Chapitre 99
Peu d'instants plus tard, un pas vif fit sonner le dallage du vestibule. D'alertes jambes escaladèrent les marches de l'escalier, et la porte ouverte dans un élan, sur le seuil apparut Florimond.
– Vous m'avez fait demander, mon père ?
Joffrey de Peyrac lui sourit. Il marcha au-devant de son fils et se tint devant lui, examinant la physionomie franche et hardie du jeune homme qui, au cours des dernières années, l'avait assisté dans ses travaux et ses expéditions.
– Mon fils, voici que le Roi de France nous a rendu nos titres, terres et fortune. Je ne dirai pas la gloire, car notre gloire nous l'avons gagnée sur les routes du monde. Quant aux honneurs... Vous avouerai-je que les honneurs et les emplois qui m'attendent à Versailles ne me semblent guère convenir à un gentilhomme d'aventure, accoutumé à ne devoir qu'à lui-même sa fortune et à ne pas se connaître de maître. C'est l'homme que je suis devenu... La réussite de travaux de mon goût compense pour moi les plus flatteuses manifestations de déférence. J'aime tenir mon renom de ma valeur et non pas le devoir à la valeur de celui qui me protège. En revanche, je gage que le zèle et l'ardeur d'une vie commençante s'accommoderaient fort bien des mêmes honneurs et charges. La souplesse sied à la jeunesse lorsque celle-ci a l'intelligence de reconnaître qu'elle a tout à apprendre. Vous êtes mon héritier. Vous avez prouvé à maintes occasions votre vaillance. L'expérience vous a permis d'acquérir cette sagesse à laquelle je faisais allusion, savoir se taire à bon escient et parler de même.
« Point n'est besoin d'attendre ma mort pour que vous jouissiez de votre héritage et que vous receviez la responsabilité du titre et du fief. Il suffit que je m'en démette volontairement entre vos mains. Ce que j'ai fait, dans les pages ci-présentes, abdiquant en votre faveur pour tout ce que je possède en France. Vous êtes bien plus habilité que moi-même, aujourd'hui, pour remplir auprès du Roi les charges qui incombent à un grand du royaume. Vous vous embarquerez par l'un des prochains navires qui mettront à la voile. Monsieur de Saint-Castine, qui regagne la France pour lui aussi recueillir un héritage dans le Béarn, vous servira de mentor. Demandez à votre frère Cantor de vous accompagner, au moins pour la première année. Vous vous aiderez mutuellement. Choisissez aussi quelques compagnons parmi les jeunes gens de votre entourage afin de composer votre maison. J'ai en France des amis aussi fidèles que secrets, financiers, négociants, qui, alertés, mettront dès votre arrivée à votre disposition carrosses, chevaux, domestiques et bourse bien garnie.
« Vous allez mener joyeuse vie, Monsieur. Mais tout d'abord il vous faudra, au grand galop, vous présenter à Versailles pour rendre hommage au Roi.
Et devant le visage stupéfait de Florimond, il rit.
– Il est temps que vous viviez ce pourquoi vous êtes né, jeune seigneur ! Votre apprentissage fut rude, mais vous n'avez pas regimbé à forger vos armes au feu de l'adversité. Vous avez sondé le cœur cruel des hommes et, par le fruit de l'expérience, vous avez acquis une foi justifiée dans la réussite de vos desseins et une prudence qui vous évitera d'en concevoir d'insensés, de chimériques ou de mauvais.
« Je me réjouis de pouvoir nantir votre jeunesse des moyens qui permettront à vos forces neuves de donner toute leur mesure. Votre haut rang et votre richesse ajouteront au crédit que vous attire votre bonne mine. Les papillons seront nombreux à venir s'ébattre autour d'une si belle flamme. Vous apprendrez à y choisir vos amis et vos amours. Car je me réjouis aussi de mettre à la disposition de votre jeunesse la liberté de jouir des beautés et des plaisirs de la vie. Plaisirs dont vous êtes seul à savoir lesquels vous conviennent et vous enchantent de préférence. Plaisirs des sens ? De l'esprit ? De l'activité bénéfique ?
« Inutile de vous rappeler que vous ne devez user qu'avec circonspection du plaisir des « beaux duels » et ne consacrer au jeu que ce que la mode de la Cour exige... Car, ne vous leurrez pas, jeune homme, vos responsabilités seront lourdes. La restauration de vos domaines, le renouveau du Languedoc, le rôle d'ambassadeur du Nouveau Monde que vous ne cesserez jamais de tenir afin que les efforts que nous poursuivons ici au Canada comme sur nos territoires ne soient pas à la merci d'une politique indifférente. Et enfin la tâche la plus délicate et difficile, mais qui assoira votre réputation là où il faut qu'elle se fasse connaître et qu'elle s'élève : redonner de la gaieté à cette Cour dont le Roi encore jeune se laisse assombrir par le poids de l'étiquette et les remontrances de ses jésuites. Je me suis informé. Monsieur de Saint-Aignan a fait son temps comme Maître des Plaisirs du Roi. Veillez, dès que vous toucherez terre, à briguer cette charge. N'hésitez pas à intriguer et à distribuer l'or à pleines mains pour l'acquérir car vous avez toutes les qualités pour y exceller. Vous y brillerez tant et si bien que le Roi, qui a souci de ses amusements et de la beauté des divertissements qu'il offre à ses courtisans, ne pourra plus se passer de vous. Vous vivrez à la Cour. C'est là le champ de bataille de vos premiers combats...
« Mais nous discuterons à loisir de ces détails et de vos projets. Voici les parchemins qui vous font comte de Peyrac de Morrens d'Irristru et d'autres lieux. Dès demain, par l'office de Monsieur le Gouverneur qui représente Sa Majesté, ces décisions seront entérinées et vous entrerez légalement en possession de vos titres.
Le discours de Peyrac que le comte avait développé avec intention avait permis à l'adolescent de se ressaisir, puis de prendre conscience de ce que lui annonçait son père et peu à peu de tout le changement de vie qui allait en découler pour lui. Il frémissait comme un navire dont le vent va gonfler les voiles et qui tire sur son ancre. Il comprenait qu'il allait rentrer au royaume de France, jeune gentilhomme plein de gloire, qu'il allait retrouver la Cour dont il connaissait les rouages et les ressources et dont l'existence brillante lui plaisait et qu'il allait pouvoir s'avancer parmi ses pairs sans craindre le mépris et le doute.
La joie illuminait ses traits.
Il mit un genou en terre pour prendre le parchemin qu'on lui tendait et il dit avec ferveur :
– Merci, mon père ! Vous me donnez la vie une seconde fois. Je ne décevrai pas vos espérances.
Puis comme il se relevait, son regard se dirigea vers sa mère. Il lui sourit avec cette spontanéité enfantine qui est encore celle des très jeunes gens pour qui le visage de la mère reste nimbé d'une lumière à jamais différente. Mais presque aussitôt il s'assombrit et son expression radieuse fut remplacée par une autre plus réfléchie et grave.
Après avoir reposé les documents sur la table et médité un peu, il revint vers le comte.
– Parlons franc ! Vous me donnez la vie, mon père. Mais peut-être aussi m'envoyez-vous à la mort. Le Roi que nous servons est un roi intraitable. Or, ce n'est pas moi qu'il attend. Il peut, s'apprêtant à voir venir vers lui le comte et la comtesse de Peyrac, s'estimer grugé par la substitution et se dédire de ses promesses.
– Il ne se dédira pas, affirma Peyrac. Il ne se dédira pas et surtout envers vous, un nouveau féal. Ce qu'il serait peut-être prêt à reprendre à moi, au moindre sujet de mécontentement que je lui donnerais, à vous vassal docile et subjugué, il le laissera. Le Roi ne me revoyait pas avec plaisir. Je lui rappelais des gestes d'autorité excessive dont il se garderait aujourd'hui, si c'était à recommencer. Il n'éprouve plus le besoin de se comporter comme il le fit au début de son règne, alors qu'il se sentait faible et qu'il craignait la puissance des grands. Or, l'on n'aime jamais à voir surgir le fantôme de ce qui vous apparaît avec le recul du temps et l'aplanissement des embûches, comme une erreur ou une injustice qu'on a commise, voire une mauvaise action. Le nouveau comte de Peyrac lui permettra d'être en accord avec sa générosité.
– Et s'il me faisait arrêter ?
Florimond se voyait déjà à la Bastille.
– Non, le rassura Peyrac, le Roi ne peut plus se permettre de ces impulsivités. Un peuple entier le regarde... Que crains-tu, coureur de bois ? Tu te feras annoncer, tu t'avanceras au milieu de la Cour, beau et magnifique, suivi de ton frère et des jeunes gens de ta maison, tous magnifiquement vêtus et l'épée au côté et de quelques-uns des gentilshommes cadets de famille dont tu te seras assuré les services et qui porteront les couleurs de ta livrée. Sur ton passage un murmure d'admiration et de flatteries s'élèvera et tu ne seras pas arrivé devant Sa Majesté que déjà la plupart des personnes présentes se féliciteront de ta venue à la Cour. Tu t'inclineras devant le Roi, et tu lui remettras cette missive qui lui porte ma réponse. En voici à peu près la teneur dans une forme brève :
Sire, pénétré des effets de votre bonté, j'ai cru ne pouvoir faire mieux pour vous prouver ma reconnaissance que de vous envoyer mon fils. En lui je vous envoie la jeunesse, Sire, en place d'un homme qui jadis aurait volontiers dépensé ses forces à votre service, mais qui fut contraint de les disperser sur les chemins de l'adversité en des tâches qui le rendent peu apte aujourd'hui à remplir près de votre généreuse Majesté les devoirs d'un homme de Cour. En revanche, un sang neuf coule dans les veines du comte Florimond de Peyrac. Celui-ci a déjà appris en votre Cour à connaître, aimer et admirer son souverain. Il se considère comme le plus humble et le plus redevable de vos sujets et vous aurez en lui à vos côtés un gentilhomme de bonne race, soucieux de vous plaire, heureux de vivre dans votre rayonnement et propre à vous servir avec dévouement, habileté et promptitude...
– Le Roi sera-t-il dupe ?
– Le Roi n'est jamais dupe... Mais... Il est diplomate. Je garde ici, en Amérique, la possibilité de devenir un ennemi pour la Nouvelle-France, si l'on me considère comme tel, moi ou mes fils. Alors que dans le cas contraire je mets entre ses mains, par les tiennes, une province docile, le Languedoc, à son service une aide financière dans l'Ancien ou dans le Nouveau Monde. Il ne dira rien... Il reconnaîtra le geste... et pèsera l'avantage qu'il peut en retirer en tant que roi de France. À ta vue, il aura tôt fait de savoir qu'il préfère ce comte de Peyrac à l'autre.
– Soit ! concéda Florimond, je veux bien admettre que le Roi, le premier mouvement de surprise passé et ayant pris connaissance de votre lettre, se satisfera et même se réjouira de me trouver devant lui à votre place. En effet, le Roi ne m'inspire point de crainte. Lui et moi nous avons des souvenirs communs. Je fus page à sa Cour. Que de fêtes où je me trouvais à ses côtés, à le servir parfois presque uniquement, n'hésitant pas à lui jeter une réflexion qui l'amusait, car il aime être distrait et il apprécie la hardiesse des plus jeunes pages si elle s'allie au respect et à la célérité dans le service. Au camp de Tabaux, sous Dole, je fus son échanson et il l'avait souhaité et demandé expressément. Sa mémoire est surprenante. Il me reconnaîtra et je ne doute pas qu'il en soit touché. Pour moi d'abord car il est attaché à ceux qui gravitent autour de lui et il remarque jusqu'aux plus humbles de ceux qui le servent avec goût. Mais aussi il en sera touché parce qu'il sait de qui je suis le fils.
Florimond soupira profondément. Il se tourna de nouveau vers Angélique.
– ... Je n'étais qu'un enfant mais je savais bien vers qui se dirigeaient les regards du Roi. Et je ne crois pas me tromper en affirmant que c'est vous surtout, ma mère, qu'il a souhaité revoir. Et ne voyant pas venir celle qu'il attend, sa colère ne risque-t-elle pas d'être à la mesure de sa déception ?
– Sa colère n'éclatera pas devant la Cour, dit le comte. Ce n'est pas dans les façons du Roi. Or tu seras à genoux devant lui pour « l'aveu » et « l'hommage ». On ne frappe pas un homme à genoux. Tu prononceras ton serment de vassalité. Il recevra tes mains dans les siennes. Il te recevra toi, Florimond, comte de Peyrac. Et lorsqu'il t'aura reçu, tu pourras te relever. Le Roi est noble. Il aime le courage.
« Alors tu ne craindras pas de le regarder dans les yeux, si terrible que soit l'éclair que tu y découvriras, tu le regarderas sans insolence mais droit, avec franchise, avec intérêt pour sa personne et avec amitié, et non pas comme un monarque tout-puissant dont tu redoutes la colère, mais comme l'homme qu'il sera à cet instant, violemment ému d'une déception qu'il ne peut manifester aux mille yeux qui le guettent...
La voix de Peyrac baissait afin de ne se faire entendre que de son fils.
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