– Et Josselin ? Notre frère aîné. Lui aussi était un ours intolérant ! À dix-sept ans, il s'est enfui pour les Amériques...
– Oui, et sa disparition n'est pas sans soulever des complications dans la succession, pour votre frère Denis qui a repris les domaines. Car il était l'héritier par droit d'aînesse et sa mort n'a jamais été annoncée. C'est pourquoi il est aussi dans mes projets au Nouveau Monde de retrouver sa trace. J'ai su qu'il n'avait pu demeurer parmi les adeptes du pasteur Rochefort, car, étant catholique, il n'avait pas sa place parmi eux. Nous aussi, huguenots, nous ne sommes pas tendres pour nos adversaires... Il se peut qu'on le retrouve, ou sa descendance, en Nouvelle-France.
– J'ai quelques idées là-dessus, dit Angélique. Mais je vous en parlerai plus tard. Il y a trop d'affaires à régler pour le moment. Je suis tout étourdie.
Suzanne revenait pour leur verser à boire et ils burent ensemble en silence tandis que le soleil entrait par la porte ouverte.
Chapitre 95
– Est-ce tout ? demanda Angélique en regardant avec soupçon le sac inépuisable duquel l'intendant Molines, comme un joueur de tours du Pont-Neuf, venait d'extraire pour elle le meilleur et le pire, la puissance et la condamnation, l'enfance, la rébellion, les reliquats de sa vie, les catastrophes de l'Histoire en marche, le portrait d'un enfant mort, le souvenir d'un frère pendu et peut-être d'un frère vivant comme elle au Nouveau Monde.
Malgré l'abondance et la variété de ses livraisons, il ne semblait pas en avoir terminé et, cette fois, il exhibait une autre lettre plus modeste d'aspect qui succéda dans ses mains à celle du Roi.
– C'est le billet dont m'a chargé pour vous Monsieur Desgrez, qui malgré son titre sans prétention n'en est pas moins l'adjoint de Monsieur de La Reynie, afin de vous le faire parvenir.
Angélique retint un élan de plaisir au vu de cette lettre et s'écarta un peu pour en prendre connaissance. Elle ne s'était pas trompée en envisageant que Desgrez se manifesterait.
Mais les lignes du policier la déçurent. D'un ton protocolaire et guindé, il avisait Madame de Peyrac qu'il avait bien reçu les ordres qu'elle lui avait mandés, qu'il s'était empressé d'en référer au Roi et qu'il espérait qu'elle était satisfaite de l'empressement avec lequel il avait servi sa cause. Elle pouvait en voir l'heureux résultat dans les courriers, dont il savait qu'ils arriveraient en même temps que ces lignes, pour leur apporter les plus heureuses nouvelles. Il terminait en l'assurant de son respectueux dévouement qui lui resterait fidèle, plein et entier, et réitérait qu'il prenait sur lui de témoigner de la joie de Sa Majesté à la pensée de la revoir bientôt, joie dont, en serviteur zélé d'un maître plein de bontés, il se réjouissait d'être l'instigateur..., etc.
Elle fronça un peu les sourcils. Elle était déçue... Elle eût même trouvé à ses tournures de phrases un relent de flatterie écœurante, si l'exagération et la redondance des formules ne lui eût fait soupçonner que le vrai Desgrez montrait par là le « bout de l'oreille »... Après un moment de réflexion, elle reconnut qu'elle ne pouvait guère attendre une autre lettre d'un fonctionnaire de haut rang ayant servi d'intermédiaire entre le Roi et celle qu'il fallait considérer de « l'extérieur » comme une de ses favorites, s'étant montrée sinon volage, pour le moins vagabonde et rentrant enfin au bercail royal. Elle-même quand elle lui avait écrit ne l'avait-elle pas fait en termes voilés, procédant par allusions, dans l'impossibilité de s'exprimer franchement ?
Alors elle comprit que la vie passait, que la roue tournait, que les amitiés se développent ou meurent au gré du sort. Le Roi changeait et devenait plus irréductible. Desgrez changeait et devenait plus inabordable. C'était comme si les cœurs fougueux de jadis, peu à peu, à l'image de certains éléments vivants de la mer, se recouvraient par étapes de couches opaques et pierreuses, qui les rendaient plus lourds, moins transparents. Elle pouvait imaginer que rencontrant Desgrez à Versailles, il lui aurait présenté la même face rigide que celle qui se devinait derrière les mots. S'il restait un peu de l'ancien Desgrez en lui, peut-être se serait-il risqué à lui adresser subrepticement un clin d'œil, à supposer qu'un instant ils fussent seuls, hors du faisceau des mille regards du Roi, des courtisans, des valets, des pages, des gardes...
*****
Molines présenta son verre à Suzanne qui s'approchait avec la cruche à la main.
– Encore de cette boisson, ma fille. Elle me convient à merveille.
– Mangeriez-vous un morceau, Monsieur ? s'enquit-elle. Je vous vois traiter d'importantes affaires sans discontinuer. Vous devez être fatigué.
– Que nenni ! Le travail m'a toujours soutenu autant qu'un repas, et de plus mon hôtesse de l'auberge sur le port m'a honoré ce matin d'un potage aux fèves et de divers jambons auxquels je n'ai pas eu tout l'héroïsme suffisant pour résister. Surtout après le biscuit de mer arrosé de cidre pourri que l'on déguste sur les navires, de telles agapes pantagruéliques vous persuadent que si, il faut bien le croire, on a touché ici la terre d'Amérique, on y retrouve la doulce France en ce qu'elle a de meilleur : le contenu de ses marmites.
– Resterez-vous avec nous, Monsieur ? s'enquit la jeune Canadienne. L'air du Canada est si bon, et les eaux si miraculeuses, on y vit jusqu'à cent ans !
Le vieillard à cheveux blancs, qu'elle sentait actif et entreprenant, lui plaisait.
– Non, fit Molines, en secouant la tête, et croyez, ma petite, que je le regrette, mais je ne peux pas m'installer en Nouvelle-France...
– Pourquoi donc ?
Il sourit, un peu amer.
– Parce que je suis marqué de la tache originelle !
*****
Tandis qu'Angélique repliait lentement la lettre de Desgrez, Molines retira encore de son inépuisable sac une planchette percée, au coin droit, d'un trou dans lequel il enfonça un flacon d'encre. Il dévissa le bouchon et posa cette écritoire portative sur ses genoux. D'autre part, dans un plumier de bois il avait pris une plume d'oie soigneusement taillée. Il la plongea dans l'encre et la tint en l'air, prêt à écrire.
– Oublions la tache originelle, fit-il. Pour lors, je suis au Canada, loin de tout contrôle et bardé de sauf-conduits signés du Roi lui-même qui me rendent intouchable et qui contraignent les plus élevés de ces fonctionnaires papistes à s'incliner devant ma sombre dégaine de parpaillot. Et vous, vous êtes la toute-puissante bien-aimée d'un souverain qui a appris à se faire obéir. Profitons-en, Madame.
Il eut un sourire patelin, qu'il affichait lorsqu'il méditait un mauvais tour à exécuter sous le couvert des lois, lesquelles se verraient contraintes de l'entériner.
– ... Les libéralités de Sa Majesté demeurent en vigueur jusqu'à nouvel ordre. Et cet ordre n'est pas près de nous rejoindre. Nommez-moi vos ennemis, Madame. Dans quelques heures ils peuvent être suspendus de leurs fonctions, arrêtés, jetés en prison...
Angélique se sentit prise au dépourvu.
Quelques semaines auparavant elle eût peut-être nommé Saint-Edme et Bessart, afin qu'ils soient mis hors d'état de nuire, et renvoyés en France sous surveillance, avec demande d'incarcération à l'arrivée, mais ils étaient morts et elle devinait que Vivonne, sous son faux nom, méditait de négocier son retour à la Cour dans le sillage de leur protection. Garreau d'Entremont ? C'était un bon policier honnête. Il refermerait son dossier Varange.
Bérengère-Aimée de La Vaudière et son tatillon de mari ? Avait-elle vraiment à se venger d'eux ?
Le jésuite, qui leur avait déclaré la guerre, avait disparu au fond des forêts et sa conspiration pour leur nuire à Québec avait fait long feu.
« Québec ! Chère petite ville. Toi qui me resteras afin que je puisse venir y respirer l'air de France... »
Angélique secoua la tête.
– Je n'ai personne à vous nommer, Molines, ici nous n'avons que des amis...
Chapitre 96
– Bien ! fit Molines avec regret.
Il referma son plumier, son encrier et jusqu'à son grand sac en tapisserie une fois qu'il y eut remis ces divers objets. Puis il entreprit de fouiller dans les poches de son gilet et de son habit.
– Ah ! Voici ! Encore un message ! Je ne sais s'il vous concerne.
Il lui présentait un morceau de papier froissé et sali.
– À l'heure où sur les quais de Honfleur je m'apprêtais à monter à bord de mon navire, un pauvre hère toucha mon bras et me dit : « Je sais où vous allez, grand-père. Quand vous la verrez, remettez ce message à la Marquise des Anges. » Sur l'instant je crus aux importunités d'un ivrogne ou d'un mendiant. Mais ce vocable de Marquise et le mot « ange », je ne sais pourquoi, me firent penser qu'il y avait peut-être corrélation avec votre personne. Votre vie a été si mystérieuse et je ne peux me vanter d'en connaître tous les détours.
– Vous avez bien fait.
Angélique tendit la main et prit le billet. L'écriture lui était inconnue. Il n'y avait pas de signature. Elle lut.
Sous le pont Notre-Dame,
La Seine coule verte et murmurante.
Elle t'attirait en ce matin,
Tu y voyais briller des fleurs et des jardins.
Tu oubliais, à sa lumière,
Combien noire et malodorante
Est la vase des rivières
Et pour finir tes misères
Tu rêvais de ce lit-là
Je vins et te pris dans mes bras
Mais souviens-toi
Et connais-toi
Car pour t'épargner ce lit-là
Je ne serai pas toujours là.
C'était dans le style des chansons que le Poète Crotté composait à « vingt la douzaine » et que le père Hurlurot et la mère Hurlurette braillaient au coin des rues, en pleurant et en s'accompagnant d'un violon.
Si elle n'avait pas su que le poète des bas-fonds de Paris était mort depuis longtemps, bel et bien mort et pendu, elle aurait certifié que cet écrit émanait de lui. Mais si ce n'était lui, c'était à coup sûr d'un frangin de la Cour des Miracles, quelqu'un qui pouvait connaître à la fois son surnom de Marquise des Anges et savoir ce que Molines allait faire au Canada.
Le nom du scripteur était caché derrière le souvenir évoqué, seulement connu d'elle et de lui. Qui pouvait être ce « lui » ? Qui était venu et l'avait prise dans ses bras... pour lui faire oublier... les misères... qui lui donnaient envie de mourir et se laisser aller au fil de la Seine « verte et murmurante... » Sur le pont Notre-Dame... Un pont que l'on traversait par une ruelle étroite, entre deux rangées de maisons à pignon. Qui donc habitait sur le pont Notre-Dame ?
Le nom surgit dans un éclair, avec le souvenir : DESGREZ.
Un jour de la fenêtre de sa chambre, elle avait regardé la Seine, en rêvant de mourir. Et il était venu. Et à sa façon, il lui avait redonné goût à la vie, ce policier du diable.
Elle sourit.
Dans la lettre officielle signée de sa main et qui pouvait être interceptée par des espions, il n'avait exprimé que des lieux communs. Ces phrases anodines ne l'engageaient à rien, elles montraient simplement qu'il connaissait Madame de Peyrac. Mais ce billet-là anonyme c'était le clin d'œil de l'ami.
Mais aussi un avertissement. Et la preuve qu'il ne se déplaçait que dans un réseau de méfiance et de pièges, qui l'obligeait aux combinaisons les plus hasardeuses afin de l'atteindre et de lui faire entendre son avis.
Or, son avis c'était... qu'il y avait danger pour elle à revenir.
Dans l'autre lettre, il s'empressait, se félicitait que Madame de Peyrac fût bientôt de retour.
Dans ce billet, il lui rappelait qu'elle pourrait bien finir ses jours dans la Seine... Façon de dire que sa vie était menacée.
Cependant il comprenait sa tentation.
« Tu y voyais briller des fleurs et des jardins... Et tu oubliais... combien noire et malodorante... Est la vase des rivières... »
Un avertissement ! À elle d'en tenir compte. Elle pouvait revenir, mais à ses risques et périls.
Il ne lui disait pas : « Méfie-toi ! » Mais « Connais-toi ! »
Il voulait dire :
« Si tu es de force, si peu t'importe de replonger dans les noires et glaciales vilenies. Si ton armure est aujourd'hui d'un métal si bien trempé qu'aucun des coups qu'on te portera ne pourra plus t'atteindre, ni te pousser au désespoir et au dégoût, comme en ce jour-là où tu étais prête à te jeter dans la Seine pour en finir avec la vie. Si, au sein des jardins et des fleurs qui cachent tant d'intrigues et de dangers, tu te sens faite pour vivre la gloire qui t'attend, n'ayant rien d'autre à perdre que ta vie et prête à cela pour te trouver au sommet dans le rayonnement du Roi, alors reviens ! Mais sache que tu seras seule, car, moi, Desgrez, je ne serai pas toujours là... »
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