sommet, au-dessus des autres. Lui, devant ce Roi !
– Un Roi qui a dit : « Il me semble qu'on m'ôte ma gloire quand, sans moi, on peut en avoir ! »
Angélique frissonna.
– Je comprends, dit-elle. Le Roi a changé.
La fonction pervertissait l'homme. Malgré l'esprit de justice, le goût du bien et la réelle grandeur de caractère qu'il y avait en ce prince, il était devenu ce Roi tout-puissant, il ne pouvait plus s'incliner aujourd'hui. Il l'avait fait jadis, jeune homme bouleversé dans la ferveur d'un grand amour, celui qu'il avait voué à vingt ans à l'adorable nièce du cardinal Mazarin, Marie Mancini. L'impitoyable ministre avait brisé tout cela. Le cardinal ne se préoccupait guère de voir sa nièce étourdie hissée au sommet des honneurs et il l'avait exilée rapidement. Pour Mazarin qui avait protégé la minorité du petit roi, celui-ci était destiné à devenir un grand roi, et devait, pour raison d'État, épouser une princesse de sang royal afin de consolider les alliances du royaume.
"Angélique à Québec 3" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 3". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 3" друзьям в соцсетях.