« C'est bien fini. Je ne toucherai plus à un grimoire de magie. Je ne veux plus que me livrer à l'étude des livres anciens. »

Évoquant cette nuit-là, où il semblait décidément s'être passé bien des choses, il lui avait appris qu'on lui avait apporté une boîte d'hosties pour qu'il se livrât sur elles à des manipulations diaboliques. À coup sûr, les prières de la Mère Madeleine avaient été entendues et agréées par le ciel.

– Il est converti, je peux vous en assurer, Monseigneur.

L'Évêque parut ému. C'était, en effet, une heureuse nouvelle. Restait à trouver l'autre criminel : le comte de Varange. Le Lieutenant de Police se persuadait qu'il avait été assassiné.

– ... S'il en est ainsi, Monseigneur, ne pourrait-on penser que le bras qui l'a abattu peut être considéré comme le bras justicier ?

L'Évêque eut un nouveau soupir et se tut. Il la considérait d'un air songeur. Dans son œil gris, dont la paupière tombante atténuait l'éclat inquisiteur, elle pouvait lire qu'il se demandait par quels hasards – puisqu'il s'agissait de hasards – cette femme mondaine, bienveillante, qui ne s'était fait que des amis, et dont son exorciste lui avait garanti la parfaite disculpation quant aux accusations de démonologie portées contre elle, se retrouvait mêlée à toutes les affaires un peu troubles, suspectes ou franchement inquiétantes qui lui avaient été soumises au cours de l'hiver ?

Angélique avait l'intuition qu'il ne l'avait pas fait venir pour lui poser uniquement des questions à propos de ses visites chez le Bougre Rouge ou à l'auberge du Navire de France. Il regarda vers la fenêtre. Les zébrures blanches de la neige passaient sur l'écran noir de la nuit.

– L'hiver est encore rude ! dit-il. Mais n'oublions pas, avril n'est pas loin et avec l'approche de ce mois nous pouvons entrevoir la fin de nos misères...

Il y eut un silence. Mgr de Laval ouvrit la bouche, hésita, puis changea de sujet.

– On m'a dit que vous aviez pris pour dévotion le Père Éternel.

Elle acquiesça.

L'Évêque se leva pour aller chercher des gravures du Père Éternel dans sa bibliothèque. Angélique regardait par la fenêtre si la neige se calmait, mais les giclées blanches continuaient à passer sur l'écran noir de la nuit. Il y eut un choc contre le carreau. Un gros pigeon venait de s'abattre là, dans l'angle du carreau. Comme la colombe de l'Arche, ne trouvant rien sur la Terre désolée, il se réfugiait auprès des hommes. Il survivait grâce à la ville et ses milles abris, ses déchets de nourriture... Ses paupières à la membrane blanche clignotaient vite sur son petit œil rouge. Sans effroi, il la fixait d'un air familier et entendu.

– Il loge là, dit l'Évêque. C'est son nid. Par les plus fortes tourmentes, je le vois, blotti, satisfait. Le petit rebord de pierre, à peine plus large que ses deux pattes, représente pour lui la sécurité et il semble en remercier Dieu. Quelle leçon pour nous qui sommes si exigeants et si préoccupés de nos aises !

Comme si leur sympathie commune pour le pigeon l'avait encouragé, l'Évêque se décida :

– Veuillez vous rasseoir quelques instants encore, Madame, j'ai une communication importante et secrète à vous faire vous concernant, vous et votre époux.

Chapitre 67


Il commença par lui parler du Père d'Orgeval, ce qui lui fit dresser l'oreille et lui parut de mauvais augure.

Attirant à lui un sous-main de cuir qu'elle avait remarqué sur la table, il l'ouvrit. Il contenait trois missives qu'il prit une à une à mesure qu'il en nommait les auteurs.

Auparavant l'Évêque crut bon de rappeler que le Père d'Orgeval était fort bien en cour auprès du Roi. Il avait été reçu plusieurs fois par celui-ci et avait su retenir l'attention du souverain.

– J'ai là quelques extraits du rapport qu'il lui adressa. Il s'était efforcé d'intéresser le Roi à l'énorme réservoir de guerriers au service de la France que représentaient les Sauvages.

Il écrivait.

... Les Abénakis sont ennemis des Anglais pour des questions de religion. Rien n'est plus édifiant que leur piété lorsqu'ils marchent à l'ennemi...

Mais quelques lignes plus loin, il exposait son point de vue et pour quelle raison salvatrice il fallait entraîner les Abénakis à la guerre.

... Nous n'en ferons jamais des chrétiens. Même chez les baptisés, le sentiment religieux continue à s'entrelacer avec leurs superstitions grossières et les laissent aux mains de leurs sorciers.

... J'ai donc prêché que le salut éternel ne pouvait être obtenu que par la destruction des hérétiques et voilà un exercice de piété qui leur paraît clair et facile à exécuter. Ils se sont ralliés par milliers autour de mon étendard sur lequel j'ai fait broder cinq croix entourées de quatre arcs et flèches...

La lettre de Colbert, Ministre du Commerce et de la Marine, que l'Évêque avait également dans son dossier notait l'appréciation du Roi.

... Prêtre de mérite, le R.P. d'Orgeval nous a paru remarquable car seul excellant à rallumer la guerre contre les Anglais avec lesquels Nous avons signé la paix, ce qui Nous empêche de continuer à les affaiblir et à rabattre leur superbe ouvertement. Mais transposer la lutte dans les forêts du Nouveau Monde n'est point malhabile. Le Père d'Orgeval doit continuer à empêcher toute entente possible avec les Anglais... Il ne marchandera pas son aide...

À quoi le ministre avait répondu en soulignant qu'il avait bien compris les intentions de son souverain.

Vous m'avez recommandé particulièrement de réveiller l'hostilité des Sauvages pour les Anglais, de harasser les colons anglais et, si possible, de les pousser à abandonner le pays ainsi qu'à renoncer à venir le peupler...

Le Roi n'avait pas manqué d'entendre un langage qui lui convenait si bien.

– De quand date ce courrier ?

– Il nous est parvenu voici près de deux ans. Le Père d'Orgeval revenait dans le même temps et reprenait la tête des missions d'Acadie.

– Je ne m'étonne plus que nous ayons trouvé dès notre arrivée une campagne de guerre organisée et... je comprends mieux combien notre venue à Katarunk, à Gouldsboro a dû paraître à l'organisateur un obstacle fâcheux et..., aussi, je mesure le sens d'équité et... le courage dont tous les officiels de Nouvelle-France et vous-même, Monseigneur, aviez fait montre en répondant à nos propositions de paix.

– Le Grand Conseil de Québec doit, s'il veut bien remplir son rôle, être capable d'une certaine indépendance. Nous sommes isolés neuf mois sur douze.

– J'ai le sentiment d'avoir méconnu combien votre lutte avec le Père d'Orgeval a dû être âpre et délicate.

– Elle le fut... et elle n'est pas finie encore. Elle entre dans une nouvelle phase, bien que celui qui la dirige ait été contraint de quitter le champ du combat. Mais il a laissé des traces et préparé un piège...

L'Évêque remit dans le tiroir de son secrétaire le dossier contenant les lettres explosives, frappées au cachet royal.

– Voici : sur le point de quitter Québec, au moment de votre arrivée, le Père d'Orgeval m'a demandé audience. Il fut bref. Il partait, me dit-il. Il ne discutait pas sa défaite : « Vous avez fait votre choix, Monseigneur, vous et les édiles de Québec. »

« Il s'effaçait devant celui qui avait ruiné son œuvre en Acadie, le comte de Peyrac, que nous nous apprêtions à recevoir ainsi que devant cette femme qu'il avait, en vain, combattue. Nous avions tous succombé à un mal dont nous nous repentirions un jour. Il nous laissait six mois... disons avril, précisa-t-il avec un sourire froid, pour que nos oreilles et nos yeux s'ouvrent et que nous connaissions la véritable nature de ceux que nous accueillions en ce jour. Si, de nous-mêmes, continuait l'Évêque qui ne paraissait pas s'être laissé très impressionner par ces menaces proférées par le jésuite, nous ne nous étions pas alors repentis de vous avoir ouvert nos portes à vous, Madame, et à votre mari, nous serions amenés à le faire. Il avait rassemblé des documents accablants vous concernant. « En avril, conclut-il. Le temps de la réflexion. Et ils vous seront remis à vous, Monseigneur, car vous êtes la conscience de l’Église de la Nouvelle-France. Vous y trouverez soit une preuve pour soutenir l'opinion que vous vous serez faite sur les dangers de traiter avec ces gens de Gouldsboro, soit la force d'aider vos ouailles, plus faibles à comprendre qu'elles se sont laissé abuser et entraîner dans une voie désastreuse. » Avril... Nous n'y sommes pas encore, mais l'échéance approche. C'est pourquoi j'ai voulu vous rencontrer, Madame, et vous mettre au courant.

– Qui doit vous remettre ces papiers compromettants ?

– Je l'ignore... Mais ce que je vous affirme c'est que je n'en veux pas. Ni les voir ni les recevoir... Comprenez-vous ?

– Le Père d'Orgeval n'a-t-il fait aucune allusion à la nature de ces... dénonciations ?

L'Évêque secoua la tête.

– Il semblait seulement assuré qu'il me serait difficile après en avoir pris connaissance de vous conserver mon soutien.

Angélique pensait à la réflexion de Ville d'Avray à propos de « l'espion du Roi ». Il était plausible qu'un inconnu, dans la ville, attendît son heure pour se rendre chez l'Évêque et lui remettre ces rapports « accablants » dont le prélat ne voulait pas.

– Pourquoi n'avoir pas convoqué, de préférence, mon mari ?

– Pour soulever moins de curiosité. Il m'arrive de recevoir plus fréquemment ces dames de la Sainte-Famille, que Monsieur de Frontenac par exemple, ou Monsieur l'Intendant, car tout de suite l'on se demande quelle révolution de palais se prépare. Et puis, je voulais faire justice, avant de vous parler, de ces quelques histoires douteuses à votre sujet... Nous nous sommes expliqués. Vous voici donc avertie et Monsieur de Peyrac le sera par vous. Mais puis-je vous recommander la plus grande prudence, la plus grande discrétion.

– Que faire ? l'interrogea-t-elle avec angoisse.

– Je l'ignore. Pour ma part et après réflexion, je vous avoue que je ne saurais sur qui porter mes soupçons et ne veux pas m'entretenir de cela avec mes collaborateurs, car il est préférable qu'aucun bruit ne circule, je n'ai donc pu récolter leur avis. Je ne puis faire plus. Je vous ai parlé. Une femme observatrice, attentive à des nuances, peut avoir quelques idées... et aussi, pour l'avoir observé dans ses entreprises, je crois Monsieur de Peyrac fort habile à assurer lui-même sa protection.

Ce ne pouvait être plus clair.

« Trouvez ce complice du Père d'Orgeval », semblait dire l'Évêque... « Mettez-le hors d'état de nuire... »

Angélique se leva et après avoir rassemblé son manteau sur ses épaules baisa l'anneau de l'Évêque.

– Je suis touchée, Monseigneur, et mon époux, soyez-en assuré, partagera ma reconnaissance, que vous cherchiez à nous éviter de nouvelles avanies.

– Elles ne pourraient être qu'inutiles pour tout le monde et détruire ce fragile équilibre de paix que nous avons difficilement créé et réussi à maintenir quelques mois.

– Dois-je comprendre, Monseigneur, que nous avons répondu à la bonté de votre accueil par une attitude qui ne vous a pas déçu et que vous vous réjouissez de notre présence parmi vous ?

Il envisagea sa beauté de femme qui semblait s'ignorer et n'en avait que plus de pouvoir. Elle était différente. C'était indéniable. Il ne pouvait s'empêcher de penser que grâce à elle l'hiver avait été moins gris, la joie des cœurs plus chaude. Il répondit avec un demi-sourire.

– Pour un hiver... oui !

La loyauté et la franchise de l'Évêque lui avaient fait plaisir. Il ne boudait pas son sentiment et sa raison qui lui faisaient trouver agréments et bienfaits en la présence du comte et de la comtesse de Peyrac. Il ne cachait pas non plus qu'il ne les considérait pas l'un et l'autre comme de tout repos, mais... « Pour un hiver... oui ! »

L'été revenu, ils partiraient.

Vers quel horizon ? Cela importait peu. L'Évêque souhaitait que la séparation se fasse dans la paix et accompagnée de projets positifs d'alliance. Pour lors, il n'était pas du tout disposé à voir surgir de nouveaux éléments de discorde.

Il fallait lui rendre le service de subtiliser à temps les pièces de ce dossier, mais malgré la confiance qu'il semblait avoir dans l'habileté de Peyrac à découvrir qui les possédait, c'était un peu rechercher « une aiguille dans une botte de foin ».

Avant d'en parler à son mari, Angélique songea au Bougre Rouge.

« Il est voyant et tellement savant. Et il connaît tout de la ville et de ses mystères. »